« FAIRE EGLISE ENSEMBLE » ?
Publié dans le N°665 de la publication papier du Courrier de Rome
« C’est l’Esprit qui, en nous faisant participer, de manières distinctes et complémentaires, au sacerdoce du Christ, rend toute la communauté ministérielle, pour construire son corps ecclésial » .
1. Comment comprendre cette déclaration du Pape François ? De prime abord, elle sonne mal aux oreilles d’un catholique qui entend rester fidèle à son catéchisme. Tout fidèle participe-t-il vraiment au sacerdoce du Christ, sous la motion directe de l’Esprit Saint ? L’Eglise devrait-elle se définir comme la communauté de ceux qui exercent tous, « de manières distinctes et complémentaires »des « ministères » ?
2. Cette déclaration du Pape correspond en réalité à une protestantisation de la notion d’Eglise. Pour le comprendre, il convient de rappeler tout d’abord la définition traditionnelle de l’Eglise, telle qu’elle nous est indiquée dans le catéchisme et dans l’enseignement du Magistère et de rappeler ensuite la définition protestante de l’Eglise. Il sera alors possiblede vérifier si le propos de François correspond bien à une redéfinition des principaux concepts de l’ecclésiologie, sous l’influence de l’idée protestante de l’Eglise.
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La définition traditionnelle
de l’Eglise
3. Le Catéchisme nous apprend que « l’Eglise catholique est la société ou la réunion de tous les baptisés qui, vivant sur la terre, professent la même foi et la même loi de Jésus-Christ, participent aux mêmes sacrements et obéissent aux pasteurs légitimes, principalement au Pontife Romain » . En d’autres termes, la sainte Eglise de Dieu est une société ordonnée, c’est-à-dire l’ensemble de tous les baptisés qui s’efforcent de gagner leur salut éternel en professant la vraie foi et en célébrant le vrai culte sous la direction des pasteurs établis par Dieu. En affirmant cela, nous ne proposons pas - comme matière à un éventuel débat - ce qui serait seulement l’opinion particulière de la Fraternité Saint Pie X, ou la position théologique personnelle d’un professeur du Séminaire d’Ecône. Nous nous comportons très exactement comme les membres de l’Eglise enseignée, et nous faisons nôtre, dans une pleine et entière adhésion intérieure de notre intellect, les enseignements magistériels du Pape saint Pie X.
4. Celui-ci a d’ailleurs rappelé avec force cet enseignement du Catéchisme, dans l’Encyclique Vehementer nos du 11 février 1906. Face aux usurpatiosn d’un gouvernement anti-clérical, le Pape déclare quelle est la véritable nature du Corps mystique de Jésus Christ, et il le fait en tant que vicaire du Christ, c’est-à-dire en tant que suprême interprète des sources de la Révélation divine. « L'Écriture nous enseigne », dit-il, « et la tradition des Pères nous le confirme, que l'Église est le corps mystique du Christ, corps régi par des pasteurs et des docteurs (Éphes., IV, 11), société d'hommes, dès lors, au sein de laquelle des chefs se trouvent qui ont de pleins et parfaits pouvoirs pour gouverner, pour enseigner et pour juger. (Matthieu, XXVIII, 18-20 ; XVI, 18-19 ; XVIII, 17 ; Tite II, 15 ; II Cor. X, 6 ; XIII, 10, etc.). Il en résulte que cette Église est par essence une société inégale, c'est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes : les pasteurs et le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles ; et ces catégories sont tellement distinctes entre elles, que, dans le corps pastoral seul, résident le droit et l'autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société. Quant à la multitude, elle n'a pas d'autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs » .
5. Autant dire que, d’après le plan de la sagesse et de la volonté deDieu, tel que la Révélation nous l’a fait connaître, l’Eglise ne doit pas se définir comme un « Peuple » ni comme une « Communion », au sens où ces expressions désigneraient une communauté égalitariste ou démocratique. L’Eglise consiste formellement dans ce lien de subordination hiérarchique, qui relie les fidèles baptisés à leurs pasteurs, comme ceux qui sont gouvernés à ceux qui les gouvernent, comme ceux qui sont enseignés à ceux qui les enseignent, comme ceux qui sont sanctifiés à ceux qui les sanctifient.
6. Au regard de cette définition traditionnelle de l’Eglise, la définition protestante, qui est tout autre, semble bien s’être investie dans le nouveau supposé « magistère » depuis le concile Vatican II.
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La définition protestante
de l’Eglise
4. A cette définition de l’Eglise s’oppose diamétralement une autre définition, qui est celle de Luther et de Calvin. Pour commencer, il importe de remarquer à quel point les protestants ont abondamment illustré eux-mêmes le constat dressé par le cardinal Billot, dès le début de son Traité sur l’Eglise . L’une des toutes premières remarques de son De Ecclesia Christi est en effet pour dire qu’il serait « impossible de ramener les opinions des protestants à un seul point de doctrine, car ils ont beaucoup varié dans les définitions qu'ils ont donné de l'Eglise, et ont toujours été enclins à une très grande confusion ». Or, cette confusion est manifeste aux yeux des protestants, puisque le thème de l'Église a chez eux la réputation d'être difficile, embrouillé, compliqué.
5. Il suffira de citer deux des plus illustres représentants du protestantisme contemporain pour s’en faire une idée. Tout d’abord, Karl Barth (1886-1968) déclare: « Du point de vue théologique [...] il convient d'éviter sinon absolument, du moins dans la mesure du possible le terme "Église" qui est peu clair et qui donne lieu à quantité de malentendus » . Puis Franz Leenhardt (1902-1990) : « Pour peu qu’on ait tâté de la matière, on sait que le bilan des études exégétiques relatives à la nature de l’église et du ministère est décevant. Les multiples travaux consacrés au ministère, et par là même à l’église, ces dernières années, soulignent que les textes nous acculent à l’impossibilité de conclure. Pour arriver à une vue cohérente, on doit majorer certaines données, en minimiser d’autres. Nul ne prend volontiers son parti du laconisme, voire du silence de l’Ecriture sur ce sujet cependant si important. Assuré de lire l’Ecriture correctement parce qu’il y trouve ce qu’il y met, chacun sollicite doucement des textes trop discrets. La sincérité de personne n’est mise en doute par ces remarques et je sais bien que je n’échapperai pas à la difficulté : nous sommes tous soumis aux servitudes de notre condition » . Condition qui est celle-là même du protestantisme, en raison de son principe fondamental du « sola Scriptura » ou de l’autorité souveraine des saintes Ecritures en matière de foi .
6. Il résulte de cela une conception très particulière de l’Eglise, très différente en tout cas de celle énoncée par saint Pie X. Dans l'article 7 de la Confession d'Augsbourg, luthérienne, nous lisons qu'il y a Église « là où l'évangile est enseigné dans sa pureté et où les sacrements sont administrés selon les règles » . De même, à l’article 28 de la Confession de La Rochelle, réformée (c’est-à-dire calviniste), il est dit : « Là où la parole de Dieu n'est pas reçue […], là où il n'est pas fait usage des sacrements, on ne peut pas dire qu'il y ait Église » . Le dix-neuvième desTrente-neuf articles de l'Église anglicane affirme que l'Église se trouve « là où la pure parole de Dieu est prêchée et où selon l'ordonnance de Jésus Christ, les sacrements sont droitement administrés ».Ces formules, très originales, caractérisent l'Église par la même expression qui s’y retrouve toujours à l’identique : « là où ». En effet, le protestantisme ne donne jamais une définition proprement dite de l’Eglise et il ne dit jamais « ce qu’est » l’Eglise. Toutes les formules qu’il emploie font plutôt état d’une relation entre l’être ou la présence de l’Eglise et un contexte donné : « Là où l’évangile est prêché et les sacrements sont administrés, là il y a Eglise ». La question qui se pose alors est de savoir quelle est la nature précise de cette relation, ou de ce rapport, qui semble définir l’Eglise dans la dépendance du contexte signalé.
7. Une étude attentive de la pensée des différents théologiens aboutit à cette conclusion que, pour les luthéro-réformés, ce rapport entre la présence concrète de l’Eglise et le contexte de la prédication et du culte est un rapport d’effet à cause. Aux yeux des protestants l’Eglise est d'abord, avant tout un événement,suscité par la Parole de Dieu, laquelle opère dans le cœur des croyants à la faveur de la prédication et du culte. L'Église n'est donc pas essentiellement une société, une institution basée sur un rapport de soumission à une autorité, qui impliquerait l’action commune des croyants sous la direction d’une hiérarchie. L’Eglise résulte del’action quela Parole de Dieu exerce directement sur l’ensemble des croyants, à travers la prédication et le culte ;et l’Eglise a lieu comme un événement, « là où » des hommes et des femmes, en entendant la prédication ou en recevant les sacrements, sont saisis par cetteParole. Il s'agit, bien sûr, de la Parole que l'Eglise reçoit, qui lui parvient, dont elle est destinataire, et non de celle qu'elle émet, qu'elle prononce, qu'elle adresse. Luther le dit très nettement : « Ce n'est pas parce que l'Église parle qu'il y a parole de Dieu, mais quand la parole est dite, alors voici l'Église. Elle ne crée pas la parole, elle est créée par la parole » . L'Église surgit, existe quand la Parole de Dieu vient vers nous, nous atteint et nous touche. L'annonce et l'écoute de la Parole de Dieu la constituent. Tout le reste apparaît secondaire, et relève de l'accessoire et du subordonné.
8. L’un des représentants les plus attitrés du protestantisme contemporain, déjà cité plus haut, le dit en des termes très nets : « Considérée dans ce qu’elle a d’essentiel, dépouillée de tout ce qui en altère l’image au niveau de son existence concrète, historique, l’église est donc le lieu humain où l’homme est atteint par une initiative à laquelle il était jusque là étranger : initiative qui le met désormais en relation avec la réalité mystérieuse, source de cette initiative, celui que nous nommons Dieu » .
9. Dès lors – et nous aurons plus loin l’occasion d’insister sur cette conséquence logique - peu importe qui prêche et qui distribue les sacrements, pourvu qu'il le fasse fidèlement, de façon à susciter le contexte dans lequel la Parole surgit et rend l’Eglise présente. Celui qui n’est pas consacré, mais qui prêche l'évangile, est, en toute réalité, pasteur quel que soit le titre qu'on lui donne, tandis que, comme l'écrit Luther, quelqu'un qui a été consacré et qui ne prêche pas « n'est pas plus pasteur que l'ombre d'un homme n'est un homme » . L'Église se définit donc par l'annonce de l'évangile,à travers la prédication et le culte et cette annonce est le fait de tous les croyants. Elle ne repose pas sur un rapport hiérarchique, fondé sur la distinction entre les personnes qui ont le pouvoir d’annoncer l’évangile et celles auxquelles cet évangile est annoncé. Le « sacerdoce », s’il en est un dans le protestantisme, est alors universel et commun à tous les croyants.
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Vatican II et François :
une définition protestantisée de l’Eglise
10. Le lecteur du Courrier de Rome ne pourra pas se défendre d’éprouver ici au moins un certain malaise, s’il garde encore présent à sa mémoire le récent Discours tenu par le Pape François au Vatican, le 25 mai dernier. S’adressant aux évêques et aux référents diocésains du Chemin synodal de la Conférence épiscopale italienne, le Pape déclare en effet :
« Cette rencontre se situe au cœur d’un processus synodal qui concerne toute l’Eglise et, en elle, les Eglises locales, où les chantiers synodaux se sont constitués comme une belle expérience d’écoute de l’Esprit et de confrontation entre les différentes voix des communautés chrétiennes. […] Il s’agit d’une expérience spirituelle unique, de conversion et de renouveau, qui pourra rendre vos communautés ecclésiales plus missionnaires et mieux préparées à l’évangélisation dans le monde actuel ».
11. L’ambiguïté se donne déjà ici le jour, à travers ce descriptif pour le moins insolite. En effet, d’une part, un tel descriptif est beaucoup plus conforme à la conception protestante de l’Eglise rappelée ci-dessus, qu’aux déclarations du Pape saint Pie X dans Vehementer nos. Bien sûr, le Pape n’entend pas ici donner une définition de l’Eglise, dans sa nature profonde. Il se place au point de vue d’un « chemin », c’est-à-dire d’une orientation pratique. Mais c’est toujours ainsi qu’il parle de l’Eglise : rarement pour rappeler ce qu’elle est et le plus souvent pour dire ce qu’elle est appelée à faire. L’agir prend le pas sur l’être. Au point que l’on puisse hésiter et se demander si, dans la pensée du Pape, l’Eglise ne se réduit pas à un agir, à une « expérience d’écoute de l’Esprit ». Car depuis son élection, depuis surtout les discours qu’il a tenus à l’occasion du Synode de 2015, le Pape revient sans cesse sur cette idée de « l’écoute de l’Esprit » au point qu’il semble définir l’Eglise en fonction de cette idée. La notion protestante d’Eglise-événement n’est alors plus très loin.
12. Et d’autre part, la suite du propos tenu par le Pape accentue le malaise. Car cette suite semble bien lever l’ambiguïté, dans un sens protestant, lorsque le Pape adresse à ses interlocuteurs la deuxième de ses trois consignes :
« La deuxième consigne est celle-ci: faire Eglise ensemble. C’est une exigence que nous ressentons comme urgente, aujourd’hui, soixante ans après la conclusion de Vatican II. En effet, la tentation est toujours là de séparer certains " acteurs qualifiés " qui mènent l’action pastorale, tandis que le reste du peuple fidèle est " seulement réceptif de leurs actions " (Evangelii gaudium, n° 120). Il y a les " chefs " d’une paroisse, qui mènent les choses et les gens ne reçoivent que cela. L’Eglise est le saint peuple fidèle de Dieu et en lui, " en vertu du baptême reçu, chaque membre [...] est devenu un disciple missionnaire " (ibid.). Cette prise de conscience doit faire grandir de plus en plus un style de coresponsabilité ecclésiale : chaque baptisé est appelé à participer activement à la vie et à la mission de l’Eglise, à partir de la spécificité de sa propre vocation, en relation avec les autres et avec les autres charismes, donnés par l’Esprit pour le bien de tous. Nous avons besoin de communautés chrétiennes où l’espace s’élargit, où tout le monde peut se sentir chez lui, où les structures et les moyens pastoraux favorisent non pas la création de petits groupes, mais la joie de se sentir coresponsables ».
13. Si, d’après la citation de Evangelii gaudium, « séparer certains " acteurs qualifiés " qui mènent l’action pastorale, tandis que le reste du peuple fidèle est " seulement réceptif de leurs actions " » est une tentation à laquelle il faut se garder de succomber, doit-on en conclure que les enseignements de saint Pie X dans Vehementer nos représentent désormais pour le catholique une occasion de ruine spirituelle ? Saint Pie X n’affirmerait-il pas, en effet, la dite « séparation » réprouvée par François, lorsqu’il enseigne que « l’Église est par essence une société inégale, c'est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes : les pasteurs et le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles ; et ces catégories sont tellement distinctes entre elles, que, dans le corps pastoral seul, résident le droit et l'autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société » ? Car, bien évidemment, la « séparation » de ces « acteurs qualifiés », dont parle François pour l’opposer à l’idée d’un « saint Peuple de Dieu », n’est pas ici dénoncée au sens où le Peuple de Dieu serait, dans sa définition même de « peuple », et comme par principe, coupé de toute hiérarchie. Le Pape entend réprouver un certain exercice de l’action pastorale qui impliquerait que seuls les membres de la hiérarchie mènent cette action tandis que le peuple devrait se contenter de recevoir l’impulsion de cette direction. La « séparation » dénoncée ici se situe donc non au niveau de l’être de l’Eglise mais au niveau de son agir. Et c’est d’ailleurs (comme nous le faisions remarquer plus haut) toujours ce niveau qui retient l’attention du Pape lorsqu’il parle de l’Eglise : le point de vue envisagé est celui de la « vie » - ou de l’événement, point de vue qui se rattache plutôt à une ecclésiologie de type protestant.
14. De ce point de vue (qui, dans la prédication du Pape, semble relativement exclusif), la « séparation » entre la hiérarchie et le peuple est dénoncée comme une tentation à laquelle l’Eglise ne doit pas succomber. Et la raison s’en trouve dans la nature même de l’Eglise, puisque, bien évidemment, agere sequitur esse : comme en toutes choses, l’agir de l’Eglise doit découler de son être. Or, nous le savons grâce à la constitution Lumen gentium, depuis Vatican II, l’Eglise doit se redéfinir d’abord et avant tout comme le peuple des baptisés, c’est-à-dire non plus comme une société hiérarchique, inégale par essence, mais comme une communion. En effet, dit Lumen gentium (au n° 9 de son chapitre II), « l’ensemble de ceux qui regardent avec la foi vers Jésus, auteur du salut, principe d’unité et de paix, Dieu les a appelés, il en a fait l’Église, pour qu’elle soit, pour tous et pour chacun, le sacrement visible de cette unité salutaire ». L’Eglise est encore définie au numéro 11 comme une « communauté sacerdotale », car, en raison de la grâce de leur baptême, tous les fidèles participent à la triple fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ. Dès lors, on comprend que le Pape actuel puisse dire que dans cette Eglise « chaque baptisé est appelé à participer activement à la vie et à la mission de l’Eglise, à partir de la spécificité de sa propre vocation, en relation avec les autres et avec les autres charismes, donnés par l’Esprit pour le bien de tous ». Chacun agit « en relation avec les autres », sans que cette relation soit celle d’une subordination hiérarchique. Car les structures et les moyens pastoraux favorisent non pas la création de petits groupes, mais la joie de se sentir coresponsables », corresponsabilité qui s’enracine dans « une belle expérience d’écoute de l’Esprit et de confrontation entre les différentes voix des communautés chrétiennes ».
15. Une telle conception est loin d’isolée dans la prédication du Pape François. Elle est même au centre de son Exhortation apostolique Evangelii gaudium, du 24 novembre 2013, dès la première année de son pontificat. Il y est dit au n° 111 : « L’évangélisation est la tâche de l’Église. Mais ce sujet de l’évangélisation est bien plus qu’une institution organique et hiérarchique, car avant tout c’est un peuple qui est en marche vers Dieu. Il s’agit certainement d’un mystère qui plonge ses racines dans la Trinité, mais qui a son caractère concret historique dans un peuple pèlerin et évangélisateur, qui transcende toujours toute expression institutionnelle même nécessaire ». Et au n° 112 : « Être Église c’est être peuple de Dieu, en accord avec le grand projet d’amour du Père. Cela appelle à être le ferment de Dieu au sein de l’humanité ». Loin d’être des nouveautés en rupture avec les enseignements du dernier Concile, ces paroles ne sont que la reprise du chapitre II de Lumen gentium. Et le dernier Discours de mai 2023 ne fait d’ailleurs que répéter, sous forme de citation explicite, le numéro 120 de la même Exhortation Evangelii gaudium : « En vertu du baptême reçu, chaque membre du Peuple de Dieu est devenu disciple missionnaire (cf. Mt, XXVIII, 19). Chaque baptisé, quelle que soit sa fonction dans l’Église et le niveau d’instruction de sa foi, est un sujet actif de l’évangélisation, et il serait inadéquat de penser à un schéma d’évangélisation utilisé pour des acteurs qualifiés, où le reste du peuple fidèle serait seulement destiné à bénéficier de leursactions »
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Une communauté ministérielle ?
16. Retenons cette idée centrale de la prédication du Pape, telle qu’elle se trouve synthétisée dans le numéro 111 de Evangelii gaudium : le Peuple de Dieu « transcende » la hiérarchie. Qu’est-ce que cela signifie, sinon que, dans la pensée de François comme dans celle de Vatican II, l’Eglise ne doit plus se définir au sens indiqué par saint Pie X dans Vehementer nos. L’Eglise comporte, certes, une dimension « hiérarchique » ou, plus précisément (car ce sont les termes auquel a voulu recourir désormais la nouvelle ecclésiologie) une dimension « ministérielle ». Il y a donc comme surajoutée ou adjacente au « Peuple de Dieu » (défini comme tel au chapitre II de la constitution dogmatique Lumen gentium) une « constitution hiérarchique » (définie comme telle au chapitre III de la même constitution). Mais pour autant, l’Eglise ne se définit plus dans son essence et dans sa nature profonde, comme un ordre hiérarchique, c’est-à-dire comme une relation de dépendance (ou de subordination) entre des membres revêtus d’une autorité sacrée et des membres baptisés. L’aspect « hiérarchique » ou « ministériel » n’est pas nié, mais il correspond à une modalité, c’est-à-dire à une manière d’être extérieure à l’essence profonde de l’Eglise, modalité assurément nécessaire, mais simple modalité. Le Pape le dit explicitement : le Peuple de Dieu « transcende toujours toute expression institutionnelle même nécessaire ». Il y donc une distinction foncière entre l’Eglise prise dans sa nature d’Eglise et son « expression institutionnelle ». Distinction qui est au cœur de l’ecclésiologie protestante, comme il importe de le vérifier à présent.
Abbé Jean-Michel Gleize