LE SCHISME
Publié dans le N°658 de la publication papier du Courrier de Rome
15. La réponse du Père de Blignières fait intervenir un deuxième argument.
16. « Le schisme », nous dit-il, « intervient lorsque les consécrations épiscopales sont faites dans le dessein de se soustraire à la juridiction pontificale ou à la communion de l’Église universelle. C’était le cas pour la constitution de l’ " Église patriotique " chinoise. Or c’est ce qui s’est passé pour les sacres du 30 juin 1988. Mgr Lefebvre n’entendait pas transmettre une juridiction mais se soustraire à une juridiction. C’est ce qui ressort du motif principal rappelé par l’abbé Gleize : se dérober aux " autorités modernistes ", pour faire une opération-survie de " la Tradition " hors des structures hiérarchiques ».
17. Sans doute, oui, le schisme présente-t-il deux aspects, bien mis en lumière par Cajetan .
18. Le schisme est en effet le refus de l’unité de l’Eglise et cette unité est celle d’un tout qui se compose de toutes ses parties. Elle résulte « du fait que tous les fidèles soient mis en rapport les uns avec les autres », en sorte que « chacun se trouve mis en dépendance du tout ». L’unité de l’Eglise est « non seulement une unité d’action par la foi, l’espérance, la charité et les sacrements, non seulement aussi unité d’action par l’obéissance à un même chef », mais surtout « unité de relation de partie à partie, dans le cadre d’une seule et même société ». Dans son essence, le schisme, qui est le refus de cette unité, se définit donc comme le refus de se comporter comme la partie d’un tout. « Car », continue Cajetan, « dans la mesure où l’on est schismatique, on refuse d’agir en tant que partie de l’Eglise ; important peu pour quelle raison on est conduit à ce refus. L’essentiel est que l’on en arrive à refuser de se comporter comme partie de l’Eglise : c’est alors que l’on encourt le schisme. Car, quelle que soit la raison pour laquelle on arrive à cela, que ce soit parce que l’on retient une doctrine ou une volonté d’agir différentes de celle du tout, dans la mesure où l’on prétend donner les sacrements ou les recevoir, donner un enseignement ou en recevoir un, exercer le gouvernement ou être gouverné, de telle sorte que l’on veuille se conduire non pas comme partie de l’Eglise mais comme si l’on était soi-même un tout autonome, c’est alors que l’on est schismatique ».
19. Cajetan distingue alors deux manières distinctes de faire schisme : « Pour que l’on encoure ce mal et que l’on soit schismatique, il suffit de l’une seule des deux conditions suivantes : soit que l’on cesse de reconnaître sa dépendance à l’égard d’un seul chef, soit que l’on cesse de vouloir se mettre en rapport avec tous les autres membres ». Sans doute avons-nous écrit dans un précédent article, ici visé par la réponse du Père de Blignières, qu’un sacre épiscopal, où le consécrateur donnerait contre la volonté du Pape le pouvoir de juridiction en même temps que le pouvoir d’ordre, serait schismatique. En l’espèce, c’est bien le refus de se situer dans la dépendance du Pape qui constitue le schisme. Mais pour autant, nous n’avons pas dit que tout schisme est constitué par ce refus. Comment pourrait-on voir ici, comme le veutpourtant le Père de Blignières, une définition restrictive et incomplète, l’oubli de l’autre dimension du schisme, voire une falsification des données les plus élémentaires de la doctrine catholique ?... Nous entendionstout simplement distinguer le point de vue précis qui importait à l’argumentation, sans pour autant nier l’autre point de vue possible.
20. Celui-ci correspondrait – toujours selon le Père de Blignières – à un motif supplémentaire. La Fraternité Saint Pie X serait donc doublement schismatique, à la fois en raison des consécrations épiscopales du 30 juin 1988, qui comporteraient le refus de reconnaître le Pape comme le chef de l’Eglise, et en raison d’un refus de communiquer, comme de partie à parties, avec les autres membres de l’Eglise, réputés « conciliaires ». La Fraternité Saint Pie X, écrit en résumé notre objectant, « revendique justement sa séparation d’avec les autres membres de l’Église ».
21. Ne faudrait-il pas alors considérer comme schismatiques au moins une bonne partie des prêtres et des fidèles de la mouvance dite « Ecclesia Dei » qui refusent de prendre part à la célébration de la nouvelle liturgie ? Sans parler des saints évêques qui, tout au long de l’histoire de l’Eglise, se sont tenus en retrait des agissements d’une hiérarchie pourtant réputée légitime. C’est ici que doit prendre place une distinction de toute première importance. Son importance, remarquons-le tout de suite, ne lui vient pas seulement du fait qu’elle représente le moyen de répondre à l’objection qui nous est faite. Elle lui vient aussi du fait qu’elle représente probablement le cœur du problème qui reste pendant depuis le fameux été 1988.
22. La distinction doit prendre place ici entre le fait et le droit. C’est d’ailleurs celle qu’évoque saint Paul dans son Epître à Tite, chapitre III, verset 10. Parlant de l’homme tombé dans l’hérésie ou de celui qui favorise l’hérésie, l’Apôtre commande de l’éviter. Ce commandement de saint Paul rejoint d’ailleurs celui que donne saint Jean dans sa deuxième Epître, chapitre I, verset 1 : « Ne le recevez pas chez vous et ne lui dites pas Bonjour ». La Révélation divine nous enseigne ici, ni plus ni moins, que les fidèles demeurés catholiques doivent éviter d’entrer en relation avec celui qui favorise l’hérésie, dans la mesure même où il la favorise. Il suffit de prendre tant soit peu en compte les paroles et les écrits de Mgr Lefebvre, ceux des supérieurs de la Fraternité Saint Pie X et de des membres, pour s’apercevoir que l’attitude de retrait vis-à-vis des autorités romaines et de ceux qui se conforment à leurs directives est une attitude de fait, non de principe, une attitude dictée par la prudence, non par une prise de position dogmatique. Et cette attitude se justifie dans la mesure où ces autorités et ceux qui les suivent représentent un danger pour la foi, dans la mesure où leur conduite est inspirée par les nouveautés tant du concile Vatican II que des réformes qui s’en sont suivies.En définitive, si le schisme peut se caractériser comme un éloignement et une rupture, la question est de savoir qui s’éloigne de qui et qui rompt avec qui. Dans un texte mémorable, les cardinaux Ottaviani et Bacci ont pu dire que le nouveau rite de la messe imposé à toute l’Eglisepar le Pape Paul VI à partir de 1969 « s’éloigne de manière impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail » de la définition catholique de la Messe, fixée une fois pour toutes lors du concile de Trente. Certes, oui des fossés se sont creusés, mais cela fut inévitable, puisque l’Eglise doit rester une dans sa foi et dans son culte. Et l’on ne saurait reprocher à Mgr Lefebvre et à la Fraternité par lui fondée d’avoir voulu demeurer dans cette unité alors que, de toute évidence, Paul VI et ses successeurs s’en éloignaient toujours plus.
23. Mgr Lefebvre a toujours considéré depuis le moment même du concile Vatican II que l’enseignement de ce Concile (dans les textes du Concile ou dans toutes les réformes qui en procèdent) était infecté par les principes du libéralisme et du modernisme. Face à ce qu’il appelle selon les cas tantôt « des erreurs graves » tantôt « des hérésies » , et qui est de toutes façons un enseignement contraire à la Tradition, Mgr Lefebvre considérait qu’il y avait un péril grave et imminent pour la foi et que ce péril rendait légitime et nécessaire de la part de tout catholique soucieux de garder la Tradition une attitude de retrait à l’égard de la vie commune des catholiques dits « conciliaires », dans la mesure où cette vie commune correspond elle-même à la mise en pratique des erreurs signalées et représente pour autant un danger pour la foi. Mgr Lefebvre a voulu en outre continuer à reconnaître comme légitimes les autorités en place, en continuant à nommer le Pape et les Ordinaires au canon de la messe, en priant publiquement pour le Souverain Pontife, et en entretenant des relations de courtoisie , de diplomatie et même de soumission réelle à l’égard de ces autorités, autant que cela ne porte pas de préjudice à la foi catholique .De fait, en raison de la généralisation des erreurs, les fidèles de la Tradition n’ont que peu de contacts avec ceux dits « conciliaires ». Dans une conférence donnée à Ecône en septembre 1988 , Mgr Lefebvre a pu préciser sa pensée en ces termes : « Sortir, donc, de l’Église officielle ? Dans une certaine mesure, oui, évidemment. Tout le livre de M. Madiran, L’Hérésie du 20e siècle est l’histoire de l’hérésie des évêques. Il faut donc sortir de ce milieu des évêques, si l’on veut ne pas perdre son âme. Mais cela ne suffit pas, car c’est à Rome que l’hérésie est installée. Si les évêques sont hérétiques (même sans prendre ce terme au sens et avec les conséquences canoniques), ce n’est pas sans l’influence de Rome ». En définitive, d’où vient cette absence de contacts, cette mise en retrait et cet isolement des fidèles de la Tradition à l’égard de ce qu’il est convenu d’appeler « l’Eglise conciliaire » ? Du fait que les fidèles de la Tradition ne peuvent pas se résoudre à devenir protestants. Et c’est ici que se trouve le cœur du problème.
23. Faut-il voir ici une attitude schismatique ? Le schisme correspondrait à une attitude de principe, tandis qu’ici il y a seulement une attitude de fait, dictée par la prudence, face à la protestantisation généralisée qui sévit encore aujourd’hui dans l’Eglise. En définitive, et pour indiquer la raison profonde du désaccord qui sépare la Fraternité Saint Pie X des communautés de la mouvance dite « Ecclesia Dei », tout dépend de la gravité des erreurs introduites dans la sainte Eglise par le concile Vatican II et entretenues depuis par les successeurs de Paul VI. L’acte posé par Mgr Lefebvre le 30 juin 1988 est, sans aucun doute, d’une gravité sans pareille, mais il trouve sa pleine justification dès lors qu’il apparaît comme la seule réponse vraiment proportionnée à la gravité du péril qui, depuis Vatican II, menace dans l’Eglise le salut des âmes, en raison des erreurs signalées. Si cette gravité du péril n’avait pas été ce qu’elle est réellement, alors la réaction de Mgr Lefebvre n’eût été en aucune manière légitime, en raison même de sa disproportion. Pareillement, l’attitude des fidèles de la Tradition, qui se reconnaissent dans la « mouvance » de la Fraternité Saint Pie X se justifie si et seulement si elle est la seule réponse vraiment proportionnée à la gravité de ce même péril.
24. Tout dépend donc de cette gravité.Examinant la nature du schisme , saint Thomas d’Aquin remarque en passant que « le bien de l’unité de l’Église, auquel s’oppose le schisme, est moindre que le bien de la vérité divine, auquel s’oppose l’infidélité » . La vérité divine est en effet le principe même de l’unité de l’Eglise, à tel point que celle-ci ne saurait demeurer sans celle-là. Dans un contexte aussi perturbé que celui où nous vivons, il est bien difficile d’adopter une attitude parfaitement conforme à l’idéal de paix et de sérénité, et quel que soit le parti adopté, il comporte inévitablement des risques. Mais risquer l’hérésie, ou ce qui la favorise, est plus grave et donc plus dangereux que risquer le schisme. Nous voudrions certes, ne risquer ni l’un ni l’autre, mais il est impossible d’échapper au risque. Et la gravité des erreurs qui favorisent l’hérésie est telle que nous ne pouvons pas prendre le risque d’y succomber. D’autant moins que, précisément, l’hérésie conduit au schisme.
25. La Fraternité Saint Pie X n’est donc pas schismatique, comme le serait une secte qui entendrait se retrancher, par principe, de l’unité de l’Eglise, en refusant de se situer à l’égard des catholiques dits « conciliaires » comme une partie à l’égard d’une autre dans le même tout. Il se trouve simplement que, au sein de la même société, les uns dits « conciliaires » sont infectés par des erreurs dont les autres dits « lefebvristes » entendent se prémunir. Mais encore faut-il pour comprendre cela, voir et admettre que l’infection existe et qu’elle est suffisamment grave.
26. L’attitude d’un abbé Bisig ou d’un Père de Blignières, nous donne l’indice qui permet de penser que dans leur esprit la gravité de ces erreurs et du péril qu’elles engendrent n’est pas telle qu’elle autorise la mesure d’exception adoptée par Mgr Lefebvre et continuée par la Fraternité Saint Pie X. La divergence réside ici, fondamentalement, au niveau de l’appréciation pratique de l’erreur et, à ce niveau, tout effort pour dissiper les malentendus n’aurait pour effet que de les multiplier. Il reste aussi que l’appréciation de la gravité de la crise de l’Eglise est rendue encore plus difficile si l’on est victime d’une théologie erronée de l’épiscopat.
27. L’été 88 fut donc bel et bien une croisée des chemins, et le bénéfice de ces années écoulées depuis est, sans aucun doute, de mesurer toute l’importance des raisons profondes qui séparent la Fraternité Saint Pie X de ces communautés de la mouvance Ecclesia Dei. A défaut de pouvoir nous entendre avec eux, nous savons néanmoins gré au Père de Blignières et à l’abbé Bisig de leur franchise : à leurs yeux, l’épiscopat de la Fraternité n’est pas catholique et il est même schismatique, pour les raisons signalées, qui ne sont pas légères. Nous pouvons alors leur dire, et dire à travers eux à tous les responsables de ces communautés Ecclesia Dei, ce que Mgr Lefebvre écrivait en juin 1988 au Pape Jean-Paul II : « Le moment d’une collaboration franche et efficace n’est pas encore arrivé ».
Abbé Jean-Michel Gleize