TRADOVACANTISME ?
Publié dans le N°674 de la publication papier du Courrier de Rome
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De l’obéissance bien comprise
1. L’obéissance – fût-elle due au Vicaire du Christ – est une vertu morale, partie de la justice, et, comme telle, se situe dans un juste milieu . En effet, la vertu morale est au principe d’une action proprement humaine, accomplie selon toute la perfection requise, perfection d’un être doué de raison - et nous savons que « la parfaite raison fuit toute extrémité ».L’obéissance tient donc le milieu, dit l’Aquinate, « entre l’excès et le défaut ». Son objet est ni plus ni moins que le précepte (ou le commandement) légitime d’un supérieur humain . Ce précepte réclame l’obéissance comme une chose qui lui est due - et l’obéissance accomplit dès lors une œuvre de justice - dans la mesure exacte où il est légitime, c’est-à-dire dans la mesure exacte où il est l’expression du gouvernement de Dieu, qui gouverne les créatures inférieures non pas immédiatement par Lui-même, mais par l’entremise des créatures supérieures . Dès lors que le précepte n’est plus l’expression exacte de ce gouvernement divin, l’obéissance cesse, faute d’objet. Exiger ou donner la soumission de la volonté à un pareil précepte constituerait alors une attitude vicieuse, opposée par excès au bien de la véritable obéissance.
2. L’obéissance bien comprise, l’obéissance vertueuse, exclut donc bien de soi, comme l’écrit l’abbé Hilaire Vernier , « la soumission aux abus de pouvoir », dussent-ils provenir de la hiérarchie ecclésiastique. Abus de pouvoir qui, comme l’explique saint Thomas, peuvent survenir de deux manières . Premièrement, lorsque le précepte du supérieur humain contredit un précepte d’un supérieur d’ordre plus élevé, par exemple lorsque le commandement de l’homme contredit celui de Dieu : ainsi n’y a-t-il aucune obéissance possible à l’égard d’un gouvernement qui légitimerait des actes contraires à la loi divine naturelle du Décalogue, par exemple l’euthanasie ou l’avortement. Deuxièmement, lorsque le précepte du supérieur humain porte sur un domaine qui ne lui appartient pas, car il porterait atteinte à la sphère privée et à l’autonomie physique ou morale de l’individu : ainsi, n’y a-t-il aucune obéissance possible à l’égard d’un gouvernement qui voudrait imposer aux familles une limitation des naissances à un nombre déterminé d’enfants ou le contrôle de leur vie privée par la mise en place de caméras dans leur domicile (y compris leur salle de toilette). Saint Thomas recourt ici, avec Sénèque, à l’autorité du bon sens : « Errat si quis existimat servitutem in totum hominem descendere – Il y aurait erreur à vouloir faire porter le poids de son autorité sur l’homme tout entier », sur tous les domaines et toutes les zones de la vie de l’individu.
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Des différentes positions mal comprises
3. Quelle est alors la différence entre la position n° 1, que l’abbé Vernier présente comme celle des communautés Ecclesia Dei , et la position n° 2, qui serait suivie par la Fraternité Saint Pie X ? Quelle différence y a-t-il entre l’obéissance de la Fraternité Saint Pierre, réputée vertueuse, parce qu’elle exclut « la soumission aux abus de pouvoir », et la position des disciples de Mgr Lefebvre, pour lesquels le principe de l’obéissance demeure mais ne doit pas s’appliquer dans les faits, « en cas de crise provoquée par la hiérarchie » ? Soyons sérieux : l’abbé joue ici sur les mots. Ou, plus exactement, la Fraternité Saint Pie X va, elle, jusqu’au bout de la vertu, en n’appliquant pas le principe de l’obéissance face à l’abus généralisé de pouvoir qui sévit de façon habituelle dans la sainte Eglise de Dieu depuis le concile Vatican II, tandis que la Fraternité Saint Pierre, pour admettre en théorie les justes limites de l’obéissance, les outrepasse dans la pratique. Plus profondément encore, tout dépend de la nature précise de cette « crise provoquée par la hiérarchie ». Représente-t-elle, oui ou non, un abus de pouvoir suffisamment grave et habituel, pour que l’obéissance s’y heurte à de sérieuses limites ?
4. Beaucoup plus radicalement encore, il ne s’agit pas, dans l’intention de la Fraternité Saint Pie X, d’un principe qui demeure en théorie mais ne doit pas s’appliquer en pratique. C’est le principe même qui ne cesse pas, mais qui continue au contraire, de s’appliquer, en pratique, jusqu’au bout, et ce, en raison même de toutes ses exigences. Car c’est le principe même de la vertu qui réprouve tous les défauts et tous les excès qui lui sont opposés, et c’est donc ici l’obéissance même qui commande de rejeter les nouveautés introduites dans l’Eglise à l’occasion du dernier Concile. Ainsi s’exprimait Mgr Lefebvre dans une Conférence spirituelle donnée à Ecône, le 10 avril 1981 : « Il n’y a personne qui soit attaché à l’obéissance au Magistère du Pape, des conciles et des évêques comme nous. Nous sommes, nous, les plus attachés de l’Eglise, je pense, je l’espère, et nous voulons l’être, à l’obéissance au Magistère des Papes, des conciles et des évêques. Et c’est parce que nous sommes attachés à ce Magistère justement, que nous ne pouvons pas accepter un magistère qui n’est pas fidèle au Magistère de toujours » .
5. Cette capacité de discerner, au sein même d’un principe, toutes les virtualités dont il est porteur et d’en déduire les conclusions pratiques appropriées aux circonstances d’exception est une forme particulière de prudence, analysée comme telle par saint Thomas. « Il arrive justement quelquefois », dit-il, « que l’on doive agir sans observer les règles communes de l’action. C’est pourquoi il faut juger de ces cas selon des principes plus élevés que les règles communes. […] Et selon ces principes plus élevés une plus haute vertu est exigée : on l’appelle gnômè et elle implique une certaine perspicacité du jugement » . Et il ajoute : « Considérer la totalité des choses qui peuvent arriver en dehors du cours commun appartient à la seule Providence divine. Mais parmi les hommes, celui qui est plus perspicace peut juger par sa raison un plus grand nombre de ces cas. Et tel est le rôle de la gnômè, qui implique une certaine perspicacité de jugement » .Toute l’évaluation de cette « crise provoquée par la hiérarchie » en dépend. Et cela a toute son importance.
6. Car, précisément, les différentes positions énumérées par l’abbé Vernier voient le jour dans le contexte de l’après Vatican II, c’est-à-dire dans une circonstance que tout le monde s’accorde à reconnaître – et de plus en plus avec le Pape François – comme faisant figure d’exception. C’est justement pourquoi ces positions ne sauraient trouver leur explication profonde dans des motifs purement doctrinaux. Une chose est en effet manifeste : aucune des positions énumérées n’entend remettre en cause les dogmes fondamentaux concernant la nature et les propriétés de l’Eglise, que notre bon abbé rappelle avec toute l’ingénuité d’un enfonceur de portes ouvertes. Tous les adeptes des positions énumérées professent la foi dans le dogme catholique de l’indéfectibilité de l’Eglise, et c’est même au nom de celui-ci qu’ils entendent justifer, d’une manière ou d’une autre, leur manière d’agir dans le contexte extraordinaire précité.
7. Il serait alors bien vain, pour ne pas dire ridicule, de brandir la tarte à la crème de l’ « ecclésiovacantisme », et d’agiter le spectre de l’hérésie ou du schisme. Car les faits sont là et ils sont simples et clairs. Après avoir, sous prétexte d’œcuménisme et de liberté religieuse, introduit l’indifférentisme et le libéralisme dans la prédication et la pastorale de la hiérarchie ecclésiastique, le Pape actuel et la majorité des évêques sont en train d’élargir ce libéralisme au domaine de la morale. La gravité de la situation apparaît telle aux yeux de plus d’un, parmi les catholiques d’obédience officielle et il est désormais bien révolu le temps où seul feu Mgr Lefebvre et ses jeunes disciples dénoncaient la « Rome de tendance néomoderniste et néoprotestante ». Adeux reprises, des cardinaux conservateurs ont présenté au Pape François des Dubia, la première fois en 2016 au sujet de propositions jugées suspectes d’Amoris laetitia et une deuxième fois en 2023, au sujet de différentes propositions rendant problématique le rapport entre la Révélation divine et le Magistère ecclésiastique. A quoi s’ajoute, en 2017, la Correctio filialis signée par soixante-deux personnalités catholiques, clercs et laïcs, dénonçant comme hérétiques sept propositions présentes dans l’Exhortation Amoris laetitia, et demandant au Saint Père d’en faire la prompte et claire condamnation. Et que dire des réactions récentes à la Déclaration Fiducia supplicans ? Le cardinal Pietro Parolin, propre secrétaire d'État du Pape François estime que ce document a « suscité de très vives réactions » et qu’en conséquence il devra « faire l'objet d'un examen plus approfondi ». Le cardinal Gerhard Ludwig Müller, ancien préfet de l'ex-Congrégation pour la Doctrine de la foi, estime que « bénir une réalité contraire à la création est non seulement impossible, [mais] c’est un blasphème » et que, par conséquent, un prêtre qui bénirait un couple homosexuel commettrait un « sacrilège ». Le cardinal Robert Sarah a dit que cetteDéclaration constitue une « hérésie qui mine gravement l’Église ». Le cardinal Joseph Zen, évêque émérite de Hong Kong, suggère la démission de l’auteur de ce texte, le cardinal Víctor Manuel Fernández. Les dominicains de la province de Toulouse ont quant à eux exposé leurs critiques dans la Revue thomiste. Le texte de Fiducia supplicansest jugé par le père Emmanuel Perrier « incohérent, contradictoire avec le Magistère et porteur de confusion » et ce jugement n’est pas passé inaperçu dans la presse catholique officielle, puisque le journaliste Matthieu Lasserre s’est cru obligé d’en faire état dans le journal La Croix . Quant au Père Thomas Michelet, professeur de théologie à l'Université pontificale de l’Angelicum, il s’est fait l’écho des réserves du Père Perrier dans l’analyse qu’il a donnée de la Déclaration et a exprimé également des réticences fort appuyées – et nous entendons user là de l’euphémisme.
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De l’excès de zèle
8. Le zèle d’un abbé Vernier comporte sans doute quelque chose de chevaleresque et la fougue avec laquelle il entend pourfendre tout ce qui semblerait mettre en doute et en péril le dogme de l’indéfectibilité de l’Eglise, ainsi que sa visibilité, eût mérité, en d’autres circonstances, une approbation sans réserves. Malheureusement, ce zèle et cette fougue apparaissent clairement hors de mesure, au regard des circonstances de la crise qui sévit toujours, et de mal en pis, au sein de la sainte Eglise. Dans ce contexte, le théologien, tout comme le simple fidèle, doit se garder d’un double danger . Et c’est justement le danger auquel échappe le bon serviteur de l’Evangile. Celui-ci, écrivions-nous , « est loué par le Seigneur pour avoir été non seulement fidèle mais prudent. La foi et la prudence, loin de s’exclure, doivent donc se prêter un mutuel appui. L’une ne saurait être parfaite, ni même vraie, sans l’autre. La foi sans la prudence dégénère en fanatisme. La prudence sans la foi dégénère en libéralisme ». Le fanatisme d’une foi dénuée de prudence trouve son expression chez tous ceux qui méconnaissent toute la portée des circonstances dans lesquelles les principes nécessaires – et il s’agit ici des dogmes, comme celui de l’indéfectibilité de l’Eglise – doivent trouver leur vérification. Fanatisme de ceux qui, pour mesurer toute la gravité des erreurs introduites dans la prédication et la pastorale des hommes d’Eglise, à l’occasion du concile Vatican II, méconnaissent cette circonstance d’exception où ce sont précisément les titulaires de l’autorité qui se font les fauteurs de ces hérésies : il est alors précipité de conclure que le Pape n’est plus Pape, comme le font les sédévacantistes, ou que tout contact avec la Rome actuelle doit être refusé, comme le prétendent les tenants de la supposée « Résistance ». Fanatisme aussi de ceux qui, pour mesurer que ce sont bien les titulaires de l’autorité qui cautionnent toutes les nouveautés introduites lors du Concile et depuis, méconnaissent toute le préjudice que celles-ci entraînent pour la foi des catholiques et la gravité sans nom des erreurs auxquelles elles frayent la voie : il est alors tout aussi précipité de conclure que nulle opposition ne doit trouver son expression face aux actes abusifs de l’autorité réputée légitime, et c’est le genre de précipitation qui sous-tend les propos d’un abbé Vernier.
9. Celui-ci a beau dire, il n’en reste pas moins vrai que les circonstances actuelles dans lesquelles les catholiques sont appelés à professer leur foi présentent une double difficulté apparemment insoluble, que le seul rappel du dogme de l’indéfectibilité de l’Eglise ne suffit pas à éluder. « Si le Pape », écrivions-nous , « tombe dans l’hérésie ou du moins ouvre habituellement la porte à l’hérésie, de deux choses l’une. Soit il cesse d’être Pape et le catholique reconnaît comme l’Eglise du Christ une Eglise dépourvue de chef visible. Soit il demeure Pape et le catholique reconnaît comme l’Eglise du Christ une Eglise dont le chef visible compromet gravement, et de manière habituelle, la foi catholique. Sur le plan de la doctrine, c’est-à-dire du point de vue de la conformité avec les données de la Révélation, aucune de ces deux conclusions n’est acceptable. En théorie pure et pour se conformer aux données élémentaires de son catéchisme, le catholique ne peut reconnaître comme la véritable Eglise du Christ : ni une Eglise habituellement dépourvue de chef visible ni une Eglise habituellement pourvue d’un chef visible frayant la voie à l’hérésie ». Autant dire que le dogme de l’indéfectibilité de l’Eglise doit aller de pair avec celui de sa sainteté, principalement la sainteté de sa doctrine. Et les circonstances présentes semblent obliger le catholique à conclure que l’un excluerait l’autre, chose évidemment absurde.
10. C’est pourquoi nous avons parlé à dessein de « précipitation » pour qualifier l’attitude de ceux qui, tel notre abbé de la Fraternité Saint Pierre, voudraient, au non du dogme, édicter des solutions trop simples – ou du moins anathématiser des positions pourtant inspirées par une réflexion tant soit peu attentive aux circonstances. La précipitation est en effet un attitude vicieuse, opposée à la vertu de prudence , et elle s’enracine elle-même dans une autre attitude vicieuse qui est l’inconsidération, c’est-à-dire dans la méconnaissance des circonstances concrètes de l’agir. Ce sont celles-ci qui doivent commander pour une part non négligeable la réflexion du théologien, comme celle du simple fidèle, dans ce marasme de l’après Vatican II.
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Du sédévacantisme
11. Voilà pourquoi, si l’on veut donner une évaluation aussi juste que possible de la thèse du « sédévacantsime », au sens le plus large de ce terme - et tel qu’il comporte non seulement la tendance absolue mais aussi la tendance mitigée - il importe de faire quelques distinctions .
12. Sans doute, oui, à terme, la position qui refuse de reconnaître, ne serait-ce que de façon momentanée, en raison de circonstances extraordinaires, la réalité d’un chef visible à la tête de toute l’Eglise, conduit-elle au schisme et à l’hérésie. Mais elle y conduit seulement, et n’y équivaut pas directement par elle-même. En effet, écrivions-nous, « la position sédévacantiste équivaut à un refus non de principe mais de fait, car il s’explique en raison des circonstances consécutives au concile Vatican II ». Le sédévacantisme se définit précisément comme « le refus d’être en communion avec l’occupant actuel du Saint-Siège de Rome, c’est à dire non pas avec tout occupant de ce Saint-Siège, mais avec ceux de ses occupants dont on estime qu’ils ont actuellement une intention habituelle et objective contraire au bien commun de l’Eglise ». Une telle attitude n’est donc pas proprement et formellement un schisme. Elle représente de prime abord et formellement, de manière directe, un péché contre la prudence. Elle ne représente pas un péché direct et immédiat contre l’unité de l’Eglise, fruit de la charité, même si, chez ceux qui l’adoptent, elle peut entraîner un état d’esprit schismatique et occasionner à la longue un schisme proprement dit.
13. Sans doute encore, l’hérésie consiste à refuser de professer que l’évêque de Rome est le chef de toute l’Eglise et représente un péché grave contre la foi. Cependant, remarquons bien que l’hérésie, s’il en est une de manière directe, formelle et immédiate, doit consister ici à nier une proposition universelle et nécessaire, car,comme telle, elle doit professerque nul évêque de Rome n’est chef de toute l’Eglise. « La position sédévacantiste nie quant à elle une proposition particulière et contingente, car elle exprime un jugement relatif à des circonstances. L’hérésie affirme par principe que l’évêque de Rome ne peut pas être le chef de l’Eglise. Le sédévacantisme affirme que de fait tel élu désigné évêque de Rome n’a pas reçu le souverain pontificat. Il ne nie pas qu’il puisse ensuite le recevoir ni que d’autres aient pu le recevoir et l’aient reçu en effet » . Une telle position n’est donc pas directement hérétique, de manière immédiate et formelle. Elle représente tout au plus un péché contre la prudence, non un péché contre la foi.
14. Dans tous les cas, le péché est certes grave – et même gravissime. Et Mgr Lefebvre ne se fit pas faute de le souligner. « La question de la visibilité de l’Eglise est trop nécessaire à son existence pour que Dieu puisse l’omettre durant des décades », disait-il à ses séminaristes dès les années de l’après Concile ; « le raisonnement de ceux qui affirment l’inexistence du pape met l’Eglise dans une situation inextricable » . Il écrivit même un jour au Père Guérard des Lauriers pour lui signifer pourquoi il réprouvait son attitude. « Dans l'attitude pratique, ce n'est pas l'inexistence du Pape qui fonde ma conduite, mais la défense de ma foi catholique. Or vous croyez en conscience devoir partir de ce principe qui malheureusement jette le trouble et cause des divisions violentes, ce que je tiens à éviter » . Et ce qu’il lui reprochait était d’abord et avant tout un manque de prudence : « Si vous avez l'évidence de la déchéance juridique du pape Paul VI, je comprends votre logique subséquente. Mais personnellement j'ai un doute sérieux et non une évidence absolue » . Nous voyons bien que toute l’attitude de Mgr Lefebvre, encore continuée aujourd’hui par la Fraternité Saint Pie X, a toujours été inspirée, d’abord et avant tout, par la prudence : « Tant que je n'ai pas l'évidence », disait encore Mgr Lefebvre, « que le Pape ne serait pas le Pape, et bien, j'ai la présomption pour lui, pour le Pape. Je ne dis pas qu'il ne puisse pas y avoir des arguments qui peuvent mettre en doute dans certains cas. Mais il faut avoir l'évidence que ce n'est pas seulement un doute, un doute valable. Si l'argument était douteux, on n'a pas le droit de tirer de conséquences énormes ! » .
15. Mgr Lefebvre a donc toujours récusé la thèse sédévacantiste. Il y voyait une erreur grave, mais c’était d’abord à ses yeux l’erreur d’une imprudence.Le passage où Mgr Lefebvre s’explique à ce sujet de la façon la plus explicite est la conférence du 5 octobre 1978. Il y affirme que sa position est dictée par la prudence, non par ce qui serait une position dogmatique absolue. « Cela ne veut pas dire pour autant », dit-il après avoir énoncé sa position, « que je sois absolument certain d’avoir raison dans la position que je prends. Je la prends surtout d’une manière, je dirais, prudentielle, prudence que j’espère être la sagesse de Dieu, que j’espère être le don de conseil, enfin prudence surnaturelle. C’est plutôt sur ce domaine-là que je me place, je dirais, plus peut-être que sur le domaine purement théologique et purement théorique ». Avec cela, le doute reste toujours possible, puisque, sur le plan pratique, il n’est pas toujours possible d’agir avec des certitudes absolues. Il reste malgré tout une certaine marge d’incertitude, une certaine part d’hésitation, mais celle-ci est insuffisante pour remettre en cause le parti jugé « sûr », le parti le plus sécurisé, eu égard aux circonstances.
16. D’où vient alors cette marge d’hésitation, et avec elle le doute ? Le doute s’autorise de toute cette nouvelle prédication, de toute cette nouvelle pastorale qui, depuis le concile Vatican II, renient toujours plus dans les faits la Tradition de l’Eglise et ouvrent toujours davantage les portes à l’hérésie et à l’apostasie. Face à ces faits, la reconnaissance pacifique de l’élection du Pape demeure ce qu’elle est : non la cause mais le signe de la légitimité du Pape. Elle ne peut donner davantage qu’une probabilité et n’exprime que la sûreté d’une prudence, eu égard à toutes les autres circonstances. Et c’est ici que l’hésitation (car le doute est ni plus ni moins qu’une hésitation, et certainement pas la probabilité de l’hypothèse adverse) reste légitime, précisément au vu de ces circonstances extérieures à l’élection et à son acceptation apparemment pacifique. Là encore, l’argumentation péremptoire de l’abbé Vernier demeure trop courte, faute de mesurer l’importance de ces circonstances.
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De la Fraternité Saint Pie X
17. La « position » - n° 2, selon l’abbé Vernier - toujours suivie par la Fraternité Saint Pie X n’en est pas une. Car ce n’est pas, précisément, une « position », au sens où il faudrait entendre par là un principe dogmatique. C’est d’ailleurs ici, dès le début de son analyse, que le thuriféraire de la mouvance Ecclesia Dei se méprend - originellement, pourrait-on dire - sur la nature exacte de la difficulté à résoudre. Partant, la solution ne sera pas de revendiquer un principe dogmatique, celui de l’indéfectibilité de l’Eglise, contre un autre, celui d’une « position » qui nierait, ne serait-ce qu’en pratique ou implicitement, le dit principe. La solution est fausse car les données du problème ont été préalablement faussées, faussées car mal comprises. D’un problème qui, aux yeux de la Fraternité Saint Pie X, se pose essentiellement d’un point de vue pratique et prudentiel, l’abbé de la Fraternité saint Pierre fait un problème dogmatique. A partir de là, son analyse ne peut que passer à côté de la véritable attitude de Mgr Lefebvre et de ses continuateurs. En termes consacrés, cela s’appelle un « hors sujet ». Le bon Aristote y voyait le sophisme de l’ « ignoratio elenchi », celui où l’argumentateur méconnaît la vraie nature du problème qui se pose.
18. « Nous ne récusons pas l’autorité du Pape, mais ce qu’il fait » . Il y a ici une grande différence entre dire que le Pape n’est pas et dire que le Pape n’agit pas en tant que Pape. La première affirmation est celle du sédévacantisme et elle est radicale, car elle n’admet pas la possibilité de l’agir du Pape, n’admettant pas l’être même du Pape, dont doit découler son agir. La deuxième affirmation est celle de la Fraternité Saint Pie X et elle est l’expression d’une prudence qui reste attentive aux faits, car elle admet la possibilité de l’agir du Pape, admettant l’être du Pape, même si elle tient compte du fait que le Pape, étant infecté par les erreurs du néo modernisme, n’agit pas en tant que Pape. Même si cet agir modernisme du Pape, qui paralyse son agir de Pape, reste prévalant au point que le Pape n’agisse quasiment jamais comme Pape, la raison pour laquelle la Fraternité est conduite à ne pas obéir au Pape est foncièrement autre que celle du sédévacantisme.
19. La tarte à la crème de l’ « ecclésiovacantisme » pourrait facilement – trop facilement même – se retourner contre son auteur. A trop vouloir éviter la vacance de l’Eglise, l’on finit par cautionner, inonsciemment certes, la vacance de sa doctrine, la vacance de sa Tradition. Et même, aujourd’hui, avec le Pape François, la vacance de sa théologie morale. C’est le risque que prennent les théologiens de la mouvance Ecclesia Dei, mais c’est le risque qui est inscrit dans l’acte de naissance de ces communautés dites de « mouvance traditionnelle », avec le Motu proprio Ecclesia Dei afflicta du 2 juillet 1988 , qui leur a donné leur nom.
20. Dans son traité sur la vertu de l’obéissance, saint Thomas d’Aquin observe que l’homme peut envisager la recherche de deux profits bien différents . Parmi ces deux, il y a l’avantage que l’homme est nécessairement tenu d’obtenir, comme par exemple aimer Dieu « ou quelque chose de même genre » - et l’on songe ici à la nécessité de la Profession de la foi catholique, tout autant qu’à la nécessité de reconnaître à la tête de l’Eglise un chef visible. Et l’Aquinate déclare avec raison qu’un tel avantage ne peut aucunement être omis par obéissance … Nous laissons ici aux lecteurs du Courrier de Romele soin de juger quelle serait la meilleure attitude à suivre, pour n’omettre, pas même par obéissance, ni l’un ni l’autre de ces deux avantages, celui de la foi intègre et celui de la visibilité du Pape. En tout état de cause, il nous semble indubitable que la théologie de l’abbé Vernier n’y parvient pas.
Abbé Jean-Michel Gleize