ENCORE L’ÉPISCOPAT



Publié le 30/12/2022 sur internet
Publié dans le N°658 de la publication papier du Courrier de Rome



1 - Refus de l’acte et refus du pouvoir.

5. Dissipons tout de suite la confusion, pourtant maintes fois déjà réfutée, qui inaugure la « Réponse argumentée » que l’on voudrait nous opposer . Il est clair que « lʼacte par lequel le Pape désigne le sujet à sacrer ne relève pas du pouvoir dʼordre, mais du gouvernement de lʼÉglise ». Le Pape use en effet ici de son autorité suprême de chef de toute l’Eglise. Mais il ne s’ensuit pas que « un évêque qui ordonne un prêtre non désigné par le Pape, même sʼil entend ne pas transmettre à ce prêtre de juridiction, usurpe bien la juridiction du Papeen choisissant ce prêtre pour évêque ». Ou, plus exactement, il convient ici de distinguer entre usurpation et usurpation, comme entre le refus de se soumettre à un acte de l’autorité et le refus de reconnaître le pouvoir qui est au principe de cet acte de l’autorité. Le refus de se soumettre à l’acte de l’autorité est la désobéissance et il ne mérite d’être désigné comme une « usurpation » que dans un sens impropre. Seul le refus du pouvoir constitue à proprement parler une usurpation, lorsque,non content de ne pas obéir, le sujet refuse le principe même de l’autorité et s’arroge par le fait même le pouvoir qui revient à celle-ci.

6. Cajetan l’explique d’ailleurs dans le passage cité par nos objectants. Le schisme, dit-il, est encouru si l'on refuse l'obéissance au Souverain Pontife, en n'acceptant pas ce qu'il commande, non pas précisément du point de vue de ce qui est commandé (car cela équivaudrait à une simple désobéissance), mais du point de vue de l'autorité qui commande, c'est à dire en refusant de reconnaître le Pape comme chef et supérieur. On pourra en juger à la lecture de la traduction de ce passage de Cajetan, que nous donnons ici. « Si l'on refuse de tenir compte de ce que le Pape commande ou de ce qu’il juge, cela peut se produire [...] premièrement par rapport à l’objet de ce jugement ou de ce commandement. [...] En effet, si l’on compte pour rien le jugement du Pape, même avec pertinacité, [...] c’est une erreur très grave mais on n’en est pas pour autant schismatique. Car il arrive, et c’est souvent le cas, que l’on refuse d’exécuter ce que le supérieur commande tout en continuant pourtant à reconnaître le supérieur comme tel. [...] Mais si l’on refuse ce que commande ou décide le Pape en tant que cela découle de sa fonction, parce qu’on ne reconnaît pas le Pape comme son supérieur, même si on est persuadé de son bon droit, on est alors schismatique à proprement parler. […] En effet la désobéissance, quelle que soit sa pertinacité, ne constitue pas le schisme sauf si elle équivaut à une rébellion contre la fonction du Pape ou contre celle de l’Eglise de sorte que l’on refuse d’être soumis à cette fonction du Pape et de le reconnaître comme son supérieur » .Ainsi donc, si le schisme implique un refus d’obéissance, tout refus d’obéissance n'implique pas le schisme. Le schisme est le fait de celui qui refuse l’obéissance non en raison de ce qui est commandé mais en raison de celui qui commande.

7. Le Père Labourdette commente cette glose de Cajetan en insistant sur la même distinction : « Tout péché mortel », observe-t-il, « ou même tout péché contre la charité, n'est pas schisme, mais seulement celui qui s'oppose directement à la charité comme produisant cet effet précis de vouloir être partie du tout qu'est l'Église ». La désobéissance n'impliquant pas un tel refus se distingue comme telle du schisme : « De même, refuser d'obéir au Pape parce que ce qu'il ordonne nous contrarie n'est pas schisme, mais désobéissance simple ; mais refuser de lui obéir en tant que précisément il est chef de l'Église, par révolte contre cela même, contre l'unité que cela assure, c'est péché de schisme ».

8. Certes, oui, le Pape Jean-Paul II, dans la lettre qu’il adressa le 9 juin 1988 à Mgr Lefebvre, exhorte celui-ci à renoncer à son projet et lui commande donc de ne pas sacrer les quatre évêques. Mais même si l’on estime que cet acte de l’autorité du Pape est justifié, son refus représente tout au plus un acte de désobéissance, non un schisme. Pour pouvoir affirmer comme il le fait dans la suite de sa lettre que cette consécration « ne pourra apparaître que comme un acte schismatique », Jean-Paul II aurait dû établir que l’acte prévu pour le 30 juin suivant impliquait par lui-même le refus non seulement de ce que lui-même avait commandé à Mgr Lefebvre mais aussi le refus de la Primauté de juridiction de l’évêque de Rome.Il est pourtant notoire que le fondateur de la Fraternité Saint Pie X s’est toujours défendu d’une pareille attitude. L’homélie qu’il prononça lors de la consécration épiscopale du 30 juin 1988 est explicite sur ce point. Et notons bien qu’ici, il ne s’agit pas d’une bonne intention, au sens d’une intention subjectivement bonne (ou d’une finis operantis, comme disent les moralistes), mais incapable de modifier par elle-même la nature objective de l’acte posé. Il s’agit précisément de l’intention telle qu’elle donne à l’acte posé son espèce et son objet formel (au sens d’une finis operis, comme diraient encore les moralistes). L’acte accompli par Mgr Lefebvre - même si l’on admet par hypothèse pure qu’il constitue une désobéissance, comme tout acte refusant de se conformer à un acte de la juridiction du Pape - ne constitue nullement un schisme, c’est-à-dire un acte refusant de se conformer par principe à la juridiction même du Pape. Nous avons d’ailleurs montré, en nous appuyant pour cela sur les enseignements de Pie XII , que cette distinction est théologiquement possible en général et applicable en particulier à l’acte de consécration épiscopale accompli contre la volonté du Pape. Et c’est d’ailleurs cette possibilité qui échappe visiblement au Père de Blignières et à l’abbé Bisig, comme le prouve la suite de leur réponse.

2 – Ambivalence de l’épiscopat

9. En effet, cette réponse nous objecte ensuite que, même si « il y a des évêques qui ne jouissent pas dʼune juridiction actuelle », néanmoins, « tous (à la différence des simples prêtres) ont, en vertu même de leur sacre, une aptitude de droit divin, à cette juridiction ». Sur ce point, le Père de Blignières renvoie en note à l’étude rédigée par ses soins il y a vingt-cinq ans et publiée dans la revue Sedessapientiae, avec le Supplément doctrinal n° 2 au numéro de juin 1987. Nous avons dit ce qu’il faut en penser dans un article du précédent numéro du Courrier de Rome : le Père de Blignières parle d’une « aptitude » et ce terme est susceptible de deux significations : au sens où le pouvoir de juridiction serait donné dans son essence même par le sacre, conjointement avec le pouvoir d’ordre ; au sens où le pouvoir d’ordre donné dans son essence même par le sacre est en puissance à être conjoint au pouvoir de juridiction, lui-même donné dans son essence non par le sacre mais par l’investiture canonique du Pape. Toute la Tradition de l’Eglise, heureusement récapitulée dans l’étude de l’abbé Raymond Dulac, donne la préférence à la deuxième signification, tandis que la première est défendue par une opinion isolée et récente, que les théologiens qualifient de nouvelle, « sans racine dans la Tradition et manquant de cohérence avec les données de la Révélation » .

10. Ainsi que l’indique lecardinal Journet, dans le tome I de son Eglise du Verbe Incarné , le même mot « épiscopat » est ambivalent, car il peut désigner tantôt (selon une distribution analogique de sens) deux pouvoirs réellement distincts, pris chacun dans sadéfinition essentielle, tantôt l’unité concrète de ces deux pouvoirs, tels qu’ils sont de fait reçus par un même sujet, qui les exerce l’un dans la dépendance de l’autre.« Le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction », dit Journet, « sont deux pouvoirs réellement distincts. Ils ne sont pas cependant, disons-le ici déjà succinctement, indépendants l’un de l’autre ».Plutôt que de parler d’aptitude d’un pouvoir à l’égard de l’autre, il est préférable de parler, comme le fait ici l’éminent théologien suisse, d’une certaine dépendance, laquelle prend place au niveau de l’exercice des pouvoirs. Ces derniers sont distincts dans leur genèse, dans leur être et dans leur définition et ils sont unis seulement dans leur exercice. Ils sont donc, avons-nous dit, « un, d’une unité d’ordre, car l’un dépend de l’autre dans son exercice et c’est pourquoi ils sont le plus souvent sinon ordinairement exercés par un seul et même sujet ».

11. Voilà d’ailleurs pourquoi l’épiscopat est autre que l’évêque. L’épiscopat signifie un double pouvoir, tandis que l’évêque désigne un seul sujet qui exerce ordinairement, l’un dans la dépendance de l’autre, ces deux pouvoirs. Il est vrai que, à l’ordinaire, l’évêque consacré et comme tel sujet du pouvoir d’ordre épiscopal est normalement destiné, dans l’Eglise, à recevoir aussi le pouvoir de juridiction épiscopal, et ce, en vertu du cours ordinaire des choses voulu par Dieu. L’on peut parler effectivement en ce sens d’une certaine « aptitude » ou destination ordinaire, chez l’évêque consacré, à recevoir la juridiction. Mais cette « aptitude » concerne le sujet, non le pouvoir. Et il ne suit pas de là que le pouvoir d’ordre épiscopal, pris comme tel,et non plus tel que dans son sujet, appelle nécessairement le pouvoir de juridiction épiscopal ni qu’il y ait dans le sacre la collation simultanée et du premier et du second.

12. Cette distinction qui a lieu entre le pouvoir pris dans son être et le pouvoir pris dans le sujet qui doit l’exercer est ici fondamentale. Elle explique en effet pourquoi la consécration épiscopale n’appelle nullement par elle-mêmele pouvoir de juridiction, du fait même qu’elle cause ni plus ni moins que l’arrivée à l’être du pouvoir d’ordre, dans le sujet qui la reçoit. Même si, par ailleurs, ce sujet « doit » ordinairement, ou selon une nécessité seulement morale, recevoir et exercer le pouvoir de juridiction, conjointement au pouvoir d’ordre, la réception de ce pouvoir d’ordre n’exige nullement, au titre d’aucune nécessité, pas même morale, la réception et l’exercice du pouvoir de juridiction. Résumant l’explication de Journet, nous avons écrit : « Mais l’on ne saurait dire que l’épiscopat pris comme tel implique toujours et partout, en vertu de sa définition propre et d’une nécessité qui serait quasiment absolue ou métaphysique, la réunion des deux pouvoirs, la consécration épiscopale qui communique le pouvoir d’ordre communiquant dès lors aussi ou du moins exigeant strictement le pouvoir de juridiction » .

13. La réponse que nous oppose le site « Claves.org » reproduit pour la énième fois le même passage de l’Encyclique Ad apostolorumprincipis de Pie XII. Il devient vraiment fastidieux de devoir réexpliquer sans cesse à nos contradicteurs le sens précis de ce passage, tel que l’indique son contexte – et qui leur échappe si visiblement. « De ce que Nous vous avons exposé », dit le Pape, « il suit qu'aucune autorité autre que celle du Pasteur suprême, ne peut invalider l'institution canonique donnée à un évêque ; aucune personne ou assemblée, de prêtres ou de laïcs, ne peut s'arroger le droit de nommer des évêques ; personne ne peut conférer légitimement la consécration épiscopale sans la certitude préalable du mandat pontifical ». L’abbé de Blignières objecte que « l’abbé Gleize cite ce passage sans en dégager la signification pourtant obvie ». Le numéro de juillet-août 2022 du Courrier de Rome s’est longuement - et suffisamment - étendu sur la question. On aura soin, écrivions-nous de noter la différence clairement indiquée (de façon « obvie ») dans les propos de Pie XII : personne d’autre que le Pasteur suprême ne peut retirer ou donner le pouvoir de juridiction, tandis que personne ne peut conférer légitimement la consécration épiscopale contre la volonté du Pape. La première négation porte sur la possibilité même tandis que la deuxième porte non sur la possibilité mais sur la légitimité de ce qui reste, de toutes façons, possible, de façon légitime ou non. Et d’autre part, lorsque dans la suite du texte Pie XII insiste sur la gravité de la consécration épiscopale illégitimement conférée, cette gravité doit s’entendre de l’acte qui vient aggraver l’usurpation, par laquelle le pouvoir de juridiction a été communiqué contre la volonté du Pape. La consécration dont parle précisément Pie XII en référence aux événements survenus en Chine est une consécration non seulement illégitime mais encore schismatique, du fait que l’évêque consécrateur s’arroge de surcroît le pouvoir de communiquer la juridiction. « Une consécration ainsi conférée contre tout droit et qui est un très grave attentat à l'unité même de l'Eglise, est punie d'une excommunication " réservée d'une manière très spéciale au Saint-Siège ", et encourue ipso facto non seulement par celui qui reçoit cette consécration arbitraire mais aussi par celui qui la confère ».

14. Restons-en là. Il est malheureusement à craindre que le Père de Blignières et ses disciples restent pour longtemps encore prisonniers de ces faux postulats de « l’épiscopat autonome », postulats qui ont fait une apparition tardive dans l’histoire de la théologie et que les auteurs du meilleur renom ont qualifié de nouveautés inconsistantes .

Abbé Jean-Michel Gleize

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