RUPTURE ET CONTINUITÉ AU CONCILE SELON LE CARDINAL BROWNE



Publié le 20/11/2021 sur internet
Publié dans le N°643 de la publication papier du Courrier de Rome



1. Entre la troisième (automne 1964) et la dernière session (automne 1965) du concile Vatican II[1], le cardinal Michaël Browne présenta les « Remarques écrites », dont nous donnons ci-après la traduction française, au sujet du schéma sur la liberté religieuse.

 

2. Michaël Browne (1887-1971) est originaire du diocèse de Waterford, en Irlande. Entré chez les dominicains en 1903, il fut ordonné prêtre à Rome en 1910. Il enseigna à l’Angelicum pendant 23 ans, de 1919 à 1932 puis de 1941 à 1951, et fut le recteur de cette institution, de 1932 à 1941. Élu maître général de l’Ordre des dominicains en 1955, il conserva cette charge jusqu’en 1962, date à laquelle il fut créé cardinal et nommé archevêque titulaire d’Idebessus. Durant le concile Vatican II, il fut membre de la Commission centrale préparatoire, puis vice-président de la Commission doctrinale. Il compta surtout parmi les 9 cardinaux de la Curie sympathisants du Coetus et soutint à ce titre l’action menée par Mgr Lefebvre pour contrecarrer la subversion moderniste fomentée par les novateurs, lors du concile Vatican II.

 

3. Le principal intérêt - et il est aujourd’hui d’une importance capitale - de ces remarques réside en ce que le cardinal Browne y répond à l’avance aux arguments faux avancés par le Pape Paul VI pour répondre aux objection de Mgr Lefebvre, arguments qui ont été par la suite invariablement repris par tous les responsables des « discussions doctrinales » menées avec la Fraternité Saint Pie X, de Jean-Paul II à Benoît XVI, dans le cadre de la Sacrée congrégation pour la Doctrine de la Foi (ou CDF) puis de la Commission pontificale Ecclesia Dei. Cet argument reste fondamentalement le même et nous en trouvons la formulation achevée dans la première des « Réponses » données par la CDF, en 2007, au sujet de la nouvelle ecclésiologie. « Le Concile n’a pas voulu changer, et n’a de fait pas changéla doctrine en question, mais a bien plutôt entendu la développer, la formuler de manière plus adéquate et en approfondir l’intelligence » [2]. De la sorte, l’opposition entre la Déclaration Dignitatishumanae, qui affirme le bien-fondé de la liberté religieuse, et l’Encyclique Quanta cura, qui le nie, ne saurait être qu’apparente. En effet, Vatican II légitimerait une « liberté religieuse » substantiellement différente et autre que la « liberté religieuse » condamnée par Pie IX. Les deux jugements, l’un affirmatif (« La liberté religieuse est moralement bonne », dit Vatican II) et l’autre négatif (« La liberté religieuse n’est pas moralement bonne », dit Pie IX) ne seraient pas en opposition de contradiction, puisque le sujet « liberté religieuse » ne serait pas le même dans l’un et dans l’autre : Vatican II et Pie IX ne parleraient pas de la même chose.

 

4. Or, voici que l’avis autorisé d’un cardinal de la sainteEglise récuse, au moment même du Concile, cette explication, et ce, alors même que le texte du schéma restait encore objet de discussion. Le cardinal Browne affirme très clairement que « l’on ne peut pas dire que les Encycliques et les autres documents Pontificaux du XIXe siècle n’ont pas de rapport avec la liberté religieuse telle qu’elle est exposée dans le schéma. Les mobiles des Pontifes de cette époque furent peut-être différents de ceux que nous avons à considérer aujourd’hui, mais la conception même de la nature de cette liberté, telle qu’elle fut exposée par eux et telle qu’elle l’est dans le schéma, est au moins identique quant à la substance ». Cette remarque est très importante. Elle rejoint exactement ce que Mgr Lefebvre dira toujours par la suite, sans jamais revenir sur ses dires. Elle rejoint pareillement ce que la Fraternité Saint Pie X n’a cessé de répondre aux représentants du Saint Siège, récemment encore, lors des discussions doctrinales de 2009-2011 [3]. Ce que Dignitatishumanae enseigne est substantiellement identique à ce que Quanta cura a condamné. Voilà pourquoi accepter la liberté religieuse de Vatican II c’est refuser l’enseignement des Papes d’avant le Concile, c’est désobéir au Magistère de l’Eglise, sur un point qui engage l’infaillibilité de celui-ci. Ce refus et cette désobéissance étant impossibles, pour un catholique, nul catholique ne saurait accepter l’enseignement du concile Vatican II sur la liberté religieuse.

 

5. L’importance des remarques écrites dont nous donnons ici la traduction est de manifester que l’argument opposé aux représentants du Vatican par la Fraternité Saint Pie X n’est pas une invention personnelle ou un caprice de Mgr Lefebvre. Il n’est que l’expression d’une fidélité exemplaire aux enseignements du Magistère de toujours, l’expression de la soumission parfaite telle que l’Eglise est en droit de l’attendre de ses fils.

 

Abbé Jean-Michel Gleize

 

 

 

Remarques écrites sur le schéma

du décret De libertatereligiosa.

 

C’est à nouveau avec douleur que je confesse devant Vous ne pas approuver la doctrine du schéma sur la liberté religieuse, pas même sous sa forme nouvelle.

 

Cette opposition ne provient en aucun cas d’une quelconque disposition défavorable à l’égard de nos chers frères séparés, mais du désir de conserver intègre en cette matière la doctrine catholique, qui est pleine de charité et d’équitéà leur égard et envers tous les hommes.

 

Cette doctrine a pour but, en premier lieu, la défense de la vraie Foi contre tout péril.

 

C’est pourquoi j’admets très humblement la doctrine que le Souverain Pontife a brièvement énoncée dans son Allocution de Noël au sujet de cette liberté religieuse, juste et bien comprise, qui ne tire pas prétexte des croyances religieuses des autres hommes, quand celles-ci ne sont pas contraires au bien commun, pour leur imposer la foi qu’ils n’acceptent pas librement, ou pour établir à leur égard d’odieuses discriminations ou des vexations injustes.

 

Mes observations ont uniquement pour but d’amener le schéma à exposerde manière plus exacte et à revendiquer cette juste liberté religieuse, qui est sacrée pour les hommes, et qui leur est accordée de plein droit par Dieu, soit comme auteur de la nature, soit comme auteur de l’ordre surnaturel, à travers la doctrine de l’Evangile de Jésus-Christ, le Fondateur de l’Eglise.

 

Ceci étant dit, j’en arrive maintenant brièvement et avec ordre aux observations qui touchent le cœur même du schéma :

 

1. On ne peut pas dire que les Encycliques et les autres documents Pontificaux du XIXe siècle n’ont pas de rapport avec la liberté religieuse telle qu’elle est exposée dans le schéma. Les mobiles des Pontifes de cette époque furent peut-être différents de ceux que nous avons à considérer aujourd’hui, mais la conceptionmême de la nature de cette liberté, telle qu’elle fut exposée par eux et telle qu’elle l’est dans le schéma,est au moins identique quant à la substance.

 

2. La fin de l’autorité civile ne se limite pas au simple soin des choses temporelles et de l’ordre public, quelle que soit la manière dont on les entend. Mais sa fin propre est bien de gouverner de telle sorte que les citoyens puissent vivre et qu’ils vivent de fait une vie digne de leur nature humaine. Le sommet d’une vie humaine digne de ce nom réside dans son aspect moral, c’est-à-dire dans le fait que les citoyens vivent selon la vertu.

 

3. Si le peuple est chrétien, alors les gouvernants de la société doivent l’administrer de telle manière qu’il soit rendu facile aux sujets de vivre selon cette règle qui est digne pour les chrétiens, c’est-à-dire selon la vertu chrétienne, et qu’eux-mêmes y soient de plus encouragés.

 

Les gouvernants doivent par conséquent avoir une grande estime pour l’Eglise Catholique et lui prêter assistance. Elle est en effet instituée par Dieu pour que les citoyens vivent saintement et vertueusement. Il n’est pas permis aux autorités civiles d’être agnostiques en ce qui concerne la vie de la société.

 

4. La dignité de la personne humaine ne peut pas être considérée comme une raison suffisante pour justifier l’indifférence de l’autorité civile quant à la religion spécifique des citoyens. Cette dignité est la raison pour laquelle l’autorité civile ne doit rien faire qui déroge à cette liberté, mais elle ne justifie pas qu’elle ne fasse rien qui lui convienne, ou bien plus qui la promeuve.

Rien ne s’accorde aussi bien à la dignité humaine que la vraie foi et la vie humaine menée sous sa règle.

 

5. Enfin j’avoue que je ne vois pas d’autre voie pour manifester la vraie doctrine concernant la liberté religieuse dans la société politique que celle qu’a indiquée le Souverain Pontife Pie XII, à savoir l’étude des exigences du bien commun dans une société où les professions religieuses sont mêlées.

 

Divers textes tirés des Encycliques de Léon XIII à propos la Liberté religieuse.

 

  1. « (…) De plus, il n'y a pour personne de juste motif d'accuser l'Eglise d'être l'ennemie (…) d'une saine et légitime liberté. En effet, si l'Eglise juge qu'il n'est pas permis de mettre les divers cultes sur le même pied légal que la vraie religion, elle ne condamne pas pour cela les chefs d'Etat qui, en vue d'un bien à atteindre, ou d'un mal à empêcher, tolèrent dans la pratique que ces divers cultes aient chacun leur place dans l'Etat. C'est d'ailleurs la coutume de l'Eglise de veiller avec le plus grand soin à ce que personne ne soit forcé d'embrasser la foi catholique contre son gré, car, ainsi que l'observe sagement saint Augustin, l'homme ne peut croire que de plein gré. » (EncycliqueImmortale Dei, p. 141, infra, in Actes de Léon XIII, vol. V)

 

  1. « Oui, en vérité, tout ce qu'il peut y avoir de salutaire au bien en général dans l'Etat ; (…) tout ce qui intéresse l'honneur, la personnalité humaine et la sauvegarde des droits égaux de chacun, tout cela, l'Eglise catholique en a toujours pris soit l'initiative, soit le patronage, soit la protection, comme l'attestent les monuments des âges précédents. » (EncycliqueImmortale Dei, p. 142, infra, in Actes de Léon XIII, vol. V)

 

  1. « C'est pourquoi la société civile, en tant que société, doit nécessairement reconnaître Dieu comme son principe et son auteur et, par conséquent, rendre à sa puissance et à son autorité l'hommage de son culte. Non, de par la justice ; non, de par la raison, l'Etat ne peut être athée, ou, ce qui reviendrait à l'athéisme, être animé à l'égard de toutes les religions, comme on dit, des mêmes dispositions, et leur accorder indistinctement les mêmes droits. » (EncycliqueLibertas, p. 231, in Actes de Léon XIII, vol. VIII)

 

  1. « De ces considérations, il résulte donc qu'il n'est aucunement permis de demander, de défendre ou d'accorder sans discernement la liberté de la pensée, de la presse, de l'enseignement, des religions, comme autant de droits que la nature a conférés à l'homme.

 

  1. Si vraiment la nature les avait conférés, on aurait le droit de se soustraire à la souveraineté de Dieu, et nulle loi ne pourrait modérer la liberté humaine. Il suit pareillement que ces diverses sortes de libertés peuvent, pour de justes causes, être tolérées, pourvu qu'un juste tempérament les empêche de dégénérer jusqu'à la licence et au désordre. » (Enc. Libertas, p. 244, in Actes de Léon XIII, vol. VIII)

 

Extraits du Discours de Pie XII, Ci riesce (1953) : « (…) D’abord il faut affirmer clairement qu’aucune autorité humaine, aucun Etat, aucune Communauté d’Etats, quel que soit leur caractère religieux, ne peuvent donner un mandat positif ou une autorisation positive d’enseigner ou de faire ce qui serait contraire à la vérité religieuseet au bien moral. (…) Même Dieu ne pourrait donner un tel mandat positif ou une telle autorisation positive parce que cela serait en contradiction avec son absolue véracité et sainteté.

 

Une autre question essentiellement différente est celle-ci : (…) on (se) demande si le fait de « ne pas empêcher » ou de tolérer est permis dans ces circonstances et si, par là, la répression positive n’est pas toujours un devoir. » (AAS., 45, p. 798). Puis le Pape pose deux principes pour permettre de résoudre le problème de la tolérance : « Premièrement : ce qui ne répond pas à la vérité et à la loi morale n’a objectivement aucun droit à l’existence, ni à la propagande, ni à l’action.Deuxièmement : le fait de ne pas l’empêcher par le moyen des lois d’Etat et de dispositions coercitives peut néanmoins se justifier dans l’intérêt d’un bien supérieur et plus vaste. » (ibid., p. 799 ; voir également AAS., 38 [1946], p. 393).

 

 

Michaël card. Browne

 

Traduit du latin par l’abbé Benoît Philippon.

 

[1]Acta, vol. IV, pars I, p. 605-607.

[2] Première des « Réponses de la Sacrée congrégation pour la Doctrine de la Foi » du 29 juin 2007, au sujet de l’expression du Subsistitde la constitution Lumen gentium dans AAS, vol. XCIX (2007), p. 605.

[3] Cf. Abbé Jean-Michel Gleize, Vatican II en débat, Deuxième partie, chapitre V, « La liberté religieuse », Courrier de Rome, 2012, p. 107-124.

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