LE CARDINAL BROWNE ET LA LIBERTÉ RELIGIEUSE



Publié le 20/11/2021 sur internet
Publié dans le N°643 de la publication papier du Courrier de Rome



1. Lors de la quatrième et dernière session du concile Vatican II, à l’issue de la cent-trente-et-unième assemblée générale du 20 septembre 1965[1], le cardinal Michaël Browne tint le discours dont nous donnons ci-après la traduction française, au sujet du schéma sur la liberté religieuse.

 

2. Ce schéma de la future déclaration Dignitatishumanae ne se contente pas de réaffirmer la vérité constamment tenue par le Magistère de l’Eglise et selon laquelle, de droit naturel, nul ne doit être contraint au for externe à embrasser la vraie religion. Le texte proposé aux pères du concile allait plus loin, car il voulait établir un droit naturel à ne pas être empêché, au for externe, de professer toute religion, même fausse. Ce faisant, le schéma méconnaissait des distinctions pourtant fondamentales, et que prend soin de rappeler le cardinal Browne. Autre chose en effet est d’exercer la contrainte au for externe pour conduire les personnes à embrasser la vraie religion, autre chose est d’exercer la contrainte au for externe pour empêcher les personnes de professer une religion fausse. La négation du premier point n’entraîne nullement la négation du second. D’autre part, il y a une différence entre la contrainte physique, qui est une contrainte proprement dite (c’est à dire une violence) et la contrainte morale, qui est une contrainte improprement dite (c’est à dire selon les cas une persuasion ou une dissuasion). La doctrine traditionnelle de l’Egliseen matière sociale exige que l’Etataccomplisse son autorité en faveur de la vraie religion, en exerçant au for externe la double contrainte physique et morale pour empêcher et dissuader la profession de l’erreur et en exerçant également au for externe une certaine contrainte morale pour persuader la profession de la vraie religion. L’Eglise a condamné seulement le recours à la contrainte physique pour imposer la vraie religion. Le n° 2 de Dignitatishumanae contredit cette doctrine de l’Eglise précisément en ce qu’il reconnaît comme un droit civil le droit de ne pas être empêché, par quelque pouvoir humain que ce soit, de professer l’erreur. 

 

3. On objectera à cela que le recours à la contrainte pour empêcher ou dissuader l’erreur et persuader la vérité, loin d’être un moyen apte à la fin que vise l’Eglise, lui ferait plutôt obstacle, en favorisant l’hypocrisie et en incitant à professer la religion en façade. Certes, les inconvénients de ce genre peuvent être réels, si on applique le remède de la contrainte sans discernement [2]. Cependant, même si la crainte des peines déterminées par les lois humaines ne saurait être le vrai motif approprié de la vertu et de la profession de foi catholique, ces inconvénients sont purement accidentels, et la contrainte, avec la crainte qu’elle inspire, n’en reste pas moins un moyen de soi très efficace pour conduire les hommes à se repentir de leurs fautes et à concevoir de meilleurs et plus louables sentiments. Comme le remarque le docteur angélique [3], « du fait que quelqu’un commence à s’accoutumer, par crainte du châtiment, à éviter le mal et à faire le bien, il se trouve parfois amené à agir ainsi avec plaisir et de son plein gré ». Et comme l’explique saint Augustin [4], « sous l’effet de la crainte d’une peine que l’on ne veut pas subir, on fait cesser l’obstacle de ses mauvais sentiments ou on est forcé de reconnaître la vérité jusqu’ici méconnue. De la sorte, celui qui craint renonce à l’erreur qu’il défendait ou cherche la vérité qu’il ignorait, et finit par posséder de plein gré ce qu’il refusait ».

 

4. Il est d’ailleurs facile de retourner contre lui l’argument de l’objectant. Si hypocrisie il y a, elle est imputable aux pouvoirs publics (et elle est considérable) lorsque d’un côté ils disent qu’ils renoncent à exercer la contrainte pour empêcher l’erreur, en laissant par le fait même les malfaiteurs dans l’impunité, et de l'autre, précisément parce que les malfaiteurs ne sont plus empêchés de nuire, ils maintiennent, qu’ils le veuillent ou non, et quoique d’une autre manière, l’exercice de la contrainte, mais cette fois-ci au pur préjudice des honnêtes gens, qui sont accablés par la prolifération de l’erreur. De même aussi dans l’Eglise, c’est une hypocrisie sans nom qui sévit de manière chronique depuis le concile Vatican II et sa déclaration Dignitatishumanae sur la liberté religieuse : d’un côté on dit qu’on supprime tous les anathèmes et toutes les peines que le pouvoir civil pouvait exercer jusqu’ici à l’encontre des fauteurs d’hérésies et des fausses religions, et de l’autre, précisément parce que les hérésies et les fausses religions ne sont plus empêchées de nuire, nous assistons à une mort spirituelle généralisées, du fait de l’apostasie croissante des sociétés et des individus. Et d’autre part, on maintient tous les anathèmes et toutes les peines à l’encontre de catholiques qui veulent prêcher la vraie et l’unique religion en s’opposant à l’indifférentisme.

 

5. De fait, la mise en pratique de ces principes de la doctrine traditionnelle de l’Eglise a produit au cours de l’histoire des résultats positifs, en faveur de la vraie religion. Deux historiens (l’un favorable, l’autre défavorable à la doctrine de l’Eglise) sont là pour l’attester. Le premier jugement est celui de Jean Guiraud : « L’Inquisition réussit à étouffer le Catharisme. Le nombre de ses adeptes poursuivis se ralentit considérablement dans le premier quart du quatorzième siècle ; après 1340, on ne rencontre guère que des cas isolés. Ainsi refoulé, le Catharisme ne constituait plus un danger ; il finit d’ailleurs par se confondre avec l’hérésie des Vaudois » [5]. Le second jugement est celui de Joseph Pérez. Au chapitre 6 de son livre, intitulé « L’Espagne inquisitoriale », cet historien professeur à la Faculté de Bordeaux et spécialiste de l’Espagne médiévale, dresse un bilan de l’expulsion des Juifs, à partir du 31 mars 1492. « Pendant sept siècles, chrétiens, juifs et musulmans ont coexisté sur le sol de la péninsule ibérique. On accepte facilement l’idée que cette cohabitation a laissé des traces nombreuses et visibles dans la langue, la littérature, l’art, la psychologie collective des Espagnols. Pourquoi n’en aurait-il pas été de même dans le domaine des idées et de la sensibilité religieuse ? Erasme se montrait plus clairvoyant quand il estimait qu’on ne peut pas vivre pendant des siècles au contact des sémites sans que cela laisse des traces. L’Espagne du seizième siècle n’était peut-être pas aussi catholique qu’on le croit et qu’elle a voulu le faire croire. Elle l’est devenue, ce qui n’est pas la même chose » [6].

 

Abbé Jean-Michel Gleize.

 

 

Très éminents Présidents et Modérateurs, vénérables Pères,

 

Ce que je vais dire concerne notre schéma presque uniquement au point de vue théologique.

 

Je sais bien qu’aujourd’hui, la plupart des sociétés ne sont plus catholiques, mais sont soit athées, soit de religion mixte. Je sais bien également que, dans le gouvernement des sociétés, même catholiques, il faut tenir compte du bien commun de toute la famille humaine. La règle qui doit guider le chef d’une société doit donc être déterminée selon le bien commun et en considérant toutes choses équitablement, avec une grande prudence.

 

Je ne veux rien dire qui puisse affliger de quelque manière nos chers frères séparés. Et j’ai une confiance absolue dans lasincérité avec laquelle ils désirent que je présente en toute intégritéce que je pense devoir dire quant à la doctrine.

 

La doctrine des Pontifes Romains en matière de liberté religieuse n’a jamais été d’imposer la foi à ceux qui ne le voulaient pas, mais de rechercher principalement trois choses :

 

a) que dans la société, surtout si elle est catholique, la foi du peuple soit prudemment protégée ;

b) que dans la société catholique l’autorité publique catholique se comporte de manière équitable, juste et bienveillante envers les sujets non catholiques, et qu’elle promeuve la religion catholique par une alliance amicale avec l’Eglise ;

c) que dans la société de religion mixte l’autorité publique se comporte de manière équitable, juste et bienveillante envers l’Eglise.

 

Notre schéma peut être résumé ainsi dans ses éléments les plus essentiels :

 

1. La liberté religieuse y est présentée comme un droit natureldes individus ou des communautés à avoir dans la société un droit civil de professer leur religion, non seulement dans la mesure où il s’agirait du simple culte du vrai Dieu, mais également dans la mesure où il s’agirait de n’importe quelle forme de culte divin admis et approuvé par la conscience personnelle sincère, et de l’enseigner publiquement, dans certaines limites, par la parole ou par l’écrit…

 

2. Ce droit naturel apparaît ici comme fondé de manière prochaine sur la dignité de la nature humaine…

 

3. Le pouvoir civil, du fait qu’il est restreint à l’ordre temporel, y est présenté comme incompétent vis-à-vis de ce droit, si ce n’est pour déterminerla mesure dans laquelle, à l’égard de ce même droit, l’ordre temporel est contenu…

 

4. D’après le schéma, les limites ou conditions dans lesquelles la liberté religieuse,ainsi comprise, peut être exercée sont :

a) que par elle l’ordre public ne soit pas troublé ;

b) que la moralité publique ne soit pas outragée ;

c) que les droits des autres ne soient pas lésés…

 

Nous pouvons à présent faire plusieurs remarques à propos du fondement prochain avancé, à savoir la dignité de la personne humaine. Il faut noterque la plus grande dignité de la personne humaine consiste dans son élévation à l’ordre surnaturel par la foi et les vertus qui sont fondées sur elle. Cette dignité exige que la foi soit prudemment protégée, et que les religions qui ne sont pas fondées sur la foi surnaturelle ne soient pas laissées libres de lui nuire. Dans tous les cas, il est entendu qu’on ne doit rien faire qui cause la moindre injure à ceux qui professent ces religions, etqu’ils doivent être traités en toute charité et bienveillance, et que leurs opinions doivent être entièrementrespectées selon l’exigence de la charité ; mais des droits en quelque sorte équivalents aux droits de la foi ne conviennent pas à ces opinions.Il semble donc malsonnant d’accorderà de telles opinions le droit de se répandre dans la société catholique par la prédication publiqueou par la diffusion de livres.

 

Quant au fondement éloigné qui est indiqué, à savoir de restreindre le pouvoir de l’autorité civile aux choses temporelles et ainsi de ne pas l’étendre à ce qui regarde la religion, je dis que ceci est en partie vrai, et en partie ne l’est pas.

 

En tout cas, en vertu de sa nature même, la puissance civile est ordonnée à procurer le bien commun temporel, dans le but cependant que les citoyens vivent du mieux possible selon toutes les vertus intellectuelles et morales, dont la vertu de religion.

 

Toutefois, les hommes qui gouvernent la société, tout comme les citoyens qui sont régis, peuvent, par les motifs de crédibilité et par la grâce de Dieu, discerner quelle est la vraie foi et l’embrasser, et, si la société est composée de catholiques, les gouvernants sont tenus de les administrer en considérant cette vraie foi qu’ils professent, et en laquelle consiste leur bien suprême.

 

Quant aux conditions ou aux limites apportées à la liberté religieuse dans le schéma, j’observe ce qui suit :

 

a) Je n’ai rien à dire au sujet de la première.

 

b) Mais au sujet de la deuxième, on peut se demander si la diffusion publique d’une autre religion dans une société catholique est, ou non, une atteinte à la moralité publique. Il semble qu’il en soit ainsi. Dans une société catholique, l’attaque de la foi par la diffusion publique d’une telle religion atteint, sans aucun doute, la moralité publique.

 

c) Au sujet de la troisième condition, on peut se demander pareillement si la diffusion publique d’une telle religion dans une société catholique lèse ou ne lèse pas les droits d’autrui.Il semble que cela lèse ces droits. Les citoyens catholiques sont en effet en droit d’attendre que leur religion ne soit exposée à aucun péril, soit pour eux-mêmes, soit pour leur descendance.

 

Et j’ajoute que Dieu a lui aussi le droit d’exiger que la religion qu’il a instituée, et qui est embrassée par le peuple chrétien dans une société catholique donnée, soit préservée des périls avec prudence.

Tout cela étant considéré, il me semble que le schéma doit être encore corrigé dans le sens de ces remarques.

 

Bien plus j’estime humblement que la question de la liberté religieuse aujourd’hui pourrait être présentéeà peu près de la manière suivante, et devrait presque l’être, à savoir : « Quelle règle de conduite doivent adopter aujourd’hui, en matière de liberté religieuse, les gouvernants des sociétés qui sont presque uniquement de religion catholique, en ayant en vue respectivement le vrai bien commun de leur propre société, et le bien de la religion des autres sociétés, et bien plus de toute la famille humaine ? » J’en ai terminé.

 

Michaël card. Browne

 

Traduit du latin par l’abbé Benoît Philippon.

 

[1]Acta, vol. IV, pars I, p. 403-406.

[2]Cf Louis Lachance, op, L’Humanisme politique de saint Thomas d’Aquin, Editions du Lévrier, 1962, p. 285-286.

[3]Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1a2ae pars, question 92, article 2, ad 4.

[4]Saint Augustin, Lettre 93, chapitre 5, n° 16.

[5] Jean Guiraud, article « Inquisition » dans le Dictionnaire d’Apologétique de la Foi Catholique, col. 884.

[6] Joseph Pérez, Isabelle et Ferdinand - Rois catholiques d’Espagne, Fayard, 1988, p. 372.

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