« L’ÉPISCOPAT AUTONOME » DU PÈRE DE BLIGNIÈRES



Publié le 30/12/2022 sur internet
Publié dans le N°657 de la publication papier du Courrier de Rome



1. Le refus des sacres d’Ecône peut s’expliquer pour des raisons très diverses. Dans la pensée du Père Louis-Marie de Blignières, fondateur de la Société Saint-Thomas d’Aquin, il tient à des raisons très précises, dont l’exposition détaillée figure déjà, un an avant le 30 juin 1988, dans la revue Sedes sapientiae, avec le Supplément doctrinal n° 2 au numéro de juin 1987. Ces 22 pages d’analyse, assorties de 10 pages de notes, font la matière d’une étude intitulée « Réflexions sur l’épiscopat autonome ».

1) Le postulat de base

2. Tout est dit dès le résumé placé en tête de l’étude (page 2) : « L’évêque, par son sacre même, est ordonné essentiellement à gouverner l’Eglise, corps mystique du Christ. Celui qui est sacré évêque ne peut exclure ce pouvoir sans mettre en péril la validité du sacre. Et il ne peut l’accepter (contre le Saint Siège) sans commettre un très grave attentat à l’unité même de l’Eglise, selon la formule de Pie XII (Encyclique Ad apostolorum principis, 29 juin 1958) ». Ce principe de base, qui commande toute la suite de l’argumentation et conduit,dans l’esprit de l’auteur, à regarder comme « schismatiques » et « non catholiques » les sacres d’Ecône, est répété par la suite, dans la première partie de l’étude : « L’épiscopat comporte une relation à la régence de l’Eglise qui lui est essentielle. Il est impossible de l’exclure sans mettre en péril l’unité de l’Eglise » (page 4).

3. Tel est le postulat qui explique, chez l’un des principaux artisans de ce qui allait devenir la mouvance Ecclesia Dei, le refus de l’attitude suivie par la Fraternité Saint Pie X. C’est aussi le postulat adopté par les fondateurs de la Fraternité Saint Pierre.

2) Une équivoque foncière

4. Sur quoi repose-t-il ? Que faut-il entendre par cette « relation à la régence de l’Eglise » qui serait « essentielle » à l’épiscopat ? Comment comprendre l’idée selon laquelle « l’évêque, par son sacre même, est ordonné essentiellement à gouverner l’Eglise » ? Le Père de Blignières parle équivalemment d’ « ordination » et de « relation » : quelle réalité entend-il désigner par ces expressions ?

5. Prises en une première signification, qui est celle retenue par le Père de Blignières, celles-ci pourraient laisser croireque le sacre appelle « essentiellement » la juridiction, au sens oùconférer le sacre équivaudrait, au moins implicitement, mais essentiellement, à conférer le pouvoir de gouverner. Si cela était vrai, le refus de la juridiction entraînerait le refus du sacre, ou du moins mettrait en cause sa validité. Et c’est précisément cette conséquence qui est affirmée par le Père de Blignières : l’évêque sacré ne saurait exclure ce pouvoir de gouverner, en ayant l’intention de ne pas se le voir conférer, sans mettre en péril la validité du sacre.En ce premier sens, la consécration épiscopale cause en acte chez celui qui le reçoit non seulement le pouvoir d’ordre mais aussi le pouvoir de gouvernement, et il s’agit ici de la réalité même du pouvoir, telle que donnée en acte et dans son essence, et pas seulement en puissance. Si par son sacre même l’évêque est ordonné essentiellement à exercer le gouvernement de l’Eglise, cela signifie en effet que par son sacre même l’évêque possède le pouvoir de gouverner l’Eglise, puisque le pouvoir n’est pas autre chose, formellement considéré, qu’une ordination essentielle à son exercice.Et cela signifie bien plus qu’une simple aptitude : cela signifie une exigence. Le Pape lui-même ne donne pas ce pouvoir, qui est communiqué à l’intéressé immédiatement par le Christ, à travers le sacre. Que donne alors le Pape ? Une simple détermination juridictionnelle, nous dit le Père de Blignières, laquelle « a pour rôle de désigner une matière à l’exercice d’un pouvoir de régence déjà existant, d’une puissance spirituelle qui est reçue dans la consécration elle-même » (page 7).

6. Est-il alors logique de conclure que la consécration épiscopale, conférée à un sujet donné à l’encontre de la volonté du Pape, représente comme telle un acte schismatique et constitue un très grave attentat à l’unité même de l’Eglise ?Certes, même si le Pape ne donne pas la réalité même du pouvoir de régence (ou de gouvernement) – celle-ci étant directement communiquée à l’intéressé par le Christ, par le moyen du sacre – il revient au Pape, en vertu de son Primat, de décider qui doit recevoir ce pouvoir et de lui assigner les sujets sur lesquels il pourra l’exercer. Cependant, le sacre conféré sans mandat pontifical et contrairement à la volonté du Souverain Pontife entraînerait le schisme seulement si l’évêque consécrateur avait la prétention d’assigner à l’évêque consacré un troupeau particulier, car en cela il ne se contenterait pas de désobéir mais usurperait le pouvoir du Pape et s’arrogerait une autorité qui n’est pas la sienne. Le simple fait de communiquer, par le sacre, un pouvoir de régence directement participé du Christ, sans établir les conditions requises à son exercice, entrainerait-il le schisme et causerait-il un attentat à l’unité même de l’Eglise ? La chose ne paraît pas si évidente que voudrait le croire le Père de Blignières.

7. Prise en une deuxième signification, les expressions susdites d’ « ordination » et de « relation »devraient s’entendre au sens d’une simple aptitude et non d’une exigence, au sens où le sacre confère à celui qui le reçoit le pouvoir d’ordre en acte, dans sa réalité même de pouvoir mais ne lui confère pas le pouvoir de gouvernement, sinon en puissance. L’évêque consacré reçoit alors du Pape la réalité même de son pouvoir de gouvernement, qui est équivalemment le pouvoir de juridiction, pouvoir donné en acte dans son être même de pouvoir. Le Pape ne se contente pas d’assigner à l’évêque déjà en possession d’un pouvoir de gouvernement la matière requise à l’exercice de ce pouvoir ; il fait beaucoup plus que cela car son intervention est requise non seulement au bon exercice du pouvoir mais à son être même, à sa réalité et à son existence dans l’évêque consacré.

8. Dès lors, l’initiative du 30 juin 1988 s’avère théologiquement possible, c’est-à-dire qu’elle ne va pas, en tant que telle, à l’encontre du droit divin selon lequel l’épiscopat doit se communiquer dans la sainte Eglise. Nous l’avons d’ailleurs mis en évidence dans un précédent article, en nous appuyant sur l’enseignement de Pie XII . Sur le plan des possibilités pures et théoriques, celui qui consacre un évêque contre la volonté du Pape et de façon illégitime peut se proposer de le faire avec deux intentions différentes : soit pour communiquer à la fois le pouvoir d’ordre par le moyen de la consécration et le pouvoir de juridiction, par le moyen d’une autorité qu’il s’arroge et qui n’appartient qu’au Pape ; soit pour communiquer seulement le pouvoir d’ordre par le moyen de la consécration sans communiquer le pouvoir de juridiction et sans usurper l’autorité du Pape. On dira sans doute que cette distinction reste théorique et que, en pratique, le plus souvent sinon toujours, ceux qui consacrent un évêque contre la volonté du Pape ont la volonté de communiquer non seulement le pouvoir d’ordre par le moyen de la consécration proprement dite mais aussi - et surtout - le pouvoir de juridiction, en usurpant le pouvoir du Pape. Tels sont les consécrateurs schismatiques, qui jalonnent malheureusement toute l’histoire de l’Eglise. Cependant, l’autre alternative reste possibleet théologiquement fondée : consacrer un évêque contre la volonté du Pape peut se faire sans qu’il y ait nécessairement (ou par le fait même) usurpation du pouvoir du Pape, c’est-à-dire sans que le consécrateur ait la prétention de communiquer une juridiction que seul le Pape peut communiquer. Dans une pareille situation, le consécrateur communique ni plus ni moins que ce qu’il peut effectivement communiquer, puisque le pouvoir d’ordre dépend comme tel d’une consécration valide, avec ou sans l’approbation du Pape.

3)La thèse du Père de Blignières.

9. Le Père de Blignières croit trouver le moyen d’imposer la première de ces deux significations, comme étant la seule qui puisse définir la nature de l’épiscopat de façon suffisamment conforme au droit divin. Mais sur quelles données s’appuie-t-il ? Sur quelques rares citations du Magistère du concile de Trente et des Papes, chez Léon XIII, Pie XII ou même Pie VI, sur les réflexions du Père Bouëssé, et sur l’autorité supposée d’une quinzaine de théologiens, invoqués dans la note 33, figurant aux pages 26-28 de son travail.

10. Ces références ne doivent pas faire illusion. Les passages du Magistère sont insuffisamment explicites ou bien cités hors de leur contexte et sollicités dans le sens de la thèse préconçue . Les articles du Père Bouëssé ne concernent pas directement la question envisagée ici, et traitent précisément de l’épiscopat dans la ligne du pouvoir d’ordre sacerdotal. Enfin, l’autorité des théologiens, quand elle apparaît suffisamment explicite sur le point envisagé , n’est pas celle qui pourrait se prévaloir de l’unanimité ; elle s’oppose plutôt à l’opinion commune, et s’accorde mal avec les données du Magistère .

4) La critique de l’abbé Dulac.

11. Il suffira ici de renvoyer le Père de Blignières à ce qu’a écrit, bien avant lui, l’abbé Raymond Dulac. L’éminent canoniste, de surcroît théologien, représenta en son temps et représente encore aujourd’hui une autorité de poids, reconnue et respectée comme telle, dans les milieux de la Tradition. Dans son livre bien connu, La Collégialité épiscopale au deuxième concile du Vatican, paru aux Editions du cèdre, en 1979, figure un chapitre XVI consacré tout entier à la question qui nous occupe : « Le pouvoir de gouvernement épiscopal est-il essentiellement inhérent au sacre ? » (pages 115-124). Rappelons-en les grandes lignes, qui font valoir l’explication communément admise jusqu’au dernier concile.

4.1 – Précisions préliminaires.

12. L’abbé Dulac commence par rappeler que les sujets du pouvoir d’ordre et ceux du pouvoir de juridiction sont de soi distincts, comme les pouvoirs qu’ils reçoivent. En vertu du droit divin, le pouvoir d’ordre est reçu en trois catégories de sujets : les évêques, les prêtres et les ministres ; tandis que le pouvoir de gouvernement ou de juridiction est reçu en deux catégories de sujets : le Souverain Pontife et les évêques. Il résulte de cela que le même mot « évêques » est ambivalent : il peut désigner tantôt le sujet du pouvoir d’ordre tantôt le sujet du pouvoir de juridiction. Cette dualité est clairement indiquée par le canon 108, § 3 du Code de 1917 : « D’institution divine, la sacrée hiérarchie en tant que fondée sur le pouvoir d’ordre, se compose des évêques, des prêtres et des ministres; en tant que fondée sur le pouvoir de juridiction, elle comprend le pontificat suprême et l’épiscopat subordonné ». Le canon 109 insiste sur cette distinction, en indiquant les deux modes distincts d’acquisition correspondant aux deux pouvoirs distincts : « Ceux qui sont admis dans la hiérarchie ecclésiastique […] sont constitués dans les degrés du pouvoir d’ordre par la sainte ordination; dans le souverain pontificat, directement par droit divin, moyennant élection légitime et acceptation de l’élection; dans les autres degrés de juridiction, par la mission canonique ». Ce canon ne dit pas que le pouvoir de juridiction est communiqué par le sacre épiscopal ; il dit que cette communication a lieu par la mission canonique reçue du Pape.

13. L’abbé Dulac rappelle également que ces deux pouvoirs sont non seulement distincts mais séparables et peuvent se renconter en des sujets différents. « Depuis l’origine de l’Eglise, des clercs, tout en étant investis de l’ordre épiscopal, n’ont jamais, de fait été pourvus d’un pouvoir de juridiction : ainsi les évêques de l’antiquité dits vacantivi, certains chorévêques, les évêques désignés aujourd’hui sous le nom de titulaires (in partibus infidelium). « Inversement : des clercs, dénués de la consécration épiscopale, ont constamment exercé, en certains cas, tout ou partie de la juridiction épiscopale : ainsi, les vicaires capitulaires (gouvernant un diocèse pendant sa vacance), denombreux vicaires ou administrateurs apostoliques, etc. On sait aussi que le prêtre qui a reçu l’institution canonique de l’épiscopat peut exercer tous les actes du gouvernement épiscopal avant même d’avoir été sacré. De même, le sujet élu Pape, dès lors qu’il a accepté librement cette élection, est pourvu de la juridiction suprême et universelle, même s’il n’est pas encore sacré évêque » (page 118).

4.2 – Les données du problème

14. Ceci dit, l’origine du pouvoir épiscopal de juridiction peut s’expliquer de deux manières, en fonction de deux réponses qui peuvent être données à la question posée. L’abbé Dulac expose ces deux explications, et montre surtout qu’elles ne sauraient revêtir la même valeur.

15. D’après une première réponse, dit-il, « le pouvoir de juridiction est, comme tel et formellement, inclus dans le pouvoir d’ordre ». L’on reconnaît ici la thèse que voudrait imposer le Père de Blignières. « Par le seul effet de son sacre, l’évêque a tout ce qu’il faut pour gouverner l’Eglise de Dieu. Toutefois, pour le seul bien du bon ordre et de la paix, ce pouvoir, originellement universel, est restreint à une portion de l’Eglise. Mais chaque évêque possède depuis son ordination et ne cesse de conserver le pouvoir de gouverner toute l’Eglise » (page 119).

16. D’après une seconde réponse, « le pouvoir de gouverner l’Eglise universelle appartient à un seul évêque, l’évêque de Rome. […]. Quant au pouvoir d’ordre, le Pape n’est pas différent des autres évêques, qui sont ici ses égaux ; mais seul il a un pouvoir de juridiction universelle et plénière. Les autres pouvoirs épiscopaux de juridiction ne sont qu’une émanation de cette plénitude, et, au sens fort, une participation » (page 119). Remarquons-le tout de suite ici : il en va logiquement ainsi parce que le Pape est précisément le vicaire du Christ et possède comme tel, pour l’exercer ici-bas en l’absence du Christ, le pouvoir même du Christ. Les évêques reçoivent donc une participation au pouvoir même du Christ dans la mesure exacte où il reçoivent une participation au pouvoir même du Pape. Nulle opposition, sinon factice, entre deux origines possibles du pouvoir épiscopal de juridiction : origine tirée du pouvoir même du Christ et origine tirée du pouvoir même du Pape. L’opposition n’existe que dans l’esprit de ceux qui ont perdu de vue cette vérité fondamentale, inscrite dans le principe même de toute l’ecclésiologie, tel que l’Evangile de saint Matthieu nous en a transmis la formulation : « Tu es Pierre et sur cette Pierre je bâtirai mon Eglise » (XVI, 18). Le pouvoir du Pape n'est pas une participation du pouvoir du Christ sur l’Eglise : il est identiquement et essentiellement ce même pouvoir, dont participe tout autre pouvoir dans l’Eglise. Tel est le sens de l’expression utilisée par le concile Vatican I, dans le chapitre III de la constitution Pastor aeternus : « Ce pouvoir du Pontife Suprême, bien loin de faire entrave à ce pouvoir de juridiction épiscopale ordinaire et immédiat, par lequel les évêques, qui, établis par l'Esprit Saint succédèrent aux Apôtres, paissent et gouvernent comme de véritables pasteurs les troupeaux qui leur ont été assignés, chacun le sien ; au contraire ce même pouvoir des évêques est affirmé, conforté et défendu par le Pasteur suprême et universel, selon cette parole de saint Grégoire le Grand : " Ma gloire, c'est la gloire de l'Eglise universelle. Ma gloire, c'est la force solide de mes frères. C'est alors que je suis véritablement glorifié, lorsque à chacun d'eux en particulier n'est pas refusé l'honneur qui leur est dû " » (DS 3061).

17. « Ce n’est donc point », continue l’abbé Dulac, « par le seul effet de son sacre qu’un évêque a le pouvoir de gouverner une église particulière et, encore moins, à l’occasion, l’Eglise universelle (dans le cas où il est appelé à un concile œcuménique : ce cas est contingent et transitoire : il n’y a pas un état de concile) , c’est par un principe distinct, non sacramentel, à savoir l’institution ou la mission que le Pape lui donne par un acte tout humain de sa volonté ».

4.3 – La question cruciale.

18. Surgit alors la question cruciale, à laquelle le Père de Blignières a voulu donner une réponse équivoque, en parlant sans plus de précisions d’une « relation à la régence de l’Eglise » qui serait essentielle à l’épiscopat - réponse qui débouche, comme nous l’avons vu plus haut, sur le postulat de base où toute son explication est censée trouver sa justification. L’abbé Dulac donne ici l’explication traditionnelle exempte de toute ambiguïté et montre que laréponse choisie par le Père de Blignières et l’abbé Bisig, avec le postulat qu’elle autorise, n’est pas conforme aux données de la Tradition.

19. « Qu’est-ce alors que le sacre produit ? Une destination innée, indélébile, inscrite dans le caractère épiscopal, de gouverner une portion de l’Eglise, mais cette aptitude a besoin d’être réduite à l’acte pour être un vrai pouvoir de juridiction ». Le sacre ne donne donc pas le pouvoir de gouvernement dans la réalité de son essence et de son être. Il donne seulement une « aptitude » à recevoir ce pouvoir, si l’on veut comme une puissance, au sens métaphysique du terme, puissance qui doit s’entendre ici vis-à-vis de l’acte premier, constitutif de l’essence, et non point vis-à-vis de l’acte second, constitutif de l’exercice ou de l’opération. Le sacre ne donne pas l’essence du pouvoir, qui aurait ensuite besoin de passer à l’acte pour pouvoir s’exercer. Le sacre donne seulement une puissance à recevoir l’essence du pouvoir. « En plaçant un évêque à la tête d’un diocèse, le Pape fait donc plus que confier une matière à une autorité déjà complète en soi, il fait plus que délier une puissance [au sens d’un pouvoir déjà en acte] qui n’aurait été jusque-là que retenue : le Pape ajoute à la causalité du sacre une causalité vraiment nouvelle et réelle : il produit formellement le pouvoir de gouvernement épiscopal in concreto ».

20. La même explication se retrouve sous la plume de l’abbé Victor-Alain Berto, dans son livre Pour la sainte Eglise romaine, paru aux Editions du Cèdre en 1976 (pages 243-244) : « Un évêque sacré dans l’unité de l’Eglise, même s’il n’a actuellement aucune juridiction de pasteur ordinaire particulier, soit qu’il soit sacré comme évêque titulaire, soit qu’il soit démis de son siège ou ait été déposé (pour une autre cause que de crime) fait partie du corps épiscopal parce que rien en lui ne contrarie la " vocation " des prêtres du premier rang au gouvernement du peuple chrétien ». L’éminent théologien entend caractériser ainsi la situation d’un évêque seulement consacré, sujet du pouvoir d’ordre et non revêtu du pouvoir de juridiction. Il y a, certes, en lui, dit-il, comme une " vocation " au pouvoir de gouvernement. Mais l’abbé Berto s’empresse d’ajouter : « Ce mot de " vocation ", nous le mettons entre guillemets, parce qu’il ne nous satisfait pas. Nous l’employons parce qu’il dit moins que " exigence " et même que " convenance ", car il n’est certainement ni d’exigence ni même de convenance que quiconque a reçu le sacre reçoive une juridiction. Ou plutôt, s’il y a là une convenance et même une exigence, elle est collective et non distributive. L’ensemble des sujets qui ont reçu le sacre ou qui ont mandat apostolique de le recevoir exige de constituer le corps du gouvernement de l’Eglise sous le Pontife romain, oui ; mais cela n’est pas vrai de chacun des sujets sacrés. Et d’autre part telle portion du troupeau peut être placée pour un temps plus ou moins long dans des circonstances particulières sous le gouvernement d’un sujet non consacré, lequel appartient de ce fait sans être évêque au corps épiscopal ». Et un peu plus loin : « On doit admettre que l’appartenance au corps épiscopal confère de droit divin à ceux qui en sont membres en même temps que l’aptitude à régir pastoralement quoique non souverainement chacun chaque troupeau particulier, singuli singulos greges (Vatican I) une aptitude à gouverner et enseigner collégialement toute l’Eglise – mais rien de plus qu’une aptitude à laquelle le Souverain Pontife seul peut donner lieu de s’exercer ».

21. Voilà qui rejoint très exactement les distinctions que nous avons faites dans un article précédent, en nous appuyant sur l’autorité du théologien suisse le cardinal Charles Journet . « La nécessité », écrivions-nous, « qui relie concrètement dans un même sujet en vue d’un même exercice les deux pouvoirs, l’ordre et la juridiction, est une nécessité non pas métaphysique mais morale. Ce n’est pas la nécessité d’une définition essentielle qui serait la même dans les deux pouvoirs. C’est la nécessité d’un exercice concret où les deux pouvoirs doivent, le plus souvent, concourir ensemble puisque l’exercice de l’un est la condition de l’exercice de l’autre. Mais si on ne doit pas les séparer en tout sujet, ces deux pouvoirs sont essentiellement distincts et séparables, et ils peuvent être séparés en quelques sujets. Cette conjonction est donc nécessaire si elle s’entend par rapport à l’épiscopat en général dans l’Eglise ; mais elle ne l’est plus si elle s’entend par rapport à chaque évêque en particulier dans l’Eglise. L’épiscopat de la Fraternité Saint Pie X, que le Père de Blignières voudrait qualifier d’ « autonome », comme s’il s’agissait d’une invention étrangère aux catégories reconnues de la théologie, s’autorise en réalité des distinctions jusqu’ici communément admises.

4.4 – Une réponse plus que douteuse.

22. L’explication qui voudrait voir dans la consécration épiscopale la cause totale et adéquate, nécessaire et suffisante, du pouvoir épiscopal de gouverner, ne peut se prévaloir du poids que donneà l’autre explication un enracinement avéré dans la Tradition. « Quelle que soit », observe encore l’abbé Dulac, « la libre expression laissée jusqu’ici par le Magistère de l’Eglise à l’opinion que nous avons exposée en premier lieu, nous nous sentons absolument incapables de la considérer comme une théorie qu’on pourrait mettre sur un pied d’autorité égale à l’autre. Elle ne peut en aucune façon lui être comparée : ni par l’autorité de son âge (elle a fait partiellement son apparition au seizième siècle, sous une forme d’ailleurs timide et tâtonnante) ; ni par la caution de ses tenants (certains gallicans, les antipapistes de l’école de Van Espen et de Tamburini, les sectateurs du Synode de Pistoie ; et, parmi les catholiques, des théologiens de second rang jusqu’ici peu nombreux » (page 120). Les théologiens demeurés catholiques, partisans de cette explication nouvelle, font surtout leur apparition au cours du dix-huitième siècle, en réaction contre le gallicanisme épiscopal. Dans son livre, L’Eglise, de saint Augustin à l’époque moderne, paru aux Editions du Cerf en 1970 et réédité en 1996, le Père Yves Congar donne un bon aperçu de cette école qui a trouvé son principal représentant en la personne de Jean-Vincent Bolgeni (1733-1811) avec son ouvrage L’Episcopato ossia la potestà di governare la Chiesa, de 1789. La thèse de Bolgeni a d’ailleurs été assez vite critiquée et réfutée par la grande majorité des théologiens , qui la regardent comme entièrement nouvelle et proposée par ses partisans sans que l’on puisse trouver dans la Tradition antérieure suffisamment d’arguments pour l’appuyer. « Elle n’a jamais fait l’objet », dit encore l’abbé Dulac, « de cet enseignement suffisamment constant et répandu qui distingue une théorie plausible d’une opinion erratique » (page 120). Dominique Palmieri (1829-1909), qui fut le grand théologien de l’époque du concile Vatican I, et qui fut choisi par saint Pie X comme membre de la commission de codification du code de droit canonique, cite d’ailleurs Bolgeni comme « quêteur d’opinions nouvelles » et des auteurs d’aussi bon renom que Guillaume Wilmers (1817-1899) et François-Xavier Wernz (1842-1914) s’expriment pareillement. Au moment du concile Vatican II, les Pères les plus en vue du Coetus , un cardinal Browne, un Mgr Carli, un Dom Prou se sont opposés à cette thèse que le schéma du De Ecclesia voulait entériner, à propos de la sacramentalité de l’épiscopat. C’est ainsi que, pour le cardinal Browne, l’idée selon laquelle la consécration épiscopale donne en acte ou dans leur essence les trois pouvoirs d’ordre, de magistère et de gouvernement contredit l’enseignement du Magistère ordinaire suprême de Pie XII, donné à trois reprises et s’inscrit aussi en faux contre la théologie de saint Thomas. Mgr Carli fait observer que cette thèse contredit le Droit de l’Eglise, relativement à la collation du Primat de juridiction du Pape, à la collation de la juridiction ordinaire des évêques résidentiels et même à l’absence de toute juridiction des évêques titulaires.

23. L’abbé Dulac fait remarquer que cette explication pèche encore au regard des données mêmes de la Révélation divine. « Elle n’a pas pour elle les conditions élémentaires de cohérence avec les sources de la Révélation qui autorisent une spéculation théologique digne de considération » (page 120). Trois raisons sont là pour l’établir. Premièrement, cette thèse fait du pouvoir de gouverner l’effet propre d’un sacrement, effet d’institution divine que le Pape ne peut ni produire ni modifier ; or, les Papes n’ont cessé, depuis l’origine, de confirmer les élections et les ordinations épiscopales : « si le pouvoir de gouverner était jugé inséparable de l’ordination, pourquoi attendre la confirmation de ce pouvoir d’un acte non sacramentel ? » (page 121). Deuxièmement, non seulement les Papes ont créé le pouvoir de gouverner, mais ils en ont fixé les limites, s’agissant ici précisément des limites du pouvoir lui-même, et pas seulement des limites de son exercice. Troisièmement, les Papes ont ôté totalement à des évêques le pouvoir de gouverner, même sans motif de pénalité et pour le seul bien général de l’Eglise. « Mais », continue l’abbé Dulac, « ce qui, dans tous ces faits est capital, c’est que, tant que le pouvoir de juridiction n’a pas été confirmé par le Pape ou après qu’il a été soustrait, les actes de ce pouvoir qui seraient accomplis par un évêque bien sacré sont unanimement déclarés : vains, nuls, sans valeur, inexistants, invalides. Tandis que les actes relevant du pouvoir d’ordre en tant que tel continuent d’être réputés valides, même s’ils ont été accomplis contre la règle (= illicites). […] Or, redisons-le, si la juridiction était de l’essence du sacrement, elle serait divine en tous les cas et aucune autorité humaine ne saurait en faire varier les effets ni en suspendre l’exercice » (pages 121-122).

24. L’abbé Dulac dénonce enfin le subterfuge, grâce auquel les partisans de cette explication voudraient la présenter en harmonie avec le Droit de l’Eglise. Il est vrai, disent-ils, que le Pape « donne le pouvoir de juridiction », mais celui-ci serait autre que le pouvoir de gouverner, déjà causé par le sacre. Le pouvoir de gouverner serait le pouvoir dans son essence, tandis que le pouvoir de juridiction serait l’exercice de ce pouvoir tel que déterminé par le Pape à certains sujets, qui en font la matière. Nous avons vu plus haut que le Père de Blignières recourt à cette distinction. A cela, l’abbé Dulac oppose justement « un axiome métaphysique et une définition dogmatique » (page 122).

25. L’axiome est que « relativa sunt simul » : les relations n’existent qu’avec le terme actuel auquel elles se réfèrent. Avant l’existence de ce terme, il y a tout au plus une disposition radicale fondant la future relation, mais il ne saurait y avoir l’être formel et actuel de la relation. Or, le pouvoir épiscopal de gouverner est essentiellement fondé sur une relation ayant pour terme les sujets, déterminés et actuels, à gouverner. « L’homme laïc, » dit l’abbé Dulac, en guise d’exemple, « qui, par un examen et la désignation du Prince, est nommé juge, qu’a-t-il exactement reçu ? La reconnaissance officielle d’une idonéité qui fonde son droit à postuler la charge de juge, et le désigne normalement à cette charge. Mais le pouvoir de juger, il ne l’aura que lorsque le Prince l’aura nommé à Carpentras ou à Pontoise. Dire qu’il juge collégialement la France entière avant d’être juge à Pontoise, à partir du jour où il a été reçu au concours, et parce qu’il est agrégé au Collège des juges de France paraît une plaisanterie d’un personnage des Guêpes d’Aristophane » (pages 122-123).

26. La définition dogmatique est celle qui figure au chapitre VII du décret Sur le sacrement de pénitence, promulgué à l’issue de la session XIV du concile de Trente : « parce que la nature et la constitution d'un jugement demandent que la sentence soit portée sur des sujets, on a toujours été persuadé dans l'Eglise de Dieu - et ce concile confirme que cela est très vrai - que ne doit avoir aucune valeur l'absolution prononcée par un prêtre sur quelqu'un sur lequel il n'a pas de juridiction ordinaire ou déléguée » (DS 1686). L’acte du pouvoir de gouvernement, censé être essentiellement conjoint au pouvoir d’ordre, et requis à la validité de celui-ci, est lui-même nul et invalide, et pas seulement illicite, dès lors que la matière du gouvernement fait défaut. Autant dire que, faute de matière et de sujets, ce pouvoir n’existe pas. Il existe dès lors que le Pape l’attribue à l’évêque, indépendamment de son sacre, en lui donnant à la fois le pouvoir et le terme de la relation sur laquelle se fonde ce pouvoir.

27. On ne voit pas comment contester cette argumentation de l’abbé Dulac. Elle est irrésistible. La thèse du Père de Blignières ne tient pas. Et les raisons qu’il voudrait invoquer pour contester le bien-fondé de la consécration épiscopale accomplie à Ecône le 30 juin 1988 ne sont pas déterminantes.

5) Pour conclure

28. Dans les observations écrites qu’il rédigea sur le schéma de la future constitution Lumen gentium , le cardinal Browne voulut faire une réserve à propos de l’incise qui donnait une nouvelle définition du pouvoir épiscopal. « Aliam instantiam exprimere vellem contra textum qui […] sic sonat : « Episcopalis autem consecratio cum munere sanctificandi, munera quoque confert docendi et regendi quae tamen natura sua nonnisi in communione cum collegii capite et membris exerceri possunt ». Je voudrais émettre une autre instance contre le texte qui s’exprime en ces termes : La consécration épiscopale confère à celui qui la reçoit, en même temps que la charge de sanctifier, aussi la charge d’enseigner et la charge de gouverner, qui ne peuvent cependant s’exercer, en raison de leur nature, que dans la communion avec le chef et les membres du collège ». Le cardinal met le doigt sur l’ambiguïté foncière du terme utilisé : « munera ».

29. Si ce terme s’entend des dons de la grâce actuelle, moyennant lesquels l’évêque consacré devient apte à exercer son pouvoir d’enseigner et de gouverner, il est possible d’admettre l’expression employée dans le texte ; si en revanche, comme on est porté à le supposer, ce terme s’entend de la remise du pouvoir lui-même, fondée sur l’autorité d’enseigner et de gouverner, alors il n’est pas possible d’admettre cette formulation ». En effet, rappelle le cardinal Browne, Pie XII a déclaré à trois reprises, dans Mystici corporis en 1943, dans Ad Sinarum gentem en 1954 et dans Ad apostolorum principis en 1958 que le pouvoir épiscopal ordinaire de gouvernement dont jouissent les évêques et qu’ils exercent sous l’autorité du Souverain Pontife leur est communiqué de façon immédiate – c’est-à-dire sans l’intermédiaire de la consécration épiscopale - par le même Souverain Pontife, « immediate sibi ab eodem Pontifice Summo impertita ».

30. Le Père de Blignières entend lever cette ambiguïté dans un sens que le cardinal Browne considère comme « inadmissible » et que l’abbé Dulac dénonce comme correspondant à une opinion nouvelle, sans racine dans la Tradition et manquant de cohérence avec les données de la Révélation. Cela est suffisant pour conclure quecette explication d’un supposé « épiscopat autonome » ne tient pas debout.

Abbé Jean-Michel Gleize

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