LES DOUTES (I)
Publié dans le N°670 de la publication papier du Courrier de Rome
1. L’épisode marquant de l’actualité relativement récente est encore dans les mémoires.Le 10 juillet dernier, les cinq cardinaux Brandmüller, Burke, Sandoval Íñiguez, Sarah et Zen Ze-kiun ont présenté au Pape « cinq questions demandant des éclaircissements sur certains points relatifs à l'interprétation de la Révélation divine, à la bénédiction des unions des personnes de même sexe, à la synodalité comme dimension constitutive de l'Église, à l'ordination sacerdotale des femmes et au repentir comme condition nécessaire à l'absolution sacramentelle » . Le Pape François leur a adressé une réponse, dans une lettre datée du lendemain même, 11 juillet 2023, et sa réponse a été rendue publique par le Vatican le 2 octobre suivant.
2. Cette réponse n’en est pas une, puisqu’elle ne respecte pas le procédé normalement requis lorsque le Saint Siège donne les éclaircissements sollicités sur les points signalés. En effet, l’usage est de répondre par « oui » ou « non à une question suffisamment précise pour se passer de tout autre commentaire. Dans sa lettre du 11 juillet, le Pape se livre à des considérations vagues et diversifiées, qui n’éclaircissent rien. Voilà pourquoi, dans une seconde lettre datée du 21 août, les cinq cardinaux ont adressé au Souverain Pontife une nouvelle version de leurs Dubia, encore plus précise et concise, de manière à obliger leur destinataire à donner le genre de réponse attendue, garante de clarté .Réponse qui ne leur était toujours pas donnée fin septembre. C’est pourquoi, conformément à ce que prévoit le Droit de l’Eglise , le 2 octobre, les cardinaux ont rendu publique cette deuxième version de leurs Dubia, dans une « Notification adressée aux fidèles du Christ », laquelle indique aussi les raisons profondes de cette démarche accomplie auprès du Pape . « Vue la gravité de l’affaire des Dubia, concluent les cinq cardinaux dans cette adresse, « surtout en vue de la session imminente du Synode des évêques, nous estimons qu’il est de notre devoir de vous informer, vous les fidèles (canon 212 § 3), afin que vous ne soyez pas sujets à la confusion, à l’erreur et au découragement, mais que vous priiez pour l’Église universelle et, en particulier, pour le Pontife romain, afin que l’Évangile soit enseigné avec toujours plus de clarté et suivi avec toujours plus de fidélité ». On ne saurait mieux dire - mieux, c’est-à-dire en toute modestie et respect du bien commun de la sainte Eglise. Et pourtant, le journaliste Mathieu Lasserre, dans le Journal La Croix du 4 octobre 2023, n’a pas rougi d’évoquer,en un titre à la formulation particulièrement odieuse, « ces questions doctrinales devenues un outil politique des opposants au Pape » .En tout état de cause, c’est à la suite de la publication de cette Notification, le 2 octobre, que le Saint Siège a rendu publique, le même jour, la réponse du Pape à la première version des Dubia, celle du 10 juillet.
3. Nous voudrions nous en tenir ici au tout premier de ces Dubia, à la première question que les cardinaux ont posée au Pape François. Celle-ci concerne le concept même de la Tradition dans l’Eglise, tel qu’il doit s’entendre à travers celui de la Révélation. En effet, si la Révélation est immuable dans la signification des vérités dont elle donne aux hommes la connaissance, la Tradition, qui a pour objet d’en assurer la conservation et la transmission, doit rester fidèle à transmettre la même signification inaltérée. Aux yeux des cardinaux, ces deux concepts clés de Révélation et de Tradition deviendraient problématiques, si l’on s’en tient « aux affirmations de certains évêques, qui n'ont été ni corrigées ni rétractées ». Voilà pourquoi la question est posée au Pape de savoir si « la Révélation divine dans l'Église doit être réinterprétée en fonction des changements culturels de notre temps et de la nouvelle vision anthropologique que ces changements promeuvent » ; ou si, à l’inverse, « la Révélation divine est contraignante pour toujours, immuable et donc à ne pas contredire, selon ce qui a été dicté au Concile Vatican II et qui stipule qu’à Dieu qui révèle est due " l'obéissance de la foi " (Constitution dogmatique Dei Verbum, n° 5) ; que ce qui est révélé pour le salut de tous doit rester "à jamais intact" et vivant, et être "transmis à toutes les générations" (n° 7) et que le progrès de l'intelligence n'implique aucun changement dans la vérité des choses et des mots, parce que la foi a été "transmise une fois pour toutes" (n° 8), et que le Magistère n'est pas supérieur à la Parole de Dieu, mais n'enseigne que ce qui a été transmis (n° 10) ».La question, on doit le remarquer, est posée au Pape en des termes qui font référence aux enseignements du concile Vatican II, dans la constitution Dei Verbum, qui traite de la Révélation divine–lesquels ne sont pas non plus sans soulever quelques difficultés.
6. La réponse du Pape demeurant à leurs yeux dans le flou et dans l’inconsistance, les cinq cardinaux ont reformulé leur question de la manière suivante : « Est-il possible que l’Église enseigne aujourd’hui des doctrines contraires à celles qu’elle a précédemment enseignées en matière de foi et de morale, que ce soit par le Pape ex cathedra, ou dans les définitions d’un Concile œcuménique, ou dans le Magistère ordinaire universel des évêques dispersés dans le monde (cf. Lumen Gentium, 25) ? ».
7. Derrière cette reformulation se profile l’éternelle question, celle qui fut au cœur du pontificat du prédécesseur de François, comme elle fut aussi au cœur du combat mené dès le dernier Concile par Mgr Lefebvre. Mais question bien différemment posée. Question de la double « herméneutique », pour Benoît XVI : rupture ou renouveau dans la continuité ? Question du double Magistère, pour Mgr Lefebvre : vrai Magistère de toujours ou nouveau « magistère » de Vatican II ? Herméneutique ou Magistère ? Deux manières opposées de poser la même question appellent inévitablement deux réponses différentes. La réponse qu’appelle le premier de ces cinq Dubia présentés au Pape François par les cinq cardinaux passe par la résolution de cette ambiguïté.
Abbé Jean-Michel Gleize