DIEU ET LA SCIENCE



Publié le 30/12/2022 sur internet
Publié dans le N°654 de la publication papier du Courrier de Rome



- I -
Retour sur un récent succès de librairie

1. Le livre de Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies n’aura laissé personne indifférent. Il est en tout cas caractéristique d’une certaine école de pensée, qui entend poser et résoudre, sur un plan physique et scientifique, le problème de l’origine de l’Univers – démarche que le langage contemporain désigne comme celle d’une « cosmologie ». Animés des meilleures intentions, les deux auteurs de ce livre voudraient prouver l’existence de Dieu à partir du fait que l’Univers a commencé d’exister, la science se chargeant d’établir ce fait d’un commencement de l’Univers dans le temps. Ce nerf de leur argumentation a d’ailleurs été parfaitement mis en évidence par le Professeur Robert Woodrow Wilson, prix Nobel de physique 1948, dans la Préface qu’il a bien voulu donner au livre : « Si, comme le suggère la théorie du Big Bang, l’Univers a eu un commencement, alors nous ne pouvons pas éviter la question de la création » . Cette preuve « scientifique » ou « cosmologique » de l’existence de Dieu repose fondamentalement sur le raisonnement suivant : tout ce qui commence à exister a une cause ; or, l’Univers a commencé à exister ; donc l’Univers a une cause de son existence. Si cette cause est ce que l’on désigne précisément du nom de « Dieu », l’on est alors autorisé à conclure que la réalité désignée par le mot « Dieu » existe.

2. L’argument n’est pas nouveau. Il se rencontre déjà chez les philosophes arabes, dont le principal fut Ali Gazel ou Algazel (mort en 1111). Cette preuve est communément désignée comme l’argument du kalâm, ce dernier mot signifiant l’application de la raison ou de la philosophie à l’explication des réalités divines, chez les musulmans. Cet argument a été repris à la fin des années 1970 par le philosophe William Lane Craig, né aux Etats-Unis en 1949 et apologète protestant (baptiste). Onen retrouve la teneur dans les deux livres du professeur catholique Frédéric Guillaud, qui enseigne aujourd’hui la philosophie au Séminaire de Versailles . La nouveauté, s’il en est une, du livre de Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies, est de réemployer cet argument en le faisant bénéficier des acquis les plus récents de la science contemporaine, pour établir le fait d’un commencement de l’Univers dans le temps.

3. Notre propos n’est pas, du moins ici, d’évaluer directement la valeur proprement scientifique de l’argument avancé par Messieurs Bolloré et Bonnassies, d’autant moins que nous n’en avons pas la compétence. Nous voudrions plutôt indiquer quelle doit être la juste place - ou la limite - de ce genre d’argument et vérifier dans quelle mesure le livre cité la respecte. Ce propos nous semble déjà nécessaire si nous voulons comprendre la portée du livre et être capables d’en donner une appréciation aussi exacte et nuancée que possible. Mais ce propos est d’autant plus nécessaire que le livre vient de faire l’objet d’une réponse de la part du théologien jésuite François Euvé et du physicien Etienne Klein , réponse dont il convient d’évaluer également la pertinence.

- II -
La science et les sciences

4. Dissipons tout d’abord ici une équivoque . La « science » (au sens des Modernes) dont veulent parler ici Messieurs Bolloré et Bonnassies n’est pas la science (au sens des Anciens) définie par Aristote et saint Thomas d’Aquin. La science des Anciens est l’explication par les causes générales et abstraites, tandis que la science des Modernes est l’explication par les causes particulières et concrètes.

5. Aristote définit la science comme la connaissance certaine et définitive de ce que sont les choses, obtenue par le moyen de leurs causes absolument premières et nécessaires, même si celles-ci n’ont pas de liens immédiats ou directs avec l’observation empirique de la réalité, basée sur l’observation de la connaissance sensible . Par exemple, en philosophie de la nature, ou physique entendue au sens philosophique du terme, la démonstration de l’immortalité de l’âme humaine à partir de sa spiritualité réalise cette définition de la science. C’est parce que l’âme humaine n’est pas intrinsèquement liée à la matière qu’elle est incorruptible. Mais cette immatérialité de l’âme humaine n’est pas observable par les sens. Elle est une notion purement intelligible, à laquelle aboutit un raisonnement, lui-même basé sur l’expérience sensible, mais débouchant sur une abstraction. Il en va ainsi parce que la science, telle que la conçoivent les Anciens, est l’explication du réel, telle que donnée à partir de ses causes absolument premières et universelles, explication basée sur des définitions et des principes les plus généraux et les plus communs, et donc nécessairement abstraits et éloignés de la réalité sensible. L’expérience sensible du commun des mortels en est la racine première et suffit à les établir, et leur valeur ne dépend pas de nouvelles expériences qui viendraient les confirmer par la suite. Mais il reste que ce sont là des notions dégagées du sens. La « science » des Anciens trouve sa réalisation parfaite avec la connaissance d’ordre philosophique.

6. Chez les Modernes, la science se définit comme la recherche d’une explication causale expérimentalement constatable, capable de rendre immédiatement compte des faits empiriques observables. Cette explication se contente de déterminer la cause efficiente perceptible par les sens (éventuellement aidés par des instruments d’observation) et se refuse, par principe méthodologique, à entrer dans un domaine de réalités non observables en droit. A la différence des définitions que donne la philosophie et qui restent très générales, dans un degré d’abstraction qui s’éloigne de l’expérience sensible, celles de la science moderne envisagent tout phénomène observé en le plaçant du point de vue concret de ses causes particulières, et non plus du point de vue abstrait de ses causes universelles.Le scientifique au sens moderne du mot part de phénomènes qu’il observe et mesure, cherchant ensuite à établir leurs lois et à les expliquer par des théories. Les savants sont unanimes à reconnaître que ces mesures, ces lois et ces théories représentent seulement des hypothèses ou des suppositions provisoires. Tout repose sur le verdict d’observation qu’il faudra refaire dans chaque nouveau cas, et c’est pourquoi ce genre de connaissance dépend constamment de l’expérience, puisque les nouvelles conclusions sont acceptées ou rejetées selon que l’exige l’expérience destinée à les vérifier ou à les confirmer.

7. La problématique inaugurée par Galilée (et déjà avant lui par Copernic) épouse ce point de vuede la science au sens moderne du mot. L’astronomie s’y attache à décrire le mouvement de la terre dans ce qu’il a de plus particulier et de plus concret. De la terre et du soleil, qui tourne autour de qui ? Telle est la grande question scientifique de l’époque moderne. Autre était jusqu’ici (et demeure encore) le point de vue de la philosophie, qui s’attache à comprendre les causes les plus profondes de ce mouvement des astres, important peu qu’il s’agisse de la rotation de la terre autour du soleil ou de celle du soleil autour de la terre. Dans l’une et l’autre hypothèse, héliocentriste ou géocentriste, il reste que le déplacement circulaire d’un astre, quel qu’il soit, et pris dans sa généralité la plus universelle, est une espèce de mouvement, un mouvement selon le lieu, et réclame comme tout mouvement un moteur, c’est-à-dire une cause efficiente proportionnée, cause universelle de tous les mouvements de tous les astres. Et la question - philosophique - qui surgit dès lors est de savoir si ce moteur, causant le mouvement des astres, ne serait pas un moteur non mû, premier moteur immobile, cause incausée, et donc Dieu lui-même . La perspective ouverte par Galilée et ses prédécesseurs s’en trouve ramenée à ses justes proportions, qui sont celles d’une science d’ordre tout particulier, distincte comme telle de cette science des causes absolument premières qu’est la philosophie. Que servirait en effet à l’homme de mesurer et de décrire, même avec la plus grande exactitude le cours des astres et des galaxies, s’il en venait à méconnaître l’explication profonde qui préside à ce cours de tout l’Univers ? Sans doute, oui, la terre tourne : mais qu’est-ce qui la fait tourner ? Et en vue de quoi tourne-t-elle ?

6. Il faut bien reconnaître ici au livre de Messieurs Bolloré et Bonnassies le grand mérite non seulement de n’avoir pas voulu éluder cette explication, mais encore d’avoir voulu la déduire, autant que possible, des données propres à la science expérimentale, entendue au sens moderne du mot. Mais c’est peut-être aussi ici que les difficultés commencent. Car les données de cette science, qui devraient, dans l’intention des auteurs, donner le moyen d’accomplir une pareille déduction, sont celles qui établiraient le commencement de l’Univers dans le temps. La théorie scientifique du Big Bang ainsi que le principe anthropique représentent ainsi les deux principales explications censées autoriser cette idée que l’Univers n’a pas toujours été. Et si l’Univers n’a pas toujours été, Dieu doit être pour le faire commencer et lui donner d’être. Les observations de la science conduiraient ainsi à affirmer l’existence de Dieu, par le truchement du commencement de l’Univers. Mais il importe alors de vérifier si la science est bien en mesure d’établir que l’Univers n’a pas toujours été. Et nous en revenons ici à un débat fameux, qui a agité l’époque de saint Thomas d’Aquin, débat dont l’enjeu est d’affirmer ou de nier l’éternité du monde : De aeternitatemundiadversus murmurantes .

- III -
La hiérarchie du savoir

7. Les deux points de vue de la science au sens des Modernes et de la science au sens des Anciens sont parfaitement légitimes, à condition qu’aucun n’ait la prétention d’exclure l’autre. Car l’explication qui s’arrête à des causes particulières immédiatement observables ne doit pas exclure celle qui monte jusqu’aux causes absolument premières, générales, abstraites et universelles. Et vice versa : l’explication par les causes premières abstraites et purement intelligibles ne doit pas exclure l’explication par les causes secondes particulières observables sur le plan sensible ou mesurable .

8. D’autre part, cependant, comme l’a bien souligné Jacques Maritain , il existe une hiérarchie nécessaire entre les deux types d’explication, car les explications de la science philosophique (science au sens des Anciens) doivent servir de règle aux explications des sciences expérimentales (science au sens des Modernes). En effet, « les principes de la philosophie (de la philosophie première ou Métaphysique) étant les principes absolument premiers de toute connaissance humaine, tiennent, d’une certaine manière, sous leur dépendance les principes de toutes les autres sciences humaines » .Or, s’il est ici une vérité solidement établie par la philosophie , c’est que l’éternité ou la non éternité du monde ne sauraient faire l’objet d’une démonstration concluante, à partir des seules données dont peut disposer la raison. Le fait que l’Univers ait commencé dans le temps (qui est formellement autre que le fait qu’il soit créé, c’est-à-dire dépendant de Dieu comme de sa cause) n’est connaissable que par la foi, à partir des données de la Révélation divine. Laissée à ses seules lumières, la raison peut seulement admettre la double possibilité d’un Univers éternel et d’un Univers non éternel, et envisager des arguments à l’appui des deux hypothèses contraires, sans que l’une s’impose plutôt que l’autre, sans qu’une démonstration véritable puisse conclure à la vérité d’une de ces deux hypothèses et à la fausseté de l’autre.

9. Voilà pourquoi le philosophe peut à l’avance dire au scientifique que toutes ses tentatives pour démontrer le commencement de l’Univers, à partir de ce qu’il peut observer, demeureront infructueuses. Ces observations fournies par la science expérimentale pourront tout au plus donner des indices, voire des probabilités, non des preuves au sens strict, et encore moins des certitudes, et leurs conclusions resteront toujours matière à révision. La science demeure impuissante à établir des faits à partir desquels il serait possible d’établir la non éternité de l’Univers comme une conclusion absolument nécessaire, comme une conclusion qui devrait s’imposer aux yeux de la droite raison, en sorte que l’autre conclusion opposée, celle de l’éternité de l’Univers, devrait apparaître comme nécessairement fausse. Aux yeux de la droite raison, ni l’éternité de l’Univers ni sa non éternité ne sont contradictoires. L’une et l’autre sont également possibles. Et la raison demeure impuissante à statuer sur le fait (et non plus la possibilité) de l’éternité ou de la non éternité. Elle pourra donner en faveur de l’une comme de l’autre des « preuves » (ou des arguments) de divers degrés, et de valeur indéniable, mais qui ne pourront jamais atteindre à la force d’une démonstration proprement dite.

10. Remarquons ici, même si ce n’est qu’entre parenthèses, que le dogme de la création ex nihilofait abstraction à la fois du commencement de l’Univers dans le temps et de son éternité. Il est possible de soutenir sans se mettre en contradiction avec le dogme que l’Univers tire son origine d’une cause, qu’il n’est pas nécessaire, et que néanmoins il est éternel, ayant « toujours » existé. Le génie de saint Thomas a été de distinguer éternité et nécessité : tout nécessaire est éternel mais tout éternel n’est pas nécessaire. L’éternité de l’Univers (ou le fait qu’il n’ait pas commencé d’exister) n’exclut nullement l’idée de sa création - c’est-à-dire l’idée de sa contingence on ne peut plus radicale.

11. Ceci étant dit, le livre de de Messieurs Bolloré et Bonnassies devrait-il encourir le reproche adressé par saint Thomas à tous ceux qui ont eu la prétention de démontrer la non éternité du monde ? La réponse pourrait sembler évidente, et nous pourrions déjà conclure à l’inanité de l’argument tiré du Big Bang, mais il convient d’y regarder de près.

- IV -
Portée de la preuve « scientifique »

12. Le reproche serait mérité si le livre avait la prétention de donner une preuve philosophique (métaphysique) de la non éternité du monde. Or, il est manifeste que tel n’est pas le propos des auteurs. Car précisément, ce que l’on désigne comme la « théorie du Big Bang » est une théorie scientifique, et non une vérité philosophique, c’est-à-dire un moyen d’investigation qu’il convient de situer dans le domaine qui est le sien et qui est celui de la science proprement expérimentale. Messieurs Bolloré et Bonnassies s’en expliquent d’ailleurs à la page 37 de leur livre : « La première étape [dans une explication scientifique] est la création d’une théorie. La théorie a pour but de créer un univers simple et maniable qui est une représentation ou une analogie de l’Univers réel. Cet Univers théorique recèlera en lui une logique interne qui générera des conséquences ouimplications. La deuxième étape consiste alors à comparer ces implications résultant de la théorie aux données observables dans l’Univers réel. […] Si elles sont en ligne avec l’Univers réel, alors la théorie est peut-être vraie. Si les implications ont un caractère très fort ou si elles sont nombreuses et vérifiées, la théorie peut alors être considérée comme solide ». Autrement dit, nous n’avons là ni plus ni moins qu’un modèle interprétatif, tributaire de sa confrontation permanente aux données de l’expérience. Et sa valeur épistémologique ne saurait déboucher ni plus ni moins que sur une approximation vraisemblable, une simple probabilité. Tel est d’ailleurs la définition même de la « preuve » d’ordre scientifique. Le modèle interprétatif du Big Bang n’y fait pas exception.

13. Ce modèle est apparu lorsque, à partir des années 1920, plusieurs scientifiques - le physicien russe Alexandre Friedmann (1888-1925), l’astronomeaméricain Edwin Hubble (1889-1953), le prêtre astronome et physicien belge Georges Lemaître (1894-1966), le cosmologiste américano-ukrainien George Gamow (1904-1968)- se sont aperçus, indépendamment les uns des autres, puis en mettant en commun leurs travaux, que l’Univers avait connu une évolution au cours du temps, et que cette évolution était toujours en cours. Remontant alors dans le passé de cette évolution, les physiciens ont été amenés à établir, comme modèle interprétatif censé rendre compte de l’expansion de l’Univers actuellement observable, l’existence d’un point en deçà duquel il n’est plus possible de remonter, un point d’extrême chaleur et d’extrême densité ayant donné naissance à l’espace-temps, un point de quasi néant. Ce que la théorie signifie par cette description, c’est qu’il n’y a plus de réalité physique observable à l’instant t = 0. L’idée d’une « explosion » initiale doit alors s’entendre en un sens totalement impropre et représentatif, non point physique et réel . Gardons-nous surtout d’oublier qu’il ne saurait y avoir là qu’un pur modèle représentatif : « Faute de néantoscope, nihilomètre, les modèles physiques du néant seront toujours des modèles de vide quantique, qui sont bien éloignés du pur néant pour lequel on voudrait les faire passer. Parodiant une formule de Malebranche, disons qu’une science physique du néant ne peut être qu’un néant de science » . Autant dire que l’objet formel de la science expérimentale n’est pas l’être en tant qu’être et c’est pourquoi la théorie explicative du Big Bang ne peut aboutirà un néant métaphysique. Elle ne le prétend d’ailleurs pas, et se contente de rester sur le terrain qui est le sien : celui d’un néant de réalité physique observable. Ce point est bien mis en évidence par le physicien Etienne Klein, dans le livre déjà cité : « Le point important », dit-il pour conclure l’explication qu’il donne du Big Bang et répondre négativement à la question de savoir si l’on peut démontrer que l’Univers a eu une origine, « est que cette conclusion se généralise à tous les autres modèles théoriques aujourd’hui à l’ébauche. En conséquence, nous n’avons pas la preuve que l’Univers a eu une origine (entendue comme une transition entre l’absence de toute chose et le surgissement d’au moins une chose) et nous n’avons pas non plus la preuve qu’il n’en a pas eu … Inutile, donc, de mettre en la matière la charrue et la conclusion avant les bœufs de la recherche » . Et d’ajouter : « C’est pour cela qu’il faut distinguer origine absolue (celle de l’Univers) et origine relative (celle des éléments et des entités physiques qu’il contient » . Ou plus exactement : origine de l’être en tant qu’être et origine de l’être physique observable.

14. La cause est donc entendue : la théorie du Big Bang ne saurait comme telle encourir le reproche formulé par saint Thomas. Mais l’usage qu’en font, dans leur livre, Messieurs Bolloré et Bonnassies ? Laissons-leur ici la parole : « En résumé, le Big Bang correspond parfaitement, osons le mot, à l’idée que l’on se fait d’une création de l’Univers par Dieu » (page 99). Autant dire que le modèle interprétatif fourni par la science expérimentale ne contredit pas le double dogme de l’existence de Dieu et de la création de l’Univers. Entre « correspondre à » ou « ne pas contredire » et « démontrer » il y a ici toute une marge que la modération du propos se garde bien de franchir. Et lorsque, vers la fin du livre, les auteurs s’essayent à présenter quelques preuves cette fois-ci métaphysiques, nous retrouvons sous leur plume la même sobriété : « A ce stade de la réflexion, considérant que la science a montré une excellente compétence à expliquer les phénomènes, on pourrait être tenté de lui confier la résolution de cette ultime question [pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?] » (page 509). « Nous expliquons pourquoi, étant admis qu’il existe un Univers, il se trouve dans tel et tel état aux divers moments de son histoire. Mais la question fondamentale – celle de l’existence de la série tout entière- nous reste sur les bras. La science physique ne peut pas, par construction, y répondre : elle traite, en effet, de tout ce qui se trouve à l’intérieur de l’Univers, mais elle admet nécessairement comme une donnée brute l’existence de l’Univers lui-même. […] Il faut donc se rendre à l’évidence : même si l’Univers était éternel dans le passé, même s’il n’avait pas de commencement, cette immense série de causes et d’effets enchaînés aurait besoin d’une explication » (page 510).

15. Nous sommes alors en mesure de vérifier toute la portée de la réflexion émise par le Professeur Robert Woodrow Wilson, citée plus haut : « Si, comme le suggère la théorie du Big Bang, l’Univers a eu un commencement, alors nous ne pouvons pas éviter la question de la création ». La vérité de cette affirmation est celle du lien qui existe entre la condition (« si comme le suggère la théorie du Big Bang, l’Univers a eu un commencement ») et la vérification de ce qui en dépend (« nous ne pouvons pas éviter la question de la création »). Ni plus ni moins : car, dans l’esprit de ces scientifiques, la théorie du Big Bang ne fait que « suggérer » que l’Univers a eu un commencement, et ne le démontre pas. Et suggérer c’est ici procurer un modèle interprétatif à titre d’hypothèse.

16. Tout cela est heureux. Cependant, force est de reconnaître que la relativité des preuves « scientifiques » n’est pas toujours rappelée, comme elle aurait dû l’être, tout au long du livre et cet inconvénient, qui aurait pu rester mineur, devient assez sérieux dès lors que les auteurs ne cessent de faire montre d’un trop grand enthousiasme et d’une euphorie immodérée pour la force probante de la science à l’appui de l’existence de Dieu. Il en résulte une équivoque indéniable, que seule pourrait surmonter une lecture très attentive et il est malheureusement à craindre que celle-ci ne sera pas le partage du commun des lecteurs. Ceux-ci risquent donc d’être les victimes d’une méprise involontaire, inconsciemment, certes, mais réellement provoquée par les auteurs.

- V -
Les droits inaltérés de la saine raison

17. Revenons tout de même, pour conclure, sur le mérite réel et indéniable du livre de Messieurs Bolloré et Bonnassies. Car il serait fâcheux de le lui dénier, dès lors que la critique qui en est faite par d’autres que nous prend des proportions singulièrement dangereuses. Le livre du père François Euvé et d’Etienne Klein, qui entend répondre à celui de Messieurs Bolloré et Bonnassies, établit en effet une dichotomie entre la science et ce qu’elle n’est pas en des termes qui ne laissent pas d’être inquiétants. Sans doute, Messieurs Bolloré et Bonnassiesavaient-ils commencé par distinguer eux-mêmes le domaine scientifiquedu domaine de « ce qui échappe à notre compréhension et à notre maîtrise » (p. 13). Mais dans le livre du Père Euvé, le domaine de ce qui échappe à notre compréhension et à notre maîtrise est assimilé au domaine du divin. Non pas du surnaturel (ce qui eût été acceptable) mais du divin. Il y a donc ici équivalence entre le divin et l’inexplicable, entre Dieu et l’inexpliqué, en sorte que Dieu ne saurait être objet d’explication rationnelle, ni de connaissance proprement dite. Seule la foi – et avec la foi la religion – peuvent y atteindre, la foi relevant « du registre de la confiance, c’est-à-dire de la relation interpersonnelle, plus que de celui de la doctrine comme connaissance de choses ou comportement pratique » (page 27). La démonstration scientifique se distingue alors comme telle du ressenti des personnes et de la relation intersubjective (page 29) et la foi religieuse relève de ce registre. Et Dieu étant objet de relation interpersonnelle, Dieu relève donc de la foi religieuse, comprise comme un ressenti, non de la science. La question de savoir si la science peut atteindre Dieu ne se pose plus, puisque Dieu est exclu par principe du champ de toute connaissance rationnelle, scientifique ou non. On aura ici reconnu la quintessence du modernisme, restituée dans son présupposé fondamental, l’agnosticisme immanentiste. Le Père Euvé l’affirme d’ailleurs explicitement dans son dialogue final avec Etienne Klein : « Toute tentative de définir Dieu est antinomique de sa nature essentiellement mystérieuse, échappant par principe à l’emprise de notre intelligence » . Partant, la prétendue réfutation du Père Euvé, quelque soit l’apport que vienne lui offrir Etienne Klein, ne saurait en être une, puisqu’elle ignore délibérément l’objet même du débat : Dieu tel qu’objet de connaissance rationnelle.

18. C’est en effet une chose de dire que la science ne saurait donner une démonstration proprement dite de l’existence de Dieu à partir du Big Bang, mais c’en est une autre de dire que la raison en tant que telle (non seulement scientifique mais même philosophique) est incapable de démontrer l’existence d’un Créateur. Pour nier que la science expérimentale des physiciens ait pour objet de démontrer Dieu, fût-ce à partir du Big Bang, nous ne nions pas que ce soit l’objet propre de la métaphysique et nous l’affirmons au contraire. Dans le Motu proprio Sacrorumantistitum qui contient le Serment antimoderniste, saint Pie X impose même de le croire : « Je professe que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être certainement connu, et par conséquent aussi, démontré à la lumière naturelle de la raison "par ce qui a été fait" (Rm, I, 20), c'est-à-dire par les oeuvres visibles de la création, comme la cause par les effets (DS 3538) . Il est ici question d’une démonstration, où l’on établit l’existence de Dieu à partir des créatures comme celle de la cause à partir des effets. Pie XII confirmera cette précision donnée par saint Pie X, lorsqu’il déplorera ensuite que « l’on révoque en doute que la raison humaine, sans le secours de la révélation et de la grâce divine, puisse démontrer l'existence d'un Dieu personnel par des arguments tirés des choses créées » . Le Père Euvé est donc en contradiction avec l’enseignement du Magistère de l’Eglisesur l’un des points les plus importants de la théodicée. Et le reste de son livre est d’une pauvreté que le papier n’aurait pas dû souffrir.

19. Pour en revenir au livre de Messieurs Bolloré et Bonnassies, en dépit de l’inconvénient signalé plus haut, et qui reste bien réel, et déplorable, son mérite reste au moins de ne pas sacrifier à cet agnosticisme de principe, fût-il immanentiste, et d’accepter à l’avance que Dieu puisse faire l’objet d’une considération de la raison-sans le contredit des lumièresde la science mais en correspondance avec celles-ci. Dieu, la science, les preuves ne serait donc pas à condamner.

Voir l’article « Dieu est-il une théorie scientifique ? » dans le numéro de février 2022 du Courrier de Rome.
2 Robert Woodrow Wilson, « Préface » au livre de Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies, Dieu, la science, les preuves, Guy Trédaniel éditeur, 2022, p. 11.
3Dieu existe. Arguments philosophiques, chapitre III : « Dieu derrière le Big Bang ? », Cerf, 2013, p. 209-264 et Catholixreloaded. Essai sur la vérité du christianisme, « Théisme », chapitre 1, Cerf, 2015, p. 25-41.
4François Euvé, avec la participation d’Etienne Klein, La Science, l’épreuve de Dieu ? Réponses au livre « Dieu, la science, les preuves », Salvator, 2022.
5 Le lecteur pourra se reporter aux études suivantes : Emile Simard, La Nature et la portée de la méthode scientifique, Presses de l’Université de Laval, 1958 ; Michel Siggen, La Science a-t-elle réponse à tout ?,Edifa-Mame, 2007.
6 Aristote, Seconds analytiques, livre I, chapitre 2.
7 C’est la question qui est envisagée par Aristote et à sa suite par saint Thomas d’Aquin, au livre VIII des Physiques.
8 Tel est le titre de l’opuscule de saint Thomas, rédigé lors de son deuxième séjour parisien à l’encontre de ceux qui prétendaient démontrer de façon nécessaire la non éternité du monde.
9 Cf. le chapitre III « La spécificité de l’ordre philosophique » dans le livre d’Etienne Gilson, Le Réalisme méthodique, Téqui, 1939, 3e édition, p. 64-71. « Nous devons condamner la stérilité scientifique du Moyen-âge au nom des mêmes raisons qui nous font condamner aujourd’hui la stérilité philosophique du scientisme » (p. 64).
10Jacques Maritain, Eléments de philosophie. I : Introduction générale à la philosophie, chapitre premier, II, Conclusions, n° 25, « La philosophie et les sciences particulières », Téqui, 1963, p. 71-81.
11Maritain, p. 73.
12Saint Thomas le montre principalement dans la Somme théologique, Prima pars, question XLVI, article 2. « La foi seule établit que le monde n’a pas toujours existé, et l’on ne peut en fournir de preuve par manière de démonstration, comme nous l’avons déjà dit pour le mystère de la Trinité. La raison en est que l’on ne peut établir que le monde a commencé en raisonnant à partir du monde lui-même, car le principe de la démonstration est la quiddité (ce qu’est une chose). Or en considérant un être selon son espèce on l’abstrait du temps et de l’espace ; c’est pourquoi l’on dit des universaux qu’ils sont partout et toujours. On ne peut donc pas démontrer que l’homme, le ciel ou la pierre n’ont pas toujours existé. On ne le peut pas davantage à partir de la cause agente qui agit par volonté. En effet, la raison ne peut connaître de la volonté de Dieu que ce qu’il est absolument nécessaire que Dieu veuille ; mais ce n’est pas le cas de ce qu’il veut au sujet des créatures ». Voir aussi : Grégoire Celier, Saint Thomas d’Aquin et la possibilité d’un monde créé sans commencement, Deuxième partie, « Interrogations épistémologiques », Via Romana, 2020, p. 165.
13 Le terme de « Big Bang » (Grand Boum) est initialement chargé d’ironie et a été popularisé par le principal détracteur de la théorie, le cosmologiste et astronome britannique Fred Hoyle (1915-2001).
14Cf. Frédéric Guillaud, « Dieu derrière le Big Bang » dans Dieu existe. Arguments philosophiques, Cerf, 2013, p. 244-257.
15Paul Clavier, « Georges Lemaître et la neutralité du Big Bang » dans De l’action à l’acte. Mélanges de philosophie offerts à Michel Bastit, sous la direction de Guilhem Golfin, Presses Universitaires de l’IPC, 2020, p. 311.
16François Euvé, avec la participation d’Etienne Klein, La Science, l’épreuve de Dieu ? Réponses au livre « Dieu, la science, les preuves», Salvator, 2022, p. 157-168.
17Euvé et Flein, p. 161.
18Euvé et Klein, p. 162.
19Euvé et Klein, p. 153.
20 « Deum, rerum omnium principium et finemnaturalirationislumine 'per eaquaefactasunt' (Rm, I, 20) , hoc est, per visibiliacreationisopera, tamquamcausam per effectus, certocognosci, adeoquedemonstrarietiam posse, profiteor »
21 Pie XII, Encyclique Humani generis du 12 août 1950, AAS, t. XLII (1950), p. 570 : « In dubiumrevocaturhumanamrationem, absquedivinaerevelationisdivinaequegratiaeauxilio, argumentis ex creatis rebus deductisdemonstrare posse Deum personalemexsistere ».

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