L’ÉVOLUTION MISE À L’INDEX



Publié le 23/02/2025 sur internet
Publié dans le N°683 de la publication papier du Courrier de Rome



Évoquant les rapports entre évolution et foi catholique, un ouvrage récent constate que « l’Église a désavoué à plusieurs reprises les efforts entrepris par certains auteurs pour adapter le système évolutionniste aux exigences de la foi ». Illustrant son propos, l’auteur mentionne brièvement les tentatives concordistes d’un laïc —St George Mivart— et de deux religieux —les PP. Dalmace Leroy op et John Zahm csc— à la fin du 19e siècle.
Un bref sondage dans les manuels de théologie et sur un blog de formation théologique permet de confirmer et d’amplifier ce constat :
1. « Quelques-uns ont enseigné que le corps d’Adam n’a pas été formé à partir de la terre immédiatement mais médiatement, c’est-à-dire qu’un animal issu de la terre s’est perfectionné par une évolution continuelle jusqu’à pouvoir être informé par une âme rationnelle. Dieu lui a alors donné une âme rationnelle créée par lui et le faisant homme. Pour les partisans de cette opinion, le corps du premier homme a été tiré de la terre médiatement, car les animaux proviennent de la terre, et il a été formé par Dieu, car il a été informé par une âme que Dieu a créée. Ainsi Mivart, P. Leroy O.P., Fogazzaro, et d’autres . »
De Mivart, il est dit en note : « Lessons from nature, 1876 ; Genesis of species, London, 1871. Ces œuvres ont été mises à l’Index des livres prohibés », et de Leroy : « Évolution restreinte aux espèces organiques, 1887. Cette œuvre a été mise à l’Index des livres prohibés en 1895… ».
2. « En 1891, Leroy a publié un ouvrage (L’évolution restreinte aux espèces organiques), qui défendait l’opinion du Dr. Mivart. Mais, en 1895, convoqué à Rome pour être entendu, il fut sommé de renoncer à son opinion, ce qu’il a fait. […] Quelques années plus tard, Zahm a écrit un livre qui défendait à nouveau comme probable l’opinion du Dr. Mivart. Mais lui aussi s’est vu contraint par le Saint-Office en 1899 de retirer son livre de la vente. Il est donc clair que le Saint-Office a rejeté cette opinion . »
3. « Il faut également noter que l’autorité ecclésiastique a frappé plusieurs fois les auteurs qui de quelque manière ont enseigné que le corps du premier homme provient du corps d’un animal. Ainsi le P. Leroy a-t-il dû se rétracter et le P. Zahm retirer du commerce un livre contenant la même doctrine . »
De Zahm, il est dit en note : « Evolution and Dogma, dont la version italienne fut publiée à Sienne en 1896 ; cf. Civiltà Cattolica, série 17, t. 4, p. 362 : la déclaration de l’évêque de Crémone Mgr Bonomelli, en 1898. — Au dire de La Civiltà Cattolica (1902, t. 6, p. 77), une lettre de Mgr Hedley évêque de Newport, nous apprend que les dispositions auxquelles les PP. Leroy et Zahm se sont louablement soumis provenaient de la congrégation du Saint-Office. »
4. « En février 1895, le Saint-Office exigea du P. Leroy qu’il rectifie sa position. Quatre ans plus tard, la même demande fut adressée au Dr. Zahm et à deux évêques, l’italien Bonomelli et le nord-américain Hedley. Le Saint-Siège ne jugea cependant pas nécessaire de rendre publique l’affaire qui fut réglée de manière privée et sans intervention du magistère doctrinal . »
5. « De même que Galilée fut convoqué et réprimandé par le Saint-Office, ainsi en fut-il des PP. Caverni et Leroy. De même qu’au 17e siècle, des travaux qui défendaient le système de Copernic furent mis à l’Index des livres prohibés, ainsi au 19e siècle en fut-il des travaux qui défendaient l’évolution humaine sous la plume de Caverni, Mivart, Leroy (et probablement d’autres encore) ». Dans la note 40, Harrison reprend en substance la note de Zubizarreta relative à Mivart déjà citée.
Si l’on en croit ces sources, les auteurs dont les œuvres ont été condamnées pour avoir défendu une possible conciliation entre évolution et foi catholique sont Raffaello Caverni, Dalmace Leroy, John Zahm, Geremia Bonomelli, John Hedley et St George Mivart.
En vérifiant les dires des manuels et autres blogs, force est de constater qu’ils fourmillent d’à-peu-près . Il s’avère en effet que
• ni Lessons from nature (1876), ni Genesis of species (1871) de Mivart ne sont inscrits à l’Index [en sens contraire n° 1 et 5] alors que le livre de Mivart sur l’enfer s’y trouve par décision du Saint-Office ;
• L’Évolution restreinte aux espèces organiques de Leroy a été édité en 1891 (et non pas en 1887) et n’est pas inscrit au catalogue de l’Index [en sens contraire n° 1 et 5] ;
• Evolution and Dogma de Zahm n’a pas été condamné par le Saint-Office, mais a été versé à l’Index par la congrégation éponyme [en sens contraire n° 2] ;
• Caverni, Leroy et Zahm n’ont fait aucune soumission au Saint-Office, puisqu’ils n’ont eu affaire qu’à l’Index [en sens contraire n° 3, 4 et 5] ;
• Bonomelli et Hedley n’ont fait l’objet d’aucune procédure diligentée par le Saint-Office [en sens contraire n° 4], ni d’ailleurs par l’Index, en rapport avec l’évolution ;
• Nouvelles études de philosophie. Discours à un jeune étudiant de Caverni n’a pas été condamné par le Saint-Office, mais inscrit au catalogue de l’Index par la congrégation éponyme [en sens contraire n° 5].
Pour apprécier le discours des manuels à sa juste valeur, il conviendrait de rétablir minutieusement les faits. C’est désormais possible grâce à l’ouverture aux chercheurs en 1998 des archives du Saint-Office (jusqu’en 1903) et de l’Index (jusqu’en 1917).
Profitant de cette opportunité, Mariano Artigas, Thomas F. Glick et Rafael A. Martinez ont mené des recherches sur les auteurs suspectés de complaisance avec l’évolutionnisme durant le pontificat de Léon XIII. Le résultat de leurs travaux a été publié en anglais et en espagnol . Résumons leurs travaux que le public francophone puisse en bénéficier.
En guise de préliminaire, esquissons l’histoire et la mécanique de la congrégation de l’Index .

1. Connaissance élémentaire de l’Index

Par la constitution Licet ab initio du 21 juillet 1542, Paul III institue la Congrégation du Saint-Office, également qualifiée d’Inquisition générale et universelle contre la malice hérétique dans toute la République chrétienne. Cette congrégation permanente « n’était au début qu’un Tribunal pour les cas d’hérésie et de schisme ». Sur ordre de Paul IV, elle publie un premier catalogue des livres interdits en 1559.
Dès l’invention de l’imprimerie, l’Église s’était en effet préoccupée de son bon usage. Innocent VIII et Alexandre VI statuèrent en la matière dès la fin du 15e siècle. Lors de la 10e session du 5e concile du Latran, les Pères conciliaires assumèrent ces normes dans le décret De impressione librorum, promulgué par la bulle Inter sollicitudines de Léon X (4 mai 1515).
Le concile de Trente aborde l’impression des livres à trois reprises. Durant la 4e session, le décret De editione et usu sacrorum librorum du 8 avril 1544 codifie l’édition des bibles. Lors de la 18e session, le décret De lectu librorum du 26 février 1562 légifère sur la censure des livres. Pendant la 25e session, le décret De Indice librorum, catechismo, breviario et missali du 4 décembre 1563 confie au pape le soin de réviser et d’éditer l’index , le catéchisme, le bréviaire et le missel.
En 1571, saint Pie V décide d’établir la congrégation de l’Index en tant qu’institution permanente et distincte du Saint-Office. Dans l’organisation de la curie décrétée par Sixte V , la congrégation de l’Index occupe la 7e place. Par la bulle Sacrosanctum Catholicæ fidei du 17 octobre 1595, Clément VIII confirme les normes édictées par le concile de Trente.
Le 9 juillet 1753, Benoît XIV publie la bulle Sollicita ac provida qui codifie les règles de procédure à observer « pour dresser l’Index des livres de mauvaise doctrine, pour proscrire ces mêmes livres, pour les expurger et pour les permettre dans toute la République chrétienne ».
Soucieux de s’adapter aux nécessités du temps, Léon XIII publie le 25 janvier 1897 la constitution Officiorum ac munerum, qui abroge tous les décrets antérieurs —y compris ceux du concile de Trente— à l’exception de la bulle de Benoît XIV.
Par le motu proprio Alloquentes proxime du 25 mars 1917, Benoît XV officialise la disparition de la congrégation de l’Index dont la tâche est alors confiée au Saint-Office jusqu’à sa suppression par Paul VI en 1965 .
Quant à sa structure, la congrégation de l’Index est présidée par un cardinal préfet, secondé par le maître du Sacré Palais et un secrétaire . Un certain nombre de consulteurs et de cardinaux participent aux différentes instances de la congrégation.
La procédure mise en place par Benoît XIV comporte cinq étapes :
[A] la dénonciation du livre par un tiers ou l’autosaisie de la congrégation.
[B] l’examen préliminaire du livre par le secrétaire et le(s) consulteur(s) choisi(s) qui rédigent leurs rapports, lesquels sont imprimés et distribués aux autres consulteurs.
[C] la Congrégation Préparatoire ou Particulière qui réunit le secrétaire, le maître du Sacré Palais et les consulteurs. Leur mission est de discuter les rapports, de préparer le jugement des cardinaux et d’émettre un vœu au sujet du livre. Le secrétaire transmet aux cardinaux les rapports préliminaires, le résumé de la discussion entre consulteurs et le résultat du vote.
[D] la Congrégation Générale qui est constituée du cardinal préfet, du secrétaire, du maître du sacré palais et des cardinaux membres. Leur mission est de juger le livre et, le cas échéant, d’émettre une sentence. Le secrétaire résume l’ensemble de la procédure afin de l’exposer de vive voix au pape en vue de la promulgation du décret.
[E] l’audience du secrétaire avec le pape au cours de laquelle celui-ci approuve (ou pas) la publication du décret. Affiché à la chancellerie du Vatican, le décret précise le titre, le lieu et la date de publication de l’ouvrage censuré ; il mentionne le cas échéant la soumission de l’auteur ; il comporte la date de publication du décret ainsi que la signature du préfet et du secrétaire de la congrégation. Le décret est intégré, sauf disposition contraire, dans l’édition suivante du catalogue des ouvrages prohibés.
Quant à leur valeur, « les décrets par lesquels la sacrée congrégation de l’Index condamne et prohibe un livre sont simplement disciplinaires. Elle ne définit jamais un point de doctrine ; elle ne déclare pas authentiquement qu’une proposition doit être admise ou rejetée, etc. ; elle peut motiver sa sentence par des considérants d’ordre doctrinal, mais la sentence elle-même est purement disciplinaire et non dogmatique ».
L’histoire, la structure, les procédures et l’autorité de la congrégation de l’Index ayant été rappelées, passons à l’examen des 6 auteurs suspectés de vouloir concilier foi catholique et évolution.

2. Raffaello Caverni (1837-1900)

2.1 Prodromes

Né à San Quiricio di Montelupo le 12 mars 1837, Raffaello Caverni est ordonné prêtre à Firenzuola le 2 juin 1860. D’abord professeur de physique et de mathématique pendant dix ans, il devient curé de Quarate près de Florence en 1870.
Entre 1875 et 1876, il publie dans Rivista Universale une série d’articles consacrés à la philosophie des sciences naturelles, réunis en un seul volume publié l’année suivante : Nouvelles études de philosophie. Discours à un jeune étudiant. Le prêtre y dit sa conviction qu’évolutionnisme et doctrine catholique sont conciliables. A ses yeux, l’évolution —qui n’affecte pas l’être humain— est nécessairement guidée et finalisée par la Providence. Don Caverni propose de distinguer dans la Bible une partie divine —qui est infaillible car elle a pour objet les vérités de foi— et une partie humaine —qui est faillible car elle rapporte les notions acquises par la science. Persuadé que les croyants n’ont rien à craindre de la vraie science, il enjoint aux scientifiques de s’en tenir à l’étude des réalités matérielles.
Le P. Francisco Salis-Seewis publie une recension critique de l’ouvrage dans La Civiltà Cattolica . Dans la première partie, le jésuite reproche à don Caverni sa présentation réductrice de l’inspiration biblique. Dans la seconde, il fait deux objections majeures à l’évolution. D’abord, le caractère athée et matérialiste de l’évolutionnisme qui prétend expliquer la nature sans faire référence à Dieu. Ensuite, le matérialisme qui résulte de l’inclusion de l’homme dans le phénomène de l’évolution. Don Caverni a certes tâché d’éviter ces deux écueils, mais le P. Salis-Seewis juge ses efforts insuffisants.

2.2 Procédure

L’ouvrage de don Caverni est examiné par la congrégation de l’Index selon la procédure habituelle :
[A] A l’automne 1877, l’ouvrage de don Caverni est dénoncé à l’Index par son propre archevêque, Mgr Eugenio Cecconi, qui joint au dossier deux études critiques faites par son clergé.
[B] Le secrétaire de l’Index —le P. Girolamo Pio Saccheri— demande au P. Thomas Marie Zigliara d’examiner l’ouvrage. Le 25 mai 1878, le dominicain rend un rapport de 19 pages dans lequel il examine successivement le darwinisme, l’interprétation de la Genèse et l’origine de l’homme . Pour finir, le P. Zigliara propose de mettre l’ouvrage à l’Index et d’exiger de l’auteur sa soumission et l’assurance qu’il renonce à publier sur le même thème.
[C] La Congrégation Préparatoire se réunit le 27 juin en présence du secrétaire, du maître du Sacré Palais et de 13 consulteurs. Les participants émettent le vœu que l’ouvrage soit mis à l’Index et que le décret soit publié après avoir obtenu la soumission de l’auteur.
[D] La Congrégation Générale se déroule le 1er juillet en présence du secrétaire, du maître du Sacré Palais et de 9 cardinaux. Il est décidé de mettre l’ouvrage à l’Index, de publier le décret après avoir obtenu la soumission de l’auteur et d’obtenir qu’il renonce à publier dans ce domaine .
[E] Le décret est approuvé par Léon XIII le 10 juillet. Deux jours plus tard, Mgr Amerigo Barsi —vicaire général du diocèse de Florence— en communique la teneur à l’auteur qui envoie dès le lendemain une lettre de soumission à son archevêque. Le décret est publié le 31 juillet par la congrégation de l’Index .

3. Marie-Dalmace Leroy (1828-1905)

3.1 Prodromes

Né à Marseille en 1928, François-Marie Leroy est ordonné prêtre le 21 décembre 1850. Entré dans l’Ordre dominicain le 28 août 1851, il y reçoit le nom de Dalmace et prononce ses vœux solennels un an plus tard. Il exercera entre autres les fonctions de sous-maître des novices et de prieur du couvent de Flavigny (1864-1867).
Publié initialement en 1887, l’ouvrage L’évolution des espèces organiques est réédité, corrigé et augmenté, en 1891 sous le titre L’évolution restreinte aux espèces organiques. Le P. Leroy y dit sa conviction que foi et science ne sauraient se contredire, que l’évolutionnisme est compatible avec le christianisme pourvu qu’il reste dans le domaine de la science et ne se mue pas en une philosophie matérialiste et athée, que l’évolution restreinte n’est contredite ni par l’Écriture, ni par la Tradition, ni par le magistère de l’Église, ni par les théologiens.
Contrairement à l’intention affichée dans le titre de l’ouvrage et au chapitre 2 —intitulé « L’évolution restreinte et la foi »—, le P. Leroy finit par aborder les rapports entre évolution et corps humain au chapitre 10. A ses yeux, une fois établie l’existence d’une âme spirituelle et immortelle, peu importe l’origine du corps humain. Celui-ci n’est pas le produit de l’évolution mais de l’infusion de l’âme par Dieu. Reste à savoir si la matière unie à l’âme vient directement de Dieu ou résulte de l’évolution. Sans adopter la 2e option, le P. Leroy en examine la compatibilité avec la foi .
Nonobstant les louanges reçues , la première édition de l’ouvrage déclenche un tir de barrage de la part des PP. Joseph de Bonniot et Joseph Bruckner . Le P. Leroy profite de la réédition de son livre en 1891 pour répondre aux objections du second jésuite Bruckner, lequel s’empresse de publier une recension de cette réédition dans les Études .
A peine fondée, la Revue Thomiste publie en 1893-1894 une série d’articles consacrés à l’évolution . Le P. Ambroise Gardeil y cite favorablement les livres du P. Leroy. Les Études manifestent sans tarder leur réprobation sous la plume du P. Eugène Portalié . La Revue Thomiste publie alors une lettre du P. Leroy dans laquelle celui-ci réitère sa conviction qu’évolution du substrat et évolution de l’organisme humain sont deux choses distinctes .

3.2 Procédure

L’ouvrage du P. Leroy va être examiné par la congrégation de l’Index selon la procédure habituelle mais avec plusieurs va-et-vient :
[A] Le 20 juin 1894, l’officier d’académie Ch. Chalmel dénonce l’ouvrage du P. Leroy dans une lettre adressée à l’Index.
[B1] Le secrétaire de l’Index —le P. Marcolino Cicognani— demande au P. Teofilo Dominichelli. de rédiger un rapport préliminaire. Le 30 août, le franciscain rend un rapport de 27 pages dans lequel il examine la réédition de 1891 . Plutôt bénin, le rapport admet qu’une interprétation métaphorique des premiers chapitres de la Genèse est possible et suggère de condamner les erreurs avant les livres qui les propage. Au final, le franciscain suggère de ne rien faire.
[C1] La Congrégation Préparatoire se réunit le 13 septembre en présence du secrétaire, du maître du Sacré Palais et de 7 consulteurs. Tous sont d’avis qu’il faut solliciter l’avis d’un consulteur supplémentaire.
[D1] La Congrégation Générale se déroule le 19 septembre en présence du cardinal préfet Serafino Vannutelli, du secrétaire, du maître du Sacré Palais et de 4 cardinaux. Ils décident de demander l’avis de deux nouveaux consulteurs. Le 3 octobre, le secrétaire s’adresse à Mgr Ernesto Fontana et à don Luigi Tripepi dont l’examen devra porter sur 3 points : les critères exégétiques d’interprétation de la Genèse, la théorie de l’évolution des espèces organiques soutenue par Leroy et sa vision de la formation du premier homme.
[B2] Le 24 octobre, Mgr Fontana —récemment nommé évêque de Crema— rend un bref rapport de 5 pages. A son avis, l’ouvrage quoique dangereux ne devrait pas être condamné (car il ne contient rien contre la foi et les mœurs) et l’auteur devrait être admonesté (car il interprète l’Écriture contre le sens communément reçu).
[B3] Le 8 décembre, don Tripepi remet un long rapport de 54 pages. Du point de vue scientifique, il estime que l’évolutionnisme est une hypothèse sans fondement sérieux. Du point de vue doctrinal, il reproduit le manuel De Deo creante du cardinal Mazzella, lequel distingue une triple action créatrice visant à la formation de la matière, d’Adam et d’Eve. Le consulteur s’attache également à montrer que les théologiens, le magistère, les Pères de l’Église et l’Écriture rejettent l’évolutionnisme. Du point de vue exégétique, il note que le sens métaphorique des premiers chapitres de la Genèse n’étant requis par aucun passage de l’Écriture, on doit s’en tenir au sens littéral.
Certains excès fragilisent toutefois sa démonstration. Il n’hésite pas en effet à affirmer : a) que St George Mivart a été mis à l’Index en raison de son évolutionnisme ; b) que le magistère aurait toujours et partout enseigné la formation du corps humain par une action immédiate de Dieu, mais sans citer aucun texte, hormis un canon du concile provincial de Cologne de 1860 ; c) que le consensus des théologiens jouit de la même valeur magistérielle que le magistère ordinaire et universel de l’Église,
Au final, don Trepepi propose soit de prohiber l’ouvrage, soit d’admonester l’auteur et d’exiger qu’il retire son livre de la vente.
[C2] La seconde Congrégation Préparatoire se réunit le 17 janvier 1895 en présence du secrétaire, du maître du Sacré Palais et de 15 consulteurs. Décision est prise de proscrire le livre et d’inviter l’auteur à se rétracter.
[B4] Sollicité de mettre par écrit les arguments développés lors de cette réunion, le P. Enrico Buonpensiere rédige un 4e rapport le 21 janvier dans lequel le dominicain oppose deux arguments au P. Leroy : l’impossibilité de l’évolution du point de vue empirique et ontologique ; le cas des hybrides qui seraient stériles ou engendreraient des stériles.
[D2] La seconde Congrégation Générale se déroule le 25 janvier en présence du préfet, du secrétaire, du maître du Sacré Palais et de 9 cardinaux. Il est décidé, d’une part, que l’ouvrage doit être proscrit mais sans que le décret soit publié et, d’autre part, que l’auteur doit se rétracter et retirer le livre de la vente .
[E] Le décret est approuvé par Léon XIII le 26 janvier. A la demande du Maître de l’Ordre, le P. Leroy publie dans Le Monde du 4 mars une lettre de rétractation rédigée à Rome le 26 février. L’autorité qui lui ordonne cette rétractation n’est pas identifiée. En revanche, le motif est clair : ce qu’il a écrit de la création du corps de l’homme est incompatible avec l’Écriture et la saine philosophie. Le 21 mars, le secrétaire de l’Index enregistre la rétractation de Leroy et sa louable soumission au décret de la Congrégation.

3.3 Prolongements

Le 7 mars, le P. Leroy adresse un courrier de 14 pages au préfet de l’Index dans lequel il soutient que la philosophie ne saurait statuer sur une question de fait qui regarde la science.
[B5] Le 2 février 1897, le P. Leroy sollicite du préfet de l’Index la faveur de pouvoir réimprimer une version amendée de son livre. Il envoie la version amendée de certains passages au secrétaire de l’Index le 13 mars. L’examen du manuscrit est confié au P. Angelo Ferrata. Dans son rapport de 8 pages daté du 16 juin, l’augustin confirme le décret de 1895.
[B6] Le préfet de l’Index demande alors un second examen de la version amendée. Le P. Buonpensiere —déjà auteur d’un jugement négatif le 21 janvier 1895— est désigné pour cette tâche le 19 juin. Dans son rapport de 56 pages remis le 12 août, il se concentre sur les implications théologiques des positions du P. Leroy . Six jours plus tard, l’avis négatif du P. Buonpensiere est communiqué au P. Leroy.
Celui-ci dépose une nouvelle demande de réédition de l’ouvrage amendé en novembre 1901, mais essuie un nouveau refus le 7 janvier 1902. Ce dont il en prend acte le 13 janvier.

4. John A. Zahm (1851-1921)

4.1 Prodromes

Né en 1851 à New Lexington (Ohio), John Augustin Zahm entre en 1871 dans la Congrégation de Sainte-Croix (fondée en France par l’abbé Basile Moreau). Ordonné le 4 juin 1875, il devient professeur de physique à l’Université Notre-Dame (Indiana).
En février 1896, le P. Zahm publie Evolution and Dogma. La première partie du livre esquisse l’origine et l’essor de la théorie de l’évolution ainsi que les arguments pour et contre l’évolution. La deuxième partie examine les rapports entre la théorie de l’évolution et la doctrine catholique. Le P. Zahm y critique les versions matérialiste et agnostique de l’évolution, propose d’y substituer une perspective théiste et réfléchit sur l’origine et la finalité de la vie et de l’homme.
L’évolution n’est pas incompatible avec l’action divine mais al présuppose :
« Pour que l’Évolution fût seulement possible, il fallait que fût survenue au préalable non seulement une création ex nihilo, mais aussi une involution, c’est-à-dire une création in potentia. Supposer que la simple matière brute, par son propre mouvement ou par une capacité inhérente à la matière, puisse avoir été la seule cause efficiente de l’évolution de la matière organique à partir de l’inorganique, des formes supérieures de la vie à partir des formes inférieures, de la créature rationnelle à partir de l’irrationnelle, ce serait supposer qu’une chose est capable de communiquer ce qu’elle ne possède pas, que le plus est contenu dans le moins, le supérieur dans l’inférieur, le tout dans la partie . »
Le P. Zahm évoque quelques anciens dont les principes seraient compatibles avec l’évolution : Aristote , saint Thomas (qui distingue Cause Première et causes secondes) et saint Augustin (qui parle de raisons séminales). Il en appelle également à des autorités plus récentes comme Mgr Maurice d’Hulst, le chanoine François Duilhé de Saint-Projet, le P. Marie-Dalmace Leroy , le cardinal Zeferino Gonzalez et St George Mivart. Quant aux Pères de l’Église, il n’en attend rien car, la théorie de l’évolution étant récente, ils n’en ont rien dit.
Là où Darwin remplace la finalité par la sélection naturelle (qui est aveugle par définition), le P. Zahm voit dans l’évolution la manifestation d’une forme éminente de finalité. En actualisant sur des millions d’années les potentialités de la matière, l’évolution témoignerait d’un dessein divin bien plus grandiose que si les espèces étaient fixes.
Au final, le P. Zahm alterne remarques intéressantes —sur l’équivocité des termes « genre » et « espèce » selon le contexte, par exemple — et confusions malheureuses —il est incapable de distinguer clairement évolutionnisme et création spécifique, par exemple.
Une première recension élogieuse mais critique de l’ouvrage du P. Zahm paraît dans la Revue des Questions Scientifiques sous la plume du marquis de Nadaillac . Celui-ci reproche au religieux américain de confondre certitude et hypothèse en matière d’évolution.
Nommé procurateur de sa congrégation à Rome en mars 1896, le P. Zahm profite de son séjour européen pour préciser ses vues dans une conférence sur téléologie et évolution prononcée lors du 4e congrès international scientifique des catholiques (Fribourg, 16-20 août 1896) .
Les recensions d’Evolution and Dogma se multiplient. Certaines sont favorables comme celle du franciscain David Fleming dans The Dublin Review . D’autres sont plus critiques, comme celle du P. Salis-Seewis dans La Civiltà Cattolica .

4.2 Procédure

L’ouvrage Evolution and Dogma du P. Zahm est initialement dénoncé au Saint-Office, mais aucune procédure n’est enclenchée. En témoigne l’exemplaire du livre retrouvé au Saint-Office : seules les 14 premières pages et celles de l’index final ont été découpées .
Le libelle du P. Zahm va en revanche être examiné par la congrégation de l’Index selon la procédure habituelle :
[A] Le 5 novembre 1897, l’archevêque Otto Zardetti —ancien évêque de Bucarest, alors résident à Rome— dénonce l’ouvrage du P. Zahm par un courrier de 8 pages adressé à l’Index. Peu après, le P. Zahm —ignorant du fait— quitte Rome pour les Etats-Unis où il vient d’être élu provincial, charge qu’il exercera de janvier 1898 jusqu’en 1906.
[B] Le 25 novembre, le secrétaire de l’Index confie l’étude préliminaire au P. Enrico Buonpensiere, lequel rend un rapport de 53 pages le 15 avril 1898. Pour le dominicain, le P. Zahm se trompe en présentant Aristote, saint Albert le Grand et saint Thomas comme précurseurs de la notion moderne d’évolutionnisme. A ses yeux, la formation du premier homme à partir du limon de la terre par l’action directe et immédiate de Dieu est une thèse théologique fondée sur les conciles provinciaux de Braga I (vers 562-563) et de Cologne (1860) .
L’étude du consulteur n’est pas exempte de faiblesse. Familier du raisonnement métaphysique, le P. Buonpensiere reste hermétique à la méthode hypothético-déductive d’un usage pourtant fréquent dans les sciences de la nature. Par ailleurs, il ne saisit pas la distinction opérée par le P. Zahm entre le fait de l’évolution —que ce dernier juge incontestable— et les théories explicatives —qui lui semblent discutables.
Au final, le dominicain recommande d’interdire le livre sans publier le décret de l’Index, d’admonester l’auteur et d’obtenir sa rétractation, et de retirer le livre de la vente. Il propose aussi que l’origine évolutive du corps d’Adam soit une opinion officiellement et explicitement condamnée par les autorités de l’Église.
Le cardinal Andreas Steinhuber —préfet de l’Index— demande au P. Bernhard Döbbing de s’assurer que la traduction italienne est bien conforme à l’original anglais. Dans son rapport du 10 juin, le franciscain atteste de la conformité substantielle des deux manuscrits tout en notant quelques erreurs de traduction ainsi que des gloses ajoutées au texte par le traducteur.
[C] La Congrégation Préparatoire se réunit le 5 août en présence du secrétaire, du maître du Sacré Palais et de 11 consulteurs. Les esprits sont divisés. Certains consulteurs pensent que l’évolutionnisme ne s’oppose à aucun dogme défini et que l’auteur ne devrait qu’être admonesté. D’autres, convaincus que l’Écriture, la Tradition, les théologiens et le Magistère s’opposent à l’évolution, suggèrent que le livre soit versé à l’Index et que le décret soit publié après avertissement de l’auteur. Un dernier consulteur souhaite que l’évolutionnisme soit d’abord condamné doctrinalement.
[D] La Congrégation Générale se déroule le 1er septembre en présence du secrétaire, du maître du Sacré Palais, préfet et de 5 cardinaux. Ils décident de mettre le livre à l’Index, de ne publier le décret après soumission préalable de l’auteur, d’avertir le traducteur de la version italienne de l’interdiction du livre et d’interdire à l’auteur de publier en matière religieuse et théologique sans la censure préalable de l’Ordinaire et du Supérieur Général.
[E] Le décret est approuvé par Léon XIII le 3 septembre. Quinze jours plus tard, le secrétaire de l’Index envoie au P. Gilbert Français —supérieur général de la Congrégation de Sainte-Croix— le décret pour qu’il en communique la teneur au P. Zahm et obtienne sa soumission. Le 4 novembre, le P. Français envoie au préfet de l’Index la soumission du P. Zahm et sollicite la grâce que le décret ne soit pas publié.

4.3 Prolongements

La demande de grâce est transmise à Léon XIII par le cardinal Serafino Vannutelli —ancien préfet de l’Index et ami du P. Zahm— lors d’une audience accordée par le pape le 7 novembre.
Le 3 février 1899, Léon XIII décide que le décret ne sera pas publié avant que le P. Zahm ne soit entendu. Le même jour, on lit dans la chronique de l’Index :
« Durant la même audience, le pape a décidé de suspendre la publication du décret du 1er septembre 1898, qui interdisait le l’ouvrage Evolution and Dogma du P. Zahm, bien que l’auteur se soit louablement soumis et ait réprouvé son livre, jusqu’à ce que le P. Zahm —qui doit arriver prochainement d’Amérique— soit entendu. »
En mars 1899, les Annales de Philosophie Chrétienne publient une recension de la version française du livre parue en 1897. Dans un courrier du 25 avril 1899, le P. Cicognani —secrétaire de l’Index— s’en étonne auprès du P. Français. A la demande de celui-ci, le P. Zahm s’adresse le 16 mai 1899, d’une part, à l’abbé Flageolet —traducteur de la version française— pour qu’il fasse retirer l’édition française du commerce et, d’autre part, au P. Cicognani pour lui certifier qu’il ignorait tout de l’édition française depuis 3 ans. L’éditeur Lethielleux procède sans délai au retrait du livre en échange d’une compensation pécuniaire de l’auteur.
Le P. Zahm adresse un message similaire à Alfonso M. Galea —traducteur de la version italienne. Or cette missive —de caractère privé— est publiée le 31 mai dans Gazzetta di Malta accompagnée d’une lettre de A. Galea. Les deux documents sont reproduits sans commentaire dans La Civiltà Cattolica du 22 juin et dans le Daily Tribune de New York du 2 juillet.
Au final, le P. Zahm ne viendra jamais à Rome pour s’expliquer de vive voix et la lettre privée publiée à Malte sera désormais considérée comme équivalente à la rétractation imposée par l’Index.

5. Geremia Bonomelli (1831-1914)

Né à Nigoline le 22 septembre 1831, Geremia Bonomelli est ordonné prêtre en 1855 après des études à la Grégorienne. Il devient évêque de Crémone en 1871, charge qu’il occupera jusqu’en 1914.

5.1 Une kyrielle de controverses

Au cours de son épiscopat, Mgr Bonomelli a été mêlé à moultes polémiques. Primo, il fait traduire en l’italien les sermons du P. Monsabré à N.D. de Paris en les assaisonnant de commentaires que le dominicain ne goûte guère. Secundo, il fait preuve de complaisance envers l’américanisme. Tertio, il publie à Florence en 1889 Roma e l’Italia e la realtà delle cose ; pensieri di un prelato italiano dans lequel il aborde la Question romaine et propose sa solution . L’ouvrage est versé à l’Index par décret du 13 avril 1889.
Une nouvelle controverse —relative à l’évolutionnisme— menace le prélat italien toute à la fin du siècle. Avisé par Antonio Fogazzaro, Mgr Bonomelli achète en novembre 1897 Evolution and Dogma du P. Zahm. Séduit par l’exposé, l’évêque ajoute à un livre qu’il est en passe d’imprimer une annexe qui présente les thèses du P. Zahm au public italien. Mal lui en prend, car l’opus vient d’être dénoncé à l’Index (5 novembre 1897).

5.2 Une rétractation spontanée

Par courrier du 20 octobre 1898, le cardinal Antonio Agliardi avertit Mgr Bonomelli de l’émoi suscité par son annexe. Après consultation du préfet de l’Index, il conseille à son ami de publier une lettre de rétractation dans un journal catholique afin d’éteindre l’incendie.
Mgr Bonomelli s’exécute sans délai et publie dans la Lega Lombarda du 25-26 octobre une rétractation datée du 22 octobre. Il s’engage également à retirer l’annexe contestée des éditions ultérieures de son livre. Interrogé par Fogazzaro sur les raisons de son geste, Mgr Bonomelli s’en explique dans une missive du 6 novembre :
« Il se pourrait qu’un temps vienne où l’hypothèse deviendra une thèse certaine à l’instar de la théorie de Galilée, mais l’autorité doit être respectée dans l’Église et moi je la respecte. Sinon, adieu la discipline et l’ordre ! »
Le 28 octobre, le cardinal Agliardi signifie à Mgr Bonomelli que l’alerte est passée.

6. John C. Hedley (1837-1915)

Né à Morpeth en Angleterre le 15 avril 1837, John Cuthbert Hedley prend l’habit bénédictin en 1854. Ordonné prêtre le 19 octobre 1862, il devient l’évêque auxiliaire de Newport au Pays de Galles en 1873, puis son évêque résidentiel du 18 février 1881 jusqu’à sa mort en 1915. Il se trouve mêlé à une polémique qui se déroule en deux temps.

6.1 Première phase de la polémique

En 1898, Mgr Hedley publie dans The Dublin Review un article favorable à la conciliation entre évolutionnisme et christianisme prônée par Zahm dans Evolution and dogma . Il y exprime cependant des réserves sur la dimension antireligieuse de certaines hypothèses scientifiques, sur l’interprétation de la Genèse et sur la réalité de l’action divine dans la préparation du corps du premier homme.
Le 29 octobre 1898, The Tablet recense favorablement l’article de Hendley . Ladite recension est publiée en italien dans La Ressegna Nazionale du 16 novembre 1898 munie d’un chapeau et d’une conclusion signés par Theologus .
Dès janvier 1899, La Civiltà Cattolica publie un article critique sous la plume du P. Salvatore Brandi . Celui-ci reproche à Mgr Hedley de soutenir l’opinion du P. Zahm alors que Mgr Bonomelli et du P. Leroy ont déjà dû rétracter des positions similaires.
Mgr Hedley publie aussitôt dans The Tablet une lettre dans laquelle il affirme que si la théorie de Mivart sur l’origine évolutive du corps humain a été condamnée par le Saint-Office dans l’affaire Leroy, alors elle ne peut plus être soutenue . On aurait tort d’y voir une rétractation car, d’une part, la proposition est conditionnelle et, d’autre part, ni Mivart ni Leroy n’ont été condamnés par le Saint-Office.

6.2 Deuxième phase de la polémique

En 1902, Mgr Hedley confesse que l’opinion qui accepte une part d’évolution dans la formation du corps du premier homme lui a toujours paru téméraire jusqu’à ce que Mivart la soutienne sans être condamné par le Saint-Siège. Or le P. Brandi a certifié au prélat anglais en 1899 que cette opinion devait être rejetée car elle avait déjà été condamnée par l’autorité romaine. Après des recherches, Mgr Hedley est arrivé à la conclusion qu’une telle condamnation est inexistante .
Le P. Brandi reprend aussitôt du service. Dans La Civiltà Cattolica , il exhibe la rétractation du P. Zahm —qui est en réalité un courrier privé rendu public . De fait, Mgr Hedley se trompe quand il dit que le Saint-Siège n’est jamais intervenu en matière d’évolutionnisme. Trois procédures ont en effet été diligentées par l’Index , même si, par deux fois, la condamnation n’a pas été rendue publique par égard pour les auteurs et leurs congrégations.
Le P. Brandi n’est lui-même pas toujours rigoureux. Ici, la rétractation publique de Leroy et la lettre privée de Zahm sont équiparées. Là, on lit que les œuvres de Leroy et de Zahm ont été dénoncées et condamnées par le Saint-Office alors qu’il s’agit de l’Index.

7. St George Mivart (1827-1900)

Né le 30 novembre 1827 à Londres, St George Mivart est reçu dans l’Église catholique en 1844. Biologiste de formation, il publie en 1871 l’ouvrage On the Genesis of Species dans lequel il rejette la sélection naturelle comme moteur de l’évolution. Darwin répond à ses objections dans la 6e et dernière édition de L’origine des espèces (1872).
Mivart, lui, soutient que chaque espèce évolue mais seulement dans un cadre défini. Multipliant les ouvrages de la même veine , Mivart affirme que l’évolution présuppose la création, que l’âme est étrangère aux sciences naturelles et que rien ne s’oppose à une origine animale du corps humain tant qu’on maintient la création de l’âme par Dieu.

7.1 Controverses sur l’évolution

On the Genesis of Species de Mivart suscite plusieurs articles dans The Dublin Review en 1871 et 1872. D’abord, une recension favorable de l’ouvrage lui-même . Ensuite, l’examen de 4 publications récentes relatives à l’évolution dont celle de Mivart . Enfin un article relatant les attaques de Thomas Henry Huxley contre Mivart et la réponse de ce dernier .
Les positions de Mivart, favorables à la conciliation entre évolution et foi chrétienne, n’empêchent pas Pie IX de lui conférer le titre de docteur en philosophie en 1876 et l’université catholique de Louvain le doctorat honoris causa en médecine en 1884. Après la publication de deux articles dans Nineteenth Century en 1885 et en 1887, Mivart se défend contre les reproches que lui adressent l’abbé Jeremiah Murphy (qui juge hétérodoxe l’évolution appliquée à l’homme) et Mgr John Hedley (qui juge imprudente l’attitude conseillée par Mivart aux catholiques en matière scientifique).
Les controverses de Mivart relatives à l’évolution ne débouchent à aucun moment sur une dénonciation (ou une condamnation) de ses opinions (ou de ses publications) par le Saint-Office (ou par l’Index). Il en sera tout autrement de son livre sur l’enfer.

7.2 Controverse sur l’enfer

En 1893, Mivart publie une brochure intitulée Hapiness in Hell qui réunit 3 articles publiés dans Nineteenth Century. Mivart y déclare que rares sont ceux qui peuvent pécher mortellement, que l’enfer coexiste avec une certaine béatitude naturelle et que l’aversio a Deo n’est pas éternelle mais diminue progressivement jusqu’à permettre un bonheur naturel.
Dès la publication du premier article, Mgr Edward G. Bagshawe —évêque de Nottingham— publie une lettre pastorale de 15 pages pour réfuter les positions hétérodoxes de Mivart. Quant au P. Richard F. Clarke, il manifeste son opposition dans Nineteenth Century. Malgré ces critiques, Mivart publie encore deux articles sur le même thème.

7.3 Procédure devant le Saint-Office

L’ouvrage de Mivart va être examiné par le Saint-Office selon une procédure comparable à celle de l’Index :
[A] Le 24 février 1893, Mgr Edward G. Bagshawe dénonce les 2 premiers articles à la Congrégation pour la propagation de la foi (dont dépend à l’époque l’Angleterre), laquelle transmet le dossier au Saint-Office.
[B1] Le P. Ludovico Hickey, qualificateur au Saint-Office, rédige un premier rapport le 18 mars.
[C1] Les consulteurs du Saint-Office réunis le 14 avril sollicitent un rapport plus complet et l’établissement d’une liste de propositions suspectes.
[B2] Le P. Hickley est chargé de ce travail qu’il remet le 23 mai accompagné d’une liste de propositions condamnables. Là où le P. Hickley proposait d’abord de verser le livre de Mivart à l’Index et d’examiner les propositions suspectes, il reconnait ensuite les mérites de Mivart en matière de science et ses déficiences en matière de théologie.
[C2] Les consulteurs du Saint-Office se réunissent le 3 juillet et proposent que l’ouvrage soit mis à l’Index par le Saint-Office et qu’il soit demandé à l’auteur de se soumettre.
[D] Lors de la réunion des cardinaux du 19 juillet, les suggestions des consulteurs sont adoptées par les 5 cardinaux présents.
[E] Le décret est approuvé par Léon XIII le 20 juillet. Le lendemain, le P. Francesco Segna, assesseur du Saint-Office, écrit au préfet de l’Index pour que l’ouvrage de Mivart soit versé à l’Index. Le décret est publié le 24 juillet. La soumission de Mivart parvient à l’Index le 15 août.

7.4 Une marche arrière tardive

Déjà malade, Mivart écrit le 29 août 1899 au cardinal Andreas Steinhuber, préfet de l’Index, au sujet de sa condamnation de 1893. Il s’étonne que son livre soit toujours inscrit au catalogue de l’Index, se plaint d’avoir perdu son poste d’enseignant à Louvain, soutient que l’Index ne s’applique pas à l’Angleterre et demande des explications sur sa condamnation. Une réponse circonstanciée lui est rapidement envoyée.
Dans les mois qui suivent, Mivart écrit plusieurs articles polémiques sur l’Église catholique, sa hiérarchie et son clergé. Le 17 octobre, il publie dans le Times une lettre sur l’affaire Dreyfus, dans laquelle il critique acerbement les catholiques français, les congrégations romaines et le pape. Début janvier 1900, il publie deux articles qui font peser de graves soupçons sur son orthodoxie .
Le 6 janvier 1900, The Tablet imprime un article anonyme très critique envers Mivart. S’ensuit un échange soutenu de courriers avec le cardinal Vaughan. D’un côté, Mivart demande des réparations pour les torts causés par l’article paru dans The Tablet (dont le cardinal est responsable) ; de l’autre, le cardinal entend imposer à Mivart une profession de foi.
Réunis à Rome le 10 janvier, les cardinaux du Saint-Office adoptent plusieurs mesures concernant Mivart : ils autorisent le cardinal Vaughan à lui appliquer un interdit personnel ; ils demandent à l’Index d’effacer de son catalogue la mention de la soumission de l’auteur au décret de 1893 ; ils envisagent de faire retirer à Mivart le titre de docteur en philosophie concédé par le Saint-Siège.
Le 18 janvier, le cardinal Vaughan notifie par écrit à son clergé que Mivart n’a plus le droit de recevoir les sacrements ni les prêtres de les lui administrer jusqu’à ce qu’il rassure son évêque sur son orthodoxie . Sur ces entrefaites, Mivart meurt le 1er avril.

Conclusion

Au terme d’une plongée dans les archives de l’Index, le sort des six auteurs suspectés d’évolutionnisme par les manuels de théologie est désormais clarifié. Trois d’entre eux n’ont fait l’objet d’aucune procédure de l’Index pour ce motif (Bonomelli, Hedley et Mivart), même si deux sont à l’Index pour une autre raison (Bonomelli et Mivart). Les trois autres ont été mis à l’Index pour cause d’évolutionnisme (Caverni, Leroy et Zahm). Dans un cas, l’ouvrage a été inscrit au catalogue de l’Index mais sans que le motif de la censure soit précisé (Caverni). Les deux autres ont évité cette inscription, soit en publiant une rétractation (Leroy), soit en retirant le livre de la vente (Zahm).
Si les débats autour de l’évolution ont été confus, il faut en attribuer la cause —au moins partiellement— à la faiblesse philosophique de certains intervenants. N’avons-nous pas croisé au cours de notre enquête un partisan et un adversaire de l’évolution qui, tous deux, soutenaient que les animaux n’avaient pas d’âme ? Difficile d’affronter l’hypothèse évolutionniste armé de philosophie cartésienne !
La prohibition des livres par l’Index relève du pouvoir de gouvernement (potestas regendi) alors que le jugement doctrinal du Saint-Office découle du pouvoir d’enseignement (potestas docendi). Plusieurs éléments de notre enquête mettent en lumière cette différente fondamentale. D’abord, le fait qu’aucune mise à l’Index n’est jamais motivée. Ensuite, si l’ouvrage de Mivart sur l’enfer a été versé à l’Index après un jugement doctrinal du Saint-Office, les autres livres l’ont été sans avoir été déférés au Saint-Office. Enfin, plusieurs consulteurs ont regretté que l’évolution n’ait jamais fait l’objet d’une jugement doctrinal sans que la procédure de l’Index en ait été perturbée.
Les manuels de théologie sont donc source de confusion, d’une part, en confondant condamnation par le Saint-Office et mise à l’Index et, d’autre part, en tirant des conclusions doctrinales de la mise à l’Index de certains ouvrages.

Abbé François KNITTEL

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