GENEALOGIE DU TRANSHUMANISME



Publié le 11/01/2024 sur internet
Publié dans le N°668 de la publication papier du Courrier de Rome



1. Comment définir le transhumanisme, dans une première approche ? Selon les tenants de cette idéologie, l’homme serait parvenu à un seuil supposé « critique » de son évolution. Celle-ci doit tendre à une maîtrise toujours plus grande de la destinée humaine, et il est désormais l’heure, pour les hommes de notre temps, de dépasser leurs propres limites, fixées par la nature. En effet, les dernières avancées technologiques en donnent le moyen, et le résultat escompté sera une humanité « augmentée »ou une « post-humanité ».

2. A titre d’exemple, la World Transhumanist Association (aujourd'hui Humanity+) pose ce constat : « L’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la technologie. Nous envisageons la possibilité que l’être humain puisse subir des modifications, telles que son rajeunissement, l’accroissement de son intelligence par des moyens biologiques ou artificiels, la capacité de moduler son propre état psychologique, l’abolition de la souffrance et l’exploration de l’univers » . Partant de ce présupposé que l'homme devra, bon gré mal gré, subir ce genre de modifications dans un avenir proche, les transhumanistes prônent donc « le droit moral de ceux qui le désirent, de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités physiques, mentales ou reproductives et d'être davantage maîtres de leur propre vie. Nous souhaitons nous épanouir en transcendant nos limites biologiques actuelles » . Le lecteur au regard superficiel pourrait voir là de simples divagations ; mais l’esprit vigilant ne peut pas ne pas remarquer que cette idéologie est propagée par les hommes les plus riches du monde : Bill Gates, Elon Musk et Larry Page, pour ne citer qu'eux. Quant au philosophe et au théologien, de telles déclarations ne pourront que les inciter à prendre au sérieux cette utopie qui, par son ampleur et la qualité de ses chantres, force la voix catholique à se faire entendre haut et fort.

Histoire

3. Pour retracer fidèlement l'histoire de cette idéologie, il est tout naturel de s'intéresser d’abord à ses racines profondes, lesquelles plongent dans un terreau favorable dont nous parlerons longuement dans l'article suivant, pour considérer ensuite son développement récent, à partir du début du XXe siècle.

4. Dans un article intitulé « Histoire de la pensée transhumaniste » , Nick Bostrom estime que si l'humanité désire aujourd’hui transcender ses propres limites biologiques, il y a là un rêve déjà ancien. Selon lui, ce désir s'exprime dans l’épopée sumérienne de Gilgamesh (environ 1700 av. J.-C.) ou dans le mythe grec du vol de Prométhée. L’homme a constamment cherché à assouvir cedésir tout au long des âges, et Nick Bostrom en énumère les différents protagonistes, inspirateurs du transhumanisme contemporain, qui se veut comme l'épilogue de cette quête.

5. Le premier de ces inspirateurs est Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) qui soutint l'idée que loin d’avoir fixé l’homme dans une forme (c’est à dire une essence) définitive, Dieu lui a donné le pouvoir de se façonner lui-même librement, pour accéder à un ordre supérieur confinant au divin. Notre auteur met ainsi dans la bouche du Créateur ces paroles destinées à Adam : « Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines » . Pic était loin de penser aux moyens qu'offrent aujourd'hui la science et la technologie pour rendre possible cette transformation.

6. Bostrom poursuit la généalogie du transhumanisme en évoquant le scientifique et philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626). Ce dernier souhaite que la science puisse un jour « prolonger la vie ; restituer la jeunesse, à un certain degré ; retarder le vieillissement ; [...] augmenter la force et l'activité ; transformer la stature ; augmenter et élever le cérébral [...] euphoriser les esprits, et les mettre en bonne disposition » .Bostrom note, nous en verrons la grande importance dans l'article suivant, que, en 1620, Bacon a publié le Novum Organum (Le Nouvel outil) dans lequel il propose une méthodologie basée sur l'expérimentation et l'investigation empirique plutôt que sur le raisonnement a priori et dans lequel il défend le projet de « réaliser toutes les choses possibles », c'est-à-dire d'utiliser la science pour maîtriser la nature afin d'améliorer les conditions de vie des êtres humains.

7. Bostrommentionne encore Condorcet . A la différence des autres précurseurs du transhumanisme, celui-ciestime que les progrès scientifiques et techniques donnent le moyen de transformer l'homme : « L'espèce humaine doit-elle s'améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune ; soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut en être également la suite, ou de celui des instruments qui augmentent l'intensité et dirigent l'emploi de ces facultés, ou même dans celui de l'organisation naturelle ? En répondant à ces trois questions, nous trouverons dans l'expérience du passé, dans l'observation des progrès que la science, que la civilisation ont faits jusqu'ici, dans l'analyse de la marche de l'esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n'a mis aucun terme à nos espérances » . Condorcet a le mérite d'être clair. Il parle en effet d'une augmentation des capacités de l'homme dont la science serait l’origine et qui feraitaccéder l'homme à l'immortalité : « Il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l'effet, ou d'accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu'enfin la durée de l'intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n'ait elle-même aucun terme assignable » .

8. Bostrom arrive enfin à une date déterminante dans la genèse du transhumanisme : la publication par Charles Darwin en 1859 de L'Origine des Espèces. Cette publication est l’aboutissement de plusieurs années de travail. Elle prétend se baser sur des observations accomplies à bord du HMS Beagle. La théorie de Darwin, révolutionnaire sur le plan de la biologie, explique l'évolution des espèces par la sélection naturelle des individus les plus aptes dans une espèce donnée . Selon lui, lorsqu'une espèce prolifère dans un milieu donné, les ressources alimentaires viennent à se raréfier et les individus de cette même espèce ne sont pas tous égaux dans la lutte pour la vie qui s'amorce : certains sont plus adaptés à survivre du fait d'une meilleure constitution ou d'un avantage physique, d'autres le sont moins. Les individus les plus adaptés survivent et se reproduisent entre eux, les autres meurent. Les caractères qui permettent la meilleure adaptation au milieu se transmettent ainsi aux générations suivantes, qui de ce fait ont légèrement muté par rapport à l'ensemble des individus de la génération précédente. Ce mécanisme étant perpétuel, l'évolution des espèces est permanente, et puisque l'homme n'échappe pas à ce processus, Max More pose ce jugement : « Avec la publication en 1859 de L'origine des Espèces de Darwin, la vision traditionnelle des humains comme uniques et fixés dans la nature a fait place à l'idée que l'humanité telle qu'elle existe actuellement n'est qu'une étape sur un chemin de développement évolutif. Combinée avec le constat que les humains sont des êtres physiques dont la nature peut être progressivement mieux comprise grâce à la science, la perspective évolutionniste a permis d'envisager que la nature humaine elle-même puisse être délibérément changée » . Et Bostromcommente, en paraphrasant Darwin : « Il est devenu de plus en plus plausible de considérer la version actuelle de l'humanité non pas comme le point final de l'évolution, mais plutôt comme une phase initiale » .

De cette explication biologique de l'évolution des espèces au système du transhumanisme il n'y a qu'un pas, qui sera franchi par plusieurs penseurs gravitant autour de l'université d'Oxford. Le principal d'entre eux fut Julian Huxley . C’est lui qui a popularisé le nom de "transhumanisme" forgé par le polytechnicien français Jean Coutrot . Il est souvent présenté comme le fondateur de la mouvance, tant par l'influence qu'il a pu donner par son rôle dans les instances internationales et ses amitiés que par les propos qu'il a tenus : « Laisser mourir le mammifère qui est en nous, afin de permettre à l'homme de vivre plus complètement » . Selon lui,« la destinée humaine ultime est de diriger le processus de l'évolution et de la mener à de nouveaux sommets en réalisant les nouvelles possibilités pour améliorer la qualité de l'existence humaine » .

Transhumanistes contemporains

Julian Huxley donne ainsi naissance à la version contemporaine du transhumanisme. Par son aspect à la fois idéaliste et irréaliste, cette idéologie en serait restée au stade de système de pensée inoffensif si elle n'était pas prise au sérieux, soutenue et relayée par les entreprises les plus puissantes de la planète : les GAFAMI pour le monde occidental et les BATX pour le monde asiatique .
Ce sont Robert Ettinger et F. M. Esfandiary , le premier philosophe et le second scientifique, qui ont donné à la pensée transhumaniste sa formulation précise et achevée, entre 1950 et 1960. La Déclaration Transhumaniste publiée en 1998 à l'instigation de Nick Bostrom et David Pearce a contribué à donner son essor international au transhumanisme. Il est actuellement porté par un réseau d’associations locales, implantées en Europe et en Amérique du Nord pour l’essentiel, et de deux pôles au rayonnement mondial : un pôle californien autour de Raymond Kurzweil et Peter Diamandis et un pôle britannique, animé par Nick Bostrom qui dirige le Future of Humanity Institute à l’Université d’Oxford.

Les progrès technologiques fulgurants accomplis ces dernières années dans les domaines surnommés NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives auxquels il faut ajouter le génie génétique) ont eu un impact indéniable sur le transhumanisme, lui donnant sa version actuelle : celle-ci annonce pour bientôt l'affranchissement de la mort (appelé par le Docteur Laurent Alexandre la mort de la mort), l'augmentation des capacités physiques et cognitives et l'hybridation avec la machine. Selon la loi de Moore , ces progrès de la technologie, qui sont exponentiels, permettraient à l'homme du XXIe siècle de franchir ses limites biologiques, de les « traverser »(du latin trans) pour devenir un homme « augmenté » (une humanité 2.0 selon l'expression de Raymond Kurzweil).

Bénéficiant des manipulations génétiques le mettant à l’abri des maladies et de la mort, bardé de microprocesseurs et de prothèses informatisées, l’homme du futur proche aura décuplé ses capacités : il entendra des fréquences inaudibles à l’oreille naturelle, il sera plus fort, plus rapide, plus intelligent et surtout connecté . Dans cette optique, l'humanité se dirige vers un point de bascule et de non-retour, appelé Singularité, au-delà duquel l'activité humaine, telle que nous la connaissons, sera éteinte puisqu'il n'y aura plus de distinction entre humains et machines. Les motivations de cette marche vers l'anéantissement de l'homo sapiens et vers l'émergence de l'homme augmenté se ramènent à trois principales. Tout d'abord le mécanisme nécessaire et inéluctable de l'évolution darwinienne qui pousse l'homme à franchir ce pas. Ceux qui ne veulent pas évoluer seront « les chimpanzés du futur » que l'on viendra visiter dans les zoos, comme on examine avec curiosité l'homme de Néandertal dans les muséums. La deuxième motivation est une peur : celle du développement de l'intelligence artificielle et de la possibilité qu'un jour elle dépasse l'intelligence humaine. Les dernières performances de l'IA sont stupéfiantes et l'homme, s'il ne concurrence pas cette puissance de calcul en développant ses propres capacités cognitives, ou s'il ne se l'approprie pas en s'hybridant avec la machine à l'aide d'implants cérébraux, risque de tomber rapidement dans une obsolescence dont il ne sortira plus. En 2018 Elon Musk déclarait que l’intelligence artificielle représente « une menace bien plus grande que les bombes nucléaires pour l’humanité » . Désireux d’éviter ce danger, Musk a fondé l'entreprise Neuralink pour fabriquer des implants cérébraux destinés à greffer l'intelligence artificielle dans le cerveau.

La troisième motivation du transhumanisme est le réchauffement climatique et ses conséquences. Une fois la planète rendue inhabitable du fait de son exploitation à outrance, elle ne pourra bientôt plus abriter l'humanité ; un exode des humains vers d'autres planètes sera donc inévitable. L'augmentation des capacités de l'homme devient là encore un moyen de survivre car il sera nécessaire à ces exilés de s'adapter à des conditions de vies extrêmes et à un climat beaucoup plus hostile que celui de la Terre. C'est ainsi qu'a été imaginé le cyborg, hybride entre l'homme et la machine, sous la plume de John Bernal , un phantasme récurrent, repris dans bon nombre d'ouvrages de science-fiction contemporains parmi lesquels ceux d’Isaac Azimov, Arthur C. Clarke et Robert Heinlein. Pour étudier la possibilité de cet exode spatial, le milliardaire américain Elon Musk a fondé son agence spatiale SpaceX et l'a dotée d'un fonds de 6 milliards de dollars uniquement pour le projet de colonisation de Mars.

L’analyse de cet arbre généalogique nous amène à cette conclusion : « Que d'humain sous le transhumain ! ». Derrière le masque épuré du transhumanisme se cache le cœur de chair d'une humanité en proie à ses vieilles illusions, à son goût de la démesure que les Grecs connaissaient bien - la fameuse « hybris » - à sa peur immémoriale d'un destin non maîtrisé et à son désir de se rapprocher du divin par la technique, au risque de se brûler les ailes, tel Icare prenant son envol vers le soleil.

Abbé Florent Marignol

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