DIEU SANS BARBE ?



Publié le 11/01/2024 sur internet
Publié dans le N°664 de la publication papier du Courrier de Rome



Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes et si impliquées, qu’elles frappent peu ; et quand cela servirait à quelques-uns, cela ne servirait jamais que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s’être trompés ».

(Pascal, Pensées, n° 543 de l’édition Brunschwicg).

1. Le conseil municipal d'un village vote un arrêté qui enjoint à son barbier de raser tous les habitants du village qui ne se rasent pas eux-mêmes, et seulement ceux-ci : omnes et solos. Le barbier, qui est un habitant du village, n'a pas pu respecter cette règle.

2. En effet, s’il se rase lui-même, il enfreint la règle, car le barbier ne peut raser que les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes. S'il ne se rase pas lui-même - qu'il se fasse raser par autrui, ou qu'il conserve la barbe - , il est en tort également, car il a la charge de raser les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes. Cette règle est donc inapplicable. S'agit-il pour autant d'un dilemme sans issue, c’est-à-dire de ce qu’on appelle aujourd’hui un paradoxe ? Il n'y a aucune raison de penser qu'un conseil de village ou toute autre instance ne puisse être à l'origine d'une loi absurde. De fait, loin d'être une antinomie logique, ce paradoxe montre seulement qu'un barbier respectant cette règle -c’est-à-dire vérifiant cette définition nominale du « barbier » - ne peut pas exister.

3. Ce paradoxe fut célèbre en son temps. Nous le devons à un savant mathématicien de grand renom, philosophe et homme politique de surcroît, Bertrand Arthur William Russell (1872-1970) . Celui-ci est considéré comme l’un des fondateurs de la logique contemporaine et son ouvrage majeur, écrit en collaboration avec Alfred North Whitehead, a pour titre Principia Mathematica. Surnommé le « Voltaire anglais » ou le « Voltaire du XXe siècle », Russel a défendu des idées proches du socialisme et milité contre toutes les formes de religion, considérant qu'elles sont des systèmes de cruauté inspirés par la peur et l'ignorance.Son œuvre est couronnée par le prix Nobel de littérature en 1950, et il faut y voir la récompense décernée au «champion des idéaux humanistes et de la liberté de pensée ». En 1948, il participa sur la BBC à un débat radiophonique qui est resté célèbre, et qui l'opposa au prêtre jésuite Frederick Charles Copleston (1907-1994), sur la question de l’existence ou l’inexistence de Dieu .

4. La paradoxe du barbier peut en effet être transposé sur le plan de la philosophie de la nature (ou cosmologie) ,sur lequel saint Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, a fait reposer sa démonstration de l’existence d’un Dieu, Cause absolument première de tout l’Univers créé . Le mot « Dieu » désigne en effet, par hypothèse, la Cause de toutes les existences, et seulement des existences qui ne sont pas causes d’elles-mêmes. Cette Cause peut-elle exister ? Il suit de cette définition nominale que, si Dieu n’est pas cause de sa propre existence, Dieu est cause de sa propre existence. Et si Dieu est cause de sa propre existence, comme Il est par définition cause des existences qui ne sont pas causes d’elles-mêmes, Il n’est pas cause de sa propre existence. Le dilemme semble bel et bien insurmontable, puisque chacune de ses deux cornes sombre dans l’absurde et c’est pourquoi il devrait logiquement conduire à conclure qu’aucune réalité correspondant au mot « Dieu » ainsi défini ne peut exister.

5. Où est l’erreur ? Dans la transposition elle-même. Le dilemme posé par Russel est sans issue parce que la causalité qu’il fait intervenir est univoque, c’est-à-dire qu’elle doit s’entendre exactement dans le même sens, et dans le même genre de causalité, lorsque l’on parle de celui qui rase et de ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes : le raseur et les non rasants sont toujours tous de la même espèce, car il n’y a qu’une seule espèce de rasage, ce dernier étant la cause particulière d’un effet particulier. Dieu, quant à Lui, ne « cause » pas, il créée, et son action à Lui diffère absolument de tout genre d’autres. Car Dieu est la « Cause » par excellence, c’est-à-dire la cause universelle de tous les effets possibles, étant la cause de l’être. Or, « causer l’être » n’est pas causer de la même manière dont causent les êtres. Lorsque nous parlons des existences qui ne se « causent » pas elles-mêmes et de Celui qui « cause » toutes les existences, le mot « cause » n’est pas pris dans le même sens. L’homme qui en engendre un autre ne peut s’engendrer lui-même, mais Dieu qui « cause » tous les hommes qui engendrent ne les cause pas en les engendrant. Si l’on postule que le Causant cause tous ceux qui ne se causent pas eux-mêmes, et seulement ceux-là, en assimilant le « Causant » à une espèce de « géniteur » ou d’ « engendrant », le dilemme est sans issue. Mais est-il inévitable de définir le mot « Dieu » comme désignant ce genre de Causant ? Comme appartenant à ce genre commun et univoque, précisément ? Si on l’admet, la définition nominale compromet d’avance l’existence de la réalité dénommée « Dieu ». Mais l’on ne saurait non plus compromettre les existences réelles, qui, de toute évidence, ne sont pas causes d’elles-mêmes. Chacune réclame en effet une cause qui n’est pas elle, et qui la cause d’une manière totalement différente de celle dont elle cause elle-même les autres.

6. Dans le Motu proprio Sacrorum antistitum qui contient le Serment antimoderniste, saint Pie X impose la profession de foi suivante : « Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être certainement connu, et par conséquent aussi, démontré à la lumière naturelle de la raison "par ce qui a été fait" (Rm, I, 20), c'est-à-dire par les oeuvres visibles de la création, comme la cause par les effets (DS 3538) ». Comme « la cause par les effets ». Sans doute, les hommes rasés de près attestent-ils aux yeux de tous l’existence d’un barbier, ou, à tout le moins, d’un rasoir. Mais prenons garde que ce que nous désignons du mot « Dieu » est ce qui est censé rendre compte de tous les effets, c’est-à-dire de toutes les existences, et pas seulement de celle du barbier ou du rasoir. Et c’est d’ailleurs précisément pourquoi « Dieu » est défini nominalement comme « la Cause de toutes les existences, et seulement des existences qui ne sont pas causes d’elles-mêmes ». Cette « Cause » est unique et elle se dit « cause » dans un sens absolument spécifique, à tel point que le mot même de « cause » risquerait d’en devenir équivoque, si la théologie ne disposait pas des ressources de l’analogie. Dieu est en effet la « cause de l’être pris comme tel », alors que tout autre « cause » est cause « dans un genre donné, limité et particulier, de l’être » - et non pas cause de l’être.

7. La preuve thomiste de l’existence de Dieu suppose cette distinction absolument fondamentale. Et c’est pourquoi elle reste toujours la même à travers les cinq voies de saint Thomas. Elle peut se ramener aux deux raisonnements suivants, dont le premier est le plus décisif.

8. Premier raisonnement. MJ 1 : L’observation montre que les réalités de ce monde ne peuvent pas être la cause de leur être,selon le mode d’être particulier qui en spécifie l’observation (par exemple, le père qui engendre son fils ne peut pas s’engendrer lui-même). MN 1 : Or, ce qui n’est pas la cause de son êtreselon un mode d’être particulier n’est pas la cause de son êtreselon l’être tout court, que particularise ce mode (par exemple, le père qui engendre son fils non seulement ne peut pas s’engendrer lui-même, c’est-à-dire causer son être d’engendrant, mais il ne peut pas causer non plus son être tout court, il ne peut être sa propre cause, selon l’être). CCL 1 : Donc telle réalité observée ne peut pas être la cause de sa propre existence selon l’être tout court.

9. Deuxième raisonnement. MJ 2 : Telle réalité observée ne peut pas être la cause de sa propre existence selon l’être tout court. MN 2 : Or, ce qui n’est pas la cause de son être suppose cette cause dans un autre et ce qui ne suppose pas la cause de son être en un autre est à lui-même son propre être, sa propre existence.CCL 2 : Donc il existe une Réalité qui est la cause de tout être et de toute réalité, c’est-à-dire cause de l’existenceselon l’être tout court, et qui est donc à elle-même sa propre existence.

10. La base (ou le point de départ) de toute la preuve correspond à MJ 1 : elle doit être immédiatement et directement observable, objet d’expérience et d’observation, soit triviale (ou selon le sens commun) soit scientifique (selon la science expérimentale ou selon la philosophie de la nature), et pour autant objet d’un jugement d’existence. Car il faut bien partir de là si l’on veut aboutir à un jugement qui affirme l’existence de Dieu.

11. Le moyen terme de la preuve correspond à MN 1 : il est l’élément absolument décisif car c’est à ce niveau que la preuve prend sa véritable dimension, en s’établissant sur le plan proprement métaphysique, le plan où ce qui est « causé » est non tel type particulier d’être (comme le rasage ou l’engendrement) mais l’être tout court.L’existence est en effet immédiatement perçue par notre intelligence selon un mode donné ou une détermination particulière de l’être. Nous saisissons par exemple l’existence du rasage et celle du barbier, c’est-à-dire l’être en tant que mobile, avant de saisir l’existence de l’être pris comme être. Et nous ne pouvons saisir l’être comme tel qu’à travers ce mode d’être particulier ou cette détermination qui est pour l’être le fait d’être mobile. Sans doute, est-ce fondamentalement l’être en tant que tel qui est causé, maisnotre intelligence perçoit cette causalité d’abord telle qu’elle se réalise pour causer tel type particulier d’être. Et c’est seulement ensuite qu’elle peut s’élever jusqu’à la causalité de l’être pris comme tel. Moyennant quoi, la preuve aboutit beaucoup plus loin qu’au genre de causalité commun à tous les êtres, celui du barbier qui rase comme celui du père qui engendre ; elle aboutit à une « causalité » tout à fait à part, qui se situe en dehors de tout genre de causalité immédiatement observable, causalité prise dans un sens absolument unique et qui n’a rien de commun avec les autres : causalité de Celui qui « cause » l’être pris comme tel, et que l’on nomme « Dieu ». Pour prouver l’existence de Dieu, il faut partir d’une réalité concrète, observable et observée ; mais la preuve ne peut s’en tenir là car la science de la nature, laissée au seul premier degré d’abstraction, ne saurait jamais remonter qu’à l’existence d’une cause particulière, cause non de l’être mais du mouvement, et non à l’existence de la Cause première et universelle. Car c’est l’esse, l’être pris comme tel, qui est l’effet propre de ce que nous appelons « Dieu » ; c’est justement cet effet-là et lui seul qui montre la Cause : « Les oeuvres de Dieu manifestent visiblement ses perfections invisibles » dit saint Paul, et ces œuvres se ramènent précisément toutes à une seule œuvre fondamentale, qui est l’être.

12. Faute d’avoir bien saisi les deux aspects qu’intègre le moyen de la preuve et de les avoir distingués avec la netteté suffisante, l’on se méprend sur la véritable portée de la démonstration de l’existence de Dieu. Aux yeux de ceux qui ont été préalablement victimes de cette méprise, la transposition du paradoxe du barbier, du plan physique qui est le sien au plan métaphysique, qui est celui de la preuve des cinq voies de saint Thomas, semble aller de soi, alors qu’elle est absolument indue. C’est d’ailleurs ce genre de méprise que le Père Copleston reproche à Russell. Celui-ci arguait : « Le scientifique tire au clair bon nombre de phénomènes qui se produisent dans le monde et qui sont d’emblée des commencements de chaînes causales, des causes premières qui n'ont pas elles-mêmes de cause. Le scientifique ne présuppose pas que tout a une cause ». Et Copleston : « Mais alors, il s’agira de causes premières relativement à tel champ restreint de considérations. Il s’agira de causes relativement premières » .

13. Dieu peut donc exister – et Il existe. Et la réponse du père jésuite fait ici écho à celle de l’Ecriture. « S'ils ont acquis assez de science pour arriver à connaître le monde », dit en effet le Livre de la Sagesse en parlant des savants tels que Russel, « comment n'en ont-ils pas connu plus facilement le Maître ? » (XIII, 9) .

Abbé Jean-Michel Gleize

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