DOM MARMION, TÉMOIN ET INSTRUMENT DE LA GRÂCE



Publié le 26/06/2024 sur internet
Publié dans le N°677 de la publication papier du Courrier de Rome



L’abbaye de Maredsous a publié en 2008 l’intégrale de la correspondance de Dom Columba Marmion répertoriée à ce jour . On y découvre un moine fait de chair et d’os, avec ses certitudes et ses doutes, inséré dans l’histoire du monde et de l’Église de son temps, touràtour primesautier et grave, spirituel et terre à terre, irlandais et belge.
Au détour des lettres et des billets, on croise des personnages connus comme Kant, Loisy, Dom Lambert Beauduin et saint Pie X, on assiste à des événements politiques majeurs tels que la séparation de l’Église et de l’État en France, la Première guerre mondiale et l’insurrection irlandaise d’après-guerre, on pénètre dans l’âme d’un moine et d’un contemplatif soucieux d’enseigner les principes de la vie spirituelle et de la vie religieuse.
Or, sans l’avoir recherché, Dom Marmion va se trouver mêlé à la conversion des communautés bénédictines anglicanes de Caldey et de Milford Haven.En effet, dans sa lettre de rupture avec l’évêque d’Oxford et avec l’anglicanisme, Dom Ælred Carlyle disait son intention d’« inviter Dom Bede Camm, O.S.B., qui n’a pas la moindre idée de ce qui se passe, à venir à Caldey pour nous prodiguer son aide et ses conseils. Je le fais parce que Dom Bede Camm est un converti lui-même et un bénédictin, mais je ne l’ai jamais rencontré ».
Moine de Maredsous résidant à l’abbaye d’Erdington, Dom Camm reçoit séance tenante l’autorisation de Dom Marmion pour se rendre à Caldey. Arrivé sur place le 25 février 1913, Dom Camm est rejoint le 3 mars par son Père Abbé qui rendra compte à ses correspondants de son action en faveur de Caldey et de ses moines.

1. Premières impressions

A peine installé, Dom Marmionenvoie ses premières impressions au prieur de Maredsous :
« Je viens d’arriver ici et je suis ébloui. L’Abbé et tous ses moines sont charmants. Demain, l’évêque du diocèse (Monseigneur Mostyn) arrive. Ils seront tous baptisés, réconciliés avec l’Église et confirmés. […] J’ai été reçu par l’Abbé et sa communauté comme si j’étais un ange du ciel. Ils sont tous unanimes dans leur foi, et dans leur désir d’être réconciliés avec Rome. L’abbaye est superbe. L’Abbé a reçu un leg de 50.000 livres sterling (1.250.000 frs) et comme il a beaucoup de goût, l’abbaye (qui est en construction) est d’une beauté ravissante. Leur chœur est si dévotieux et les autels, les vitraux et les croix etc, d’un goût cossu et parfait. Ils ont tous l’air si heureux et ont si bonne santé malgré l’abstinence continuelle et le lever à 2 heures du matin . »
Il poursuit son récit le lendemain sur la même feuille de papier :
« Le Père Bede est infatigable et personne n’aurait si bien fait que lui. Il les instruit et les prépare pour la grande cérémonie de demain. Il les a tous gagnés et ils le demandent à grands cris comme maître des novices. Il a fait écrire par chacun une petite autobiographie avec ses motifs pour désirer la conversion etc. Je les ai lues et je suis émerveillé du travail de la grâce dans ces âmes, de leur parfaite souplesse et de leur ferveur. Ils ont le bréviaire monastique. Ils chantent tout l’office très bien. Ils ont beaucoup de travail manuel et artistique (il y a des architectes, ingénieurs, etc. parmi eux) mais ne veulent pas de ministère, excepté pour leurs hôtes et pour les habitants de l’île qui sont tous employés du monastère et deviendront tous probablement catholiques. Comme les Franciscains à Louvain, ils ont une catégorie de solitaires qui travaillent avec la communauté et vont au chœur etc., mais ne parlent jamaisexcepté à l’Abbé. Ils ont 4 heures d’oraison, sont vraiment des âmes d’élite (Il y en a 4 seulement). L’Abbé est un homme remarquable, homme d’affaire et de gouvernement, mais aussi homme intérieur et plein de bon esprit. Il a déposé sa croix et son anneau. Il m’a pris pour père et a mis son âme entre mes mains. Il ne demande qu’une chose : connaîtreet faire la divine volonté. Demain, l’évêque, l’Abbé Butler de Downside et moi, nous allons étudier la situation et voir ce qu’on peut faire. LeSaint Père leur a envoyé une dépêche cordiale et paternelle ; toute l’Angleterre s’émeut. Des centaines de lettres, des articles de journaux protestants accablent l’Abbé. Il s’en moque. Il y aura beaucoup de conversions. Je viens de dire la Sainte Messe dans leur magnifique chœur (l’évêque a donné faculté pour bénir les ornements etc.) et je leur ai donné une conférence, texte Cantate Domino canticum novum, laus ejus in Ecclesia Sanctorum : “Chantez à Dieu un nouveau cantique, la louange de Dieu se chante dans l’Église des saints” . »

2. Réception dans l’Église et perspectives d’avenir

Passées les premières impressions, Dom Marmion décrit les étapes qui jalonneront la vie des convertis à court et à moyen termes :
« Dom Bede et moi nous avons travaillé à la préparation de toute la communauté au grand acte toute la journée du mardi. Chacun a écrit une petite autobiographie, avec les motifs personnels de sa conversion, etc. La grâce a été si forte et si abondante que nous les avons trouvés tous (à l’exception de 2) parfaitement disposés et préparés à leur abjuration. L’Abbé, qui a tout fait, est admirable d’humilité et d’abnégation. Il a déposé sa croix pectorale et tous les insignes de sa dignité et s’est mis entre mes mains comme un enfant. […]
« L’évêque et Dom Bede sont partis pour St. Bride Milford Haven où se trouvent les religieuses qui feront leur abjuration demain. J’y vais dimanche. Dom Butler et moi nous allons faire un rapport de toute l’affaire à Rome lors de notre arrivée. Il a proposé et l’évêque, l’Abbé et tous ont accepté avec acclamation, que moi je devrai prendre la chose en main pour le moment. Ils désirent que je laisse Dom Bede et Dom John ici pour un certain temps pour former les deux communautés et faire les affaires etc. (l’évêque n’a personne). Je ne puis refuser car si la communauté se dissout après sa conversion, ce serait un scandale énorme. Nous pensons que la communauté devrait rester autonome avec moi comme visiteur ad vitam, car ils représentent un idéal de vie contemplative qui diffère entièrement des trappistes et en même temps répond aux désirs de beaucoup . »
A divers correspondants, Dom Marmionfait part de son émerveillement face à l’œuvre de la grâce dans ces âmes :
« C’est merveilleux ! Toute une communauté si fervente. L’Abbé viendra à Maredsous pour faire son noviciat. C’est si reposant ici, loin du monde. L’Abbé est maître absolu de l’île, l’ayant achetée. […] Entre nous l’Abbé possède des propriétés qui ont une valeur de 85.000 Livres, 2.125.000 frs. Il a expliqué toute sa position à l’évêque et à moi, se mettant entre nos mains comme un enfant . »
« Je suis ici pour aider ces chères âmes à se donner à Dieu : 64 moines et moniales protestants admirables de ferveur et foi . »
« Ici, Dieu a été admirable : 64 Protestants moines et moniales se sont faits catholiques . »
« J’ai eu le bonheur de recevoir dans l’Église environ 64 moines et moniales Protestants anglais. Ils sont devenus oblats de Maredsous en attendant que le S. Père avise par rapport à leur avenir. Ils sont très fervents. Leur Abbé viendra faire son noviciat ici à Maredsous. Il a l’intention de m’accompagner à Rome pour recevoir la bénédiction du S. Père . »
3. Projet de voyage à Rome et sages conseils

Attendu à Rome pour l’élection dufutur Primat de la confédération bénédictine, Dom Marmion annonce à ses lecteurs qu’il fera route avec Dom Ælred Carlyle :
« Je serai à Rome pour le 1er mai accompagné de l’Abbé (converti) de Caldey qui désire avoir la bénédiction du S. Père . »
« Je serai à Rome (accompagné de l’Abbé converti de Caldey) vers le 1er mai . »
« Je compte arriver à Rome vers le 1er mai pour rencontrer les Abbés de Beuron avant les fêtes du Mont-Cassin. Le Révérendissime Abbé Ælred Carlyle - jadis Abbé Protestant de CaldeyIsland - m’accompagne . »
Ce faisant, il n’oublie pas Dom Camm qui, resté à Caldey, a besoin de seslumières et de ses encouragements :
« Il est impossible d’être en charge dans un monastère sans avoir des soucis et des anxiétés de temps en temps. C’est une partie de la dette que nous payons à Dieu pour sa protection et sa grâce. Des novices sont toujours tentés d’une façon ou d’une autre, mais surtout par des fausses suggestions du démon, sub specie boni. Le désir de devenir Chartreux, Trappiste, ou pis que cela est tout à fait classique comme tentation de novice. Veuillez leur dire de ma part que ce serait peu raisonnable, après la manière miraculeuse par laquelle Dieu les a conduits, de former les plans etc. Tout ce qu’ils ont à faire c’est de prier : “Guide-nous lumière d’amour ”, et d’attendre jusqu’à ce que Dieu manifeste sa volonté. Je suis convaincu qu’Ildésire qu’ils restent ensemble, et que ceux qui quittent se trouveront bientôt en panne, et cesseront de se sentir portés sur le sein de la grâce de Dieu. Si vous jugez utile, je viendrai pour quelques jours lors de mon retour de Rome, et leur dire ce que Rome attend, et ce qu’ils doivent faire . »
Pour faciliter l’intégrationde Caldey dans l’ordre bénédictin, Dom Marmion est ouvert àtoutes les solutions :
« Il paraît que Frère Ælred est sur le point de placer Caldey sous la surveillance de Dom Gasquet et du E.B.C. . Puisse-t-il en être ainsi. Dans ce cas, ce qu’il y aurait de mieux à faire pour vous serait de passer immédiatement à la E.B.C. Frère Ælred fera son noviciat à Belmont et Dom Jean nous reviendra. Je n’ai pas encore vu Dom Ælred ; il nous arrivera mardi . »

4. Visite ad limina et entrevue avec saint Pie X

En route vers Rome, Dom Marmion note les délicates attentions dont il fait l’objet de la part de Dom Ælred Carlyle :
« Le Père Abbé de Caldey est aux petits soins et veut tout payer pour moi . »
« A Lucerne, le Père Abbé de Caldey - bien connu - avait tout commandé d’avance. Nous sommes descendus à un magnifique hôtel, donnant sur le lac des 4 Cantons. Après un excellent repas et un bon repos, j’ai dit la Sainte Messe et à 9 heures nous sommes partis par un temps superbe. […] Après mille difficultés, j’ai trouvé [devant la gare de Rome] une voiture pour laquelle nous avons dû payer 18 frs. Elle nous a conduits d’abord à Saint-Pierre où j’ai célébré dans la crypte sur le corps de Saint Pierre et l’Abbé a communié ; c’était son grand désir en arrivant à Rome. Puis nous sommes allés à Saint-Anselme . »
Au terme du chapitre électif des bénédictins, Dom Marmion prévient le prieur de Maredsous qu’il devra rester encore quelques temps à Rome :
« Le Saint Père ne pourra pas recevoir les Abbés qui vont partir tout de suite, mais il a exprimé le désir de me voir avec l’Abbé de Caldey. Je dois donc attendre ici jusqu’à ce qu’il m’appelle. Je devrai aussi m’occuper des affaires de Caldey et de St Bride, ce qui me tiendra un certain temps à Rome . »
Dès le lendemain, il rend compte de son entrevue avec saint Pie X :
« J’ai eu la joie de voir le Saint Père ce matin. L’audience a commencé à 10h3/4 et a duré environ 20 minutes. Après nous avoir donné son pied et sa main à baiser, il commença à parler en latin de la grande faveur et grâce reçue par l’Abbé et les moines de Caldey.
« Je fis remarquer que cette conversion simultanée était due à leur formation liturgique. Le Saint Père dit qu’il en était bien ainsi, mais ajoute que c’était miraculeux. J’expliquai alors au Saint Père que Frère Ælred allait venir à Maredsous pour son noviciat et qu’après sa profession, nous proposions qu’il soit ordonné dès que je saurai et trouverai qu’il est apte. La Saint Père ajouté alors (répétant la même chose plusieurs fois avec insistance) : Nous accordons les plus larges facultés et toutes, toutes les dispenses afin qu’il puisse être ordonné aussitôt après son noviciat, et non seulement pour lui, mais aussi pour ceux de Caldey “car ils n’ont pas besoin d’être très savants pour glorifier Dieu”. Il bénit alors Frère Ælred et sa Communauté et promit de prier pour lui ; et tout ceci avec la plus grande gentillesse et tendresse aimante, et spontanéité … »

5. Règlement des affaires canoniques

Assailli de préoccupations, Dom Marmion ne laisse pas de suivre pas à pas les affaires de Caldey et de St. Bride.
Primo, les prises d’habit dans les deux communautés :
« J’ai écrit à Monseigneur l’Évêque de Menevia le priant de fixer le 29 ou le 30 pour la prise d’habit à Caldey et St. Bride’s, et lui disant d’adresser sa réponse à Maredsous . »
Secundo, l’érection canonique du monastère de Caldey :
« Une ligne seulement pour vous envoyer la copie des documents reçus de la part de la Congrégation des réguliers. J’ai envoyé l’original à l’Évêque de Menevia. Peut-être feriez-vous mieux de ne pas la montrer au Frère Ælred jusqu’à ce que nous ayons parlé de ces choses avec l’évêque . »
Tertio, le noviciat canonique de Dom Carlyle à Maredsous et de ses compagnons à Caldey :
« J’ai voyagé de Londres avec l’évêque de Menevia qui venait ici. Nous avons pu examiner tout en détail. Tout va bien. Le Frère Ælred n’arrivera à Maredsous que vers le 20 juillet devant rencontrer le Duc de Norfolk à Londres etc.
« Dom Grégoire est enthousiaste de l’esprit d’ici. Il a beaucoup gagné sous tous les rapports. Aujourd’hui, par exception, nous avons fait une excursion dans notre steamer (toute la Communauté, l’évêque etc.) par un temps superbe. Nous avons pris le thé etc. C’était idéal comme union, joie, etc . »
« Un Frère Wilfrid de Caldey vous arrivera vers la fin de la semaine. Je désire qu’il suive le régime du noviciat tout comme le Fr. Ælred. Ça lui fera du bien. J’ai vu D. Grégoire qui va bien, mais il est incapable de tout travail . »

6. Ordinations, vœux solennels et bénédiction abbatiale

L’année suivante, Dom Marmion sollicite de saint Pie X la faveur de pouvoir conférer la tonsure et les ordres mineurs à Dom Carlyle :
« Dom Ælred Carlyle, jadis Abbé du monastère anglican de Caldey, qui l’année dernière est revenu dans le sein de l’Église Mère avec ses moines, et qui accomplit un noviciat canonique à l’Abbaye de Maredsous selon les décisions du St Siège, quand il l’aura terminé et qu’il aura reçu les ordres sacrés, il rentrera comme Abbé dans son monastère.
« Le demandeur sachant que l’évêque de Menevia a l’intention de conférer la Tonsure et les Ordres mineurs à certains de ses moines, demande que le novice Ælred puisse également être promu à la première tonsure et aux ordres mineurs, et cela par le demandeur, du fait que le très illustre Évêque de Namur dans le diocèse duquel se trouve situé Maredsous, est temporairement absent du diocèse et que l’Ordinaire du novice, l’évêque de Menevia réside en Angleterre.
« Vu ces faits, l’humble demandeur, demande à Votre sainteté la faculté nécessaire pour promouvoir à la première tonsure et aux quatre ordres mineurs Dom Ælred Carlyle . »
Pour le sous-diaconat, la cérémonie est prévue à Namur :
« Le Fr. Ælred a reçu les ordres mineurs de ma main, et il recevra le sous-diaconat le 28 à Namur. Il va très bien et m’inspire grande confiance . »
Si la profession solennelle et l’ordination sacerdotale auront lieu à Maredsous, la bénédiction abbatiale se déroulera en revanche à Caldey :
« Comme vous le savez sans doute, le S. Père Pie X m’a confié le P. Abbé Ælred de Caldey pour le former avant sa profession et ordination. Il fera profession solennelle ici le 29 juin en présence de plusieurs membres de sa communauté. Le 5 juillet il sera ordonné prêtre. Il a l’intention de retourner à Caldey au mois d’août et de préparer sa communauté et choisir ceux qu’il croit propres à faire profession. Puis du 8 au 18 octobre, il y aura une retraite à Caldey, pour préparer la communauté pour leur profession, qui aura lieu le 18, et le 19, il sera béni Abbé par l’évêque de Menevia en vertu de facultés spéciales du S. Siège. Or, comme le S. Père m’a confié cette affaire, je ne pourrai convenablement refuser de donner la retraite et d’assister à la bénédiction de l’Abbé . »
Il revint à Dom Marmion de préparer les novices de Caldey à leurs vœux et Dom Ælred Carlyle à la bénédiction abbatiale :
« Pour le moment, je donne ici une retraite à l’Abbé pour le préparer à sa bénédiction et à 15 de ses moines pour les préparer à leur profession . »
« Je suis ici pour le moment pour une retraite que je prêche à l’Abbé et à sa communauté avant la bénédiction et la profession . »

7. Dernière allusion

Alors que Dom Marmion se débat depuis le début de la guerre pour la survie de sa communauté- en partie dispersée et en partie reconstituée en Angleterre - il doit se justifier devant l’Abbé Primat de ses relations avec Caldey :
« Je n’ai jamais pensé à envoyer nos moines à Caldey depuis l’établissement d’Edermine . Il est possible que j’ai [sic] écrit au P. Abbé Ælred que de bonnes relations susbsisteraient toujours entre nous, mais c’était une formule de pure politesse. J’ai établi Edermine justement afin de retirer les clercs et moines de Caldey, et des autres milieux où ils auraient perdu l’esprit de notre congrégation. En allant à Caldey j’estime que D. Hildebrand a violé ses vœux d’obéissance et de stabilité . »

Abbé François KNITTEL

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