FRANCOIS ET LES LGBTQ
Publié dans le N°660 de la publication papier du Courrier de Rome
1. Plus d’une fois, lorsqu’il lit La Croix ou se risque sur Le Forum Catholique, le fidèle de la Tradition croirait entendre Stéphane Mallarmé : « Ô nymphes, regonflons des souvenirs divers … ». L’actualité, et spécialement l’actualité religieuse, surtout lorsqu’elle est relayée à la vitesse de l’éclair, est d’une naïveté déconcertante. La nouveauté qui lui semble neuve n’est en effet le plus souvent que la répétition ou le prolongement facilement prévisible d’un passé qu’elle a trop vite oublié. Ainsi en va-t-il des déclarations récentes du Pape François : elles étonnent ou choquent les liseurs de la toile, alors qu’elles n’ont pas de quoi surprendre les lecteurs assidus et attentifs du Courrier de Rome. Voyons un peu.
2. Dans une interview accordée à l'agence Associated Press, et diffusée le 25 janvier dernier, François a déclaré : « « Être homosexuel n’est pas un crime. Ce n’est pas un crime. Mais c’est un péché. Bien, mais d’abord faisons la distinction entre un péché et un crime ». Le Pape a tenu ces propos alors qu’il était interrogé sur les lois qui criminalisent l’homosexualité. Il faut savoir, en effet, qu’environ 67 pays criminalisent encore l’homosexualité, parmi lesquels 11 prévoient la peine de mort. Le chef de l’Eglise a qualifié ces lois d’ « injustes », en ajoutant que Dieu aime tous ses enfants tels qu’ils sont. Et d’appeler les évêques catholiques qui soutiennent ce type de lois à accueillir les personnes LGBTQ dans l’Église.
3. A tous ceux qui s’interrogeraient avec inquiétude sur la signification de tels propos, nous ne pouvons que renvoyer à ce que nous avons déjà écrit dans le numéro de septembre 2017 du Courrier de Rome . C’était il y aun peu plus de cinq ans, et il s’agissait de rendre compte de la publication d’un livre faisant état des « rencontres » du Pape avec le sociologue français Dominique Wolton . François y déclare en effet à son interlocuteur : « Je ne voudrais pas que l’on confonde ma position sur l’attitude envers les personnes homosexuelles avec le sujet de la théorie du genre » . Car, aux yeux du Pape, autant la théorie est à réprouver, autant les personnes méritent le respect. De telle sorte que le plan théorique de la loi naturelle, avec les idéologies qui lui sont opposées, et le plan pratique de l’attitude pastorale, en deviennent absolument hétérogènes. Ce qui est cohérent, de la part du Pape, puisque, sur ce deuxième plan, doivent valoir les données essentielles énoncées un an plus tôt dans son Exhortation postsynodaleAmoris laetitia, en son n° 291 : « L’Eglise se tourne avec amour vers ceux qui participent à sa vie de manière incomplète », ainsi qu’au numéro suivant : « L’Église ne cesse de valoriser les éléments constructifs dans ces situations qui ne correspondent pas encore ou qui ne correspondent plus à son enseignement sur le mariage » .Ces propos tenus par François, en 2016 dans Amoris laetitia et en 2017 dans les entretiens avec Dominique Wolton, même s’ils ont déjà été oubliés par les liseurs de la toile, doivent garder toute leur importance car ce sont eux qui doivent nous donner la clef ou la grille de lecture pour comprendre ce que veut dire le Pape lorsqu’il fait aujourd’hui, en 2023, la distinction entre « péché » et « crime », à propos des homosexuels.
4. Normalement, c’est-à-dire pour un catholique bénéficiant de la double lumière de la Révélation divine et de la réflexion théologique, la différence entre le crime et le péché est celle qui existe entre la partie et le tout : le crime est une espèce de péché. De la sorte, tout crime est un péché tandis que tout péché n’est pas un crime. Le péché est un acte, et il se distingue du vice, lequel est ce que les théologiens désignent comme un « habitus », c’est-à-dire beaucoup plus qu’une simple habitude : une seconde nature acquise à force de répéter les actes et qui se trouve au principe -ou à la racine – de tous les autres actes possibles du même genre, quasiment inévitables, en raison de cette propension acquise. Le péché est donc l’acte isolé tandis que le vice en est la cause profonde. Cet acte isolé est moralement mauvais et il se définit précisément comme toute pensée, parole ou action commise à l’encontre de la loi de Dieu. La pensée est par définition interne et occulte. Mais les paroles et les actions sont externes. Si elles sont de nature à léser directement le bien commun (ou l’ordre de la société), elles sont « publiques », sinon et si elles sont de nature à léser de manière directe seulement le bien particulier, elles sont « privées ». Le péché, quand il est commis en parole ou en action, est donc tantôt public et tantôt privé, selon qu’il lèse directement ou non l’ordre de la société. Lorsqu’il est public, le péché peut et doit faire l’objet d’une répression juridique de la part des autorités civiles, chargées de protéger le bon ordre de la société contre tout ce qui pourrait le menacer de manière directe. Cette répression prend la forme concrète de lois qui interdisent, sous la menace de peines, l’accomplissement de certains actes au for externe public, c’est-à-dire dans le cadre immédiat de la vie sociale, par distinction d’avec un cadre limité où l’impact des mêmes actes n’irait pas jusqu’à nuire gravement au bon ordre de la société. L’on peut dès lors désigner comme « crime » un péché susceptible d’être commis au for externe public et passible de peines légales, destinées empêcher son accomplissement .
5. C’est ainsi que, par exemple, en France, par la Circulaire du 29 novembre 2006, le Ministère de la Santé a précisé les modalités de l’interdiction de fumer dans les lieux publics fermés ou de travail. Le responsable du lieu est passible d’une amende pouvant s’élever jusqu’à 750 euros, tandis que l’usager fumeur est passible d’une amende pouvant s’élever jusqu’à 450 euros. Le fait de fumer dans un véhicule en présence d'un mineur est puni d’une amende pouvant aller jusqu'à 750 euros. Cet exemple est intéressant car problématique : le genre d’actions que la loi de l’Etat français considère ici comme passibles de répression équivaut-il à un genre de péchés directement et gravement nuisibles au bien commun de la société ? Et s’agit-il d’abord d’un « péché » : l’action de fumer est-elle contraire à la loi de Dieu ? Songeons que, en revanche, la Cour Européenne des Droits de l’Homme, dans un arrêt du 17 février 2005, affirme ce qui suit : « Le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus. Il faut, dès lors, qu’il existe des raisons particulièrement graves pour que soit justifiée, aux fins de l’article 8 § 2 de la Convention, une ingérence des pouvoirs publics dans le domaine de la sexualité ». En conséquence de quoi, le fait de se livrer à la prostitution représente en France une activité tout à fait légale, ou du moins non punissable. Tandis que, néanmoins, depuis la loi du 13 avril 2016, les clients ayant recours en France aux services d’un personne se livrant à la prostitution sont passibles d’une amende de 1500 euros. Là encore, où est le péché et où est le crime ?... Autant dire que les lumières de la théologie et celles du droit civil des sociétés contemporaines ne brillent pas toujours du même éclat.
6. Et le Pape dans tout cela ? Dans l’esprit de François, « être homosexuel » est un péché dans la mesure où celui qui est homosexuel (c’est-à-dire entaché d’une seconde nature mauvaise) commet en raison même de son homosexualité des actes contraires à la loi de Dieu, c’est-à-dire précisément des actes accomplis entre protagonistes de même sexe, alors que la loi divine naturelle réclame qu’ils le soient entre des protagonistes de sexes différents. Là est le désordre : dans le mode selon lequel sont accomplis ce genre d’actes, normalement destinés à assurer la propagation de l’espèce humaine et à transmettre la vie. Car le mode de l’accomplissement s’oppose ici radicalement à la finalité intrinsèque de l’acte, ce qui est un désordre contraire à la volonté de l’Auteur de l’espèce humaine. Et pourtant, ce « péché » n’est pas un « crime ». Qu’entend le Pape par là ? Très clairement ce qu’il a déjà expliqué en réponse à Dominique Wolton. François n’entend pas nier que l’acte homosexuel puisse représenter un préjudice opposé au bien commun de la société. Mais doit rester sauf le respect et même l’amour dû aux personnes homosexuelles. Celles-ci ne sauraient donc être légalement empêchées de se livrer à tous les types de comportement que leur inspire leur état (ou leur seconde nature) d’homosexuels, dans la mesure exacte où ces comportements ne portent pas gravement atteinte à l’ordre public.
7. Cela suppose donc que, aux yeux de François, l’acte homosexuel n’est pas de soi, en tant que tel, c’est-à-dire toujours et partout, un acte de nature à nuire gravement au bien commun de la société. Il le sera seulement dans certaines circonstances, par exemple s’il revêt une dimension exhibitionniste ou s’il est assorti d’un certain type de violence pouvant inciter à la haine ou porter atteinte à la dignité de la personne humaine. Et ce genre de circonstances peuvent d’ailleurs affecter - et rendre pour autant criminelles – d’autres actions, des actions autres que les actions homosexuelles, comme par exemple les actions relevant du genre de la pornographie : certaines sont légales, d’autres ne le sont pas, ce qui est bien la preuve ou du moins l’indice que ce genre d’actions, même s’il représente le genre du péché, n’est pas criminel en soi, pas davantage en tout cas que le genre des actions homosexuelles. Ou que le genre d’action qui consiste à fumer, puisque la loi, en France, réprime seulement le fait de fumer dans telle circonstance, c’est-à-dire dans un endroit public fermé. Mais un véhicule où il est interdit de fumer en présence d’un mineur est-il, quoique fermé, un endroit public ? Et si le véhicule, où se trouvent le fumeur en train de fumer et le mineur, est lui-même à l’intérieur du garage (donc d’un lieu fermé) d’un particulier ? Les circonstances sont variables à l’infini. Gageons que le Pape n’y a guère songé. Er cela lui incombe-t-il ?...
8. Plus profondément, la différence établie ici par François entre « péché » et « crime » suppose que le crime n’est plus une espèce de péché. En effet, le crime se définit comme ce qui met en péril la dignité ontologique de la personne humaine et le bon ordre lui aussi « ontologique » - pourrait-on dire – de la société temporelle. Et pour le Pape, « ontologique » s’oppose ici à « moral », et par « moral » l’on doit entendre ce qui se définit par rapport à la loi divine, aussi bien naturelle que surnaturelle. De la sorte, le péché est une action contraire à la loi divine, tandis que le crime est une action contraire au bien-être et à la dignité de l’homme, qu’il soit pris individuellement ou collectivement, bien-être et dignité qui font abstraction d’une conformité à la loi divine. Le crime se distingue alors du péché non pas comme la partie du tout, non pas comme le péché social ou public se distingue du péché tout court. Il s’en distingue comme l’offense faite à l’homme se distingue de l’offense faite à Dieu, que celle-ci soit privée ou publique. Comme tel, le crime n’est pas une offense publique faite à Dieu : Et réciproquement, l’offense publique faite à Dieu n’est pas un crime. Le péché social des nations n’existe plus. Seul demeure le fameux « crime contre l’Humanité ». Et quand bien même l’homosexualité équivaudrait à une offense faite à Dieu, même publique, elle ne saurait passer pour un crime. Ce seraiten plutôt les lois répressives de l’homosexualité qui seraient criminelles – ou du moins injustes, selon François. Il peut certes se faire qu’une même action soit simultanément péché et crime, par exemple l’assassinatd’un prêtre catholique par des musulmans. Mais il y a là la réunion fortuite – ou factuelle - de deux points de vue qui, pour coïncider dans un même cas isolé, n’ont rien à voir l’un avec l’autre. L’assassinat est péché dans la mesure où il équivaut à un acte contraire au cinquième commandement de Dieu, chose que déplore l’Eglise, mais dont les autorités civiles n’ont pas à se préoccuper. Le même assassinat équivaut à un crime dans la mesure où il représente une menace pour la sécurité publique et une atteinte à la dignité humaine.
9. Ce propos de François croit pouvoir s’autoriser de l’enseignement de la constitution pastorale du concile Vatican II, Gaudium et spes, laquelle énonce en son numéro 36 le principe de « l’autonomie des réalités terrestres ». Ce principe affirme sans doute que « les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l'homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser ». Mais il a été expliqué par Benoît XVI dans son Discours à l’union des juristes catholiques italiens, le 9 décembre 2006 , à propos de la laïcité, en un sens qui n’est pas du tout le même que celui que voudrait lui donner François.
10. Benoît XVI commence par faire le constat de la mauvaise laïcité, celle où l’Etat voudrait se passer du concours de la religion. « A la base de cette conception », explique-t-il, « il existe une vision areligieuse de la vie, de la pensée et de la morale : c'est-à-dire une vision où il n'y a pas de place pour Dieu, pour un Mystère qui transcende la pure raison, pour une loi morale de valeur absolue, en vigueur en tout temps et en toute situation ». Benoît XVI explique ensuite de façon plus précise ce qui différencie la bonne et la mauvaise laïcité : tout va dépendre de la manière dont on conçoit la fameuse autonomie des réalités terrestres dont il est question dans la constitution Gaudium et spes de Vatican II. « Cette affirmation conciliaire constitue la base doctrinale de la " saine laïcité " qui implique l'autonomie effective des réalités terrestres, non pas de l'ordre moral, mais du domaine ecclésiastique ». D’après cette explication, la saine laïcité doit s’entendre au sens où la séparation de l’Eglise et de l'Etat n’implique pas la séparation de l’Etat et de la loi morale naturelle. Benoît XVI réprouve donc une conception de la laïcité qui, en excluant toute intervention de l’Eglise et des religions dans le domaine social, voudrait exclure par là toute vision religieuse de la vie, de la pensée et de la morale. Cette exclusion est inacceptable aux yeux de Benoît XVI, parce que justement la religion est selon lui le fondement même qui donne à la loi morale son caractère absolu. Et par religion, le pape désigne, à la suite de la constitution Gaudium et spes du concile Vatican II, l’attitude de « quiconque croit en Dieu et à sa présence transcendante dans le monde créé ». C’est donc la religion réduite à son plus petit dénominateur commun, la simple religion naturelle, religion trop théorique pour ne pas en devenir naturaliste. Le régime de cette prétendue saine laïcité est donc celui où l’Etat fait reposer l’ordre ontologique de la société sur les bases d’un certain ordre moral naturaliste, garant de la dignité de la personne humaine. Cela est déjà inacceptable car cela correspond à un ordre social naturaliste, fruit du libéralisme et du personnalisme introduits dans l’Eglise par Vatican II .
11. Mais François va plus loin. La distinction qu’il introduit ici, à propos de l’homosexualité, entre « péché » et « crime », coupe l’ordre ontologique de la société des bases, pourtant déjà réduites à l’extrême, de l’ordre moral naturaliste. Jusqu’ici, les hommes d’Eglise avaient découronné le Christ Roi. Voici qu’à présent François semble découronner le Créateur. Avec Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI, les hommes d’Eglise ont voulu soustraire l’ordre social à la loi divine surnaturelle, tout en exigeant qu’il se soumette encore à la loi divine naturelle. Voici qu’à présent François semble vouloir émanciper cet ordre social de la loi divine naturelle. Partant, l’homosexualité, si elle reste un péché au for interne de la conscience, ne représente plus un crime au for externe de la société temporelle.
12. Ne serait-ce pas ici l’occasion de rappeler le constat dressé par saint Pie X dans son Encyclique Pascendi ? « Voilà qui suffit, et surabondamment, pour montrer par combien de routes le modernisme conduit à l'anéantissement de toute religion » - et de toute morale. « Le premier pas fut fait par le protestantisme, le second est fait par le modernisme, le prochain précipitera dans l'athéisme ». François n’est-il pas en train de nous précipiter dans une forme sociale d’athéisme, en soustrayant la société temprelle aux exigences de la loi divine naturelle ?
Abbé Jean-Michel Gleize