LES DOUTES (II)
Publié dans le N°670 de la publication papier du Courrier de Rome
« La Tradition est la garantie de l’avenir, non une pièce de musée » .
1. La Révélation divine dans l'Église doit-elle être réinterprétée en fonction des changements culturels de notre temps ? La Révélation divine est-elle contraignante pour toujours, immuable et donc à ne pas contredire ? Telle est la question que, le 10 juillet 2023, posèrent au Pape François les cinq cardinaux, avec cette première formulation de leur premier Dubium.
2. La réponse que le Pape François a voulu leur donner, le lendemain même, va tout de suite au cœur du problème. Tout dépend, dit-elle en effet, « du sens que l'on attribue au mot réinterpréter. S'il est compris comme mieux interpréter, l'expression est valable ». Il ne s’agit pas de donner un nouveau sens à la vérité révélée, il s’agit seulement d’en approfondir le sens déjà donné une fois pour toutes, et c’est pourquoi, dit encore le Pape, en citant le n° 12 de la constitution Dei Verbum, « il est nécessaire que, par le travail des exégètes - et j'ajouterais, des théologiens – " le jugement de l'Église mûrisse " ». Par conséquent, peut-il conclure, « s'il est vrai que la Révélation divine est immuable et toujours contraignante, l'Église doit être humble et reconnaître qu'elle n'épuise jamais son insondable richesse et qu'elle a besoin de grandir dans sa compréhension ».
3. Cette réponse pourrait s’entendre en conformité avec tout ce que l’Eglise a toujours enseigné, mais l’ambiguïté apparaît dans la suite, lorsque le Pape ajoute : « Par conséquent, l’Eglise grandit aussi dans sa compréhension de ce qu'elle a elle-même affirmé dans son Magistère. […] Il est inévitable que cela [les changements culturels] puisse conduire à une meilleure expression de certaines affirmations passées du Magistère, et cela s'est effectivement produit au cours de l'histoire ».
4. La transmission des vérités révélées, lesquelles constituent l’intégrité du dépôt de la foi, comporte sans aucune doute leur explicitation. Le Magistère a donc été établi par Dieu pour transmettre le dépôt des vérités révélées et en expliquer la signification. Celle-ci est définitive et invariable. Cependant, cette signification, donnée une fois pour toutes à travers les expressions directement et formellement révélées, peut rester implicite au regard de l’intelligence de l’Eglise. C’est pourquoi, le rôle du Magistère est d’expliciter cette signification en recourant pour cela à des expressions plus précises et plus détaillées. C’est en ce sens que l’on peut parler d’un certain « progrès » qui a lieu dans l’intelligence de la vérité révélée : il s’agit en l’occurrence d’un progrès au sens où c’est l’Eglise qui progresse pour mieux percevoir la signification de la vérité révélée, mais il ne s’agit pas d’un progrès de la vérité définitivement révélée, car celle-ci ne saurait admettre aucun progrès, aucun changement, dans sa signification .
5. Il résulte de là cette conséquence capitale que l’interprétation, s’il en est une, porte uniquement et exclusivement, sur l’expression de la vérité révélée, telle qu’elle figure dans les sources de la Révélation, et non pas sur l’expression du Magistère, qui donne la juste interprétation de cette vérité révélée. Lorsque le Magistère vivant d’une époque postérieure donne une explication non pas nouvelle mais plus claire et plus précise du dépôt révélé, cette explication ne consiste pas à interpréter les affirmations du Magistère vivant passé ; elle consiste à interpréter certains points de la vérité révélée que le Magistère passé n’a pas encore eu l’occasion d’expliquer avec toute la clarté et toute la précision requises. Mais le Magistère vivant, pris comme tel, ne réclame aucune interprétation, aucune explication qui rendrait plus clairs et plus précis ses propres énoncés, puisque ceux-ci représentent, en tant que tels, la règle ultime d’interprétation, au-delà de laquelle il est impossible de remonter.
6. Le Magistère ne saurait interpréter le Magistère, comme si les enseignements du Magistère passé devenaient à leur tour comme une pure source, matière à interprétation, dans la dépendance du Magistère présent – qui représenterait alors comme tel le Magistère vivant. Une telle conception - qui est celle d’un Benoît XVI dans son Discours du 22 décembre 2005 - inscrit la notion même du Magistère dans une logique évolutionniste, qui est la logique de l’herméneutique : selon celle-ci, le Magistère n’a jamais fini de s’interpréter et de se réinterpréter lui-même. Telle est la logique de Vatican II, énoncée dans la constitution Dei Verbum : « L’Église, tandis que les siècles s’écoulent, tend constamment vers la plénitude de la divine vérité, jusqu’à ce que soient accomplies en elle les paroles de Dieu » . C’est cette grave confusion qui demeure à la racine de tous les discours du Pape François sur la Tradition et le Magistère, spécialement dans cette réponse au premier des cinq Dubia.
7. Cette confusion découle elle-même de l’idée nouvelle que le Pape, à la suite de Vatican II et de ses prédécesseurs, se fait de la Tradition et de la Révélation. Si celles-ci sont confondues et s’identifient dans le vécu collectif de la conscience ecclésiale, dans l’acte dynamique du Peuple des croyants, alors le Magistère est seulement le ministre de ce Peuple, chargé de lui donner, avec l’expression conceptuelle et verbale de son vécu, le moyen de sa cohésion et de sa permanence. Et le ministre doit sans cesse réajuster ses formulations selon les exigences de ce vécu ecclésial, vécu, dit Benoît XVI dans son Discours du 22 décembre 2005, de « l'unique sujet-Eglise », vécu d’un sujet « qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l'unique sujet du Peuple de Dieu en marche ». En écho à ce propos de son prédécesseur, François répond aux cardinaux que « la seule formulation d'une vérité ne pourra jamais être adéquatement comprise si elle est présentée isolément, isolée du contexte riche et harmonieux de l’entière Révélation ». Car la Révélation, c’est désormais, depuis Dei Verbum, le « renouveau dans la continuité ».
8.Il est à craindre que les pauvres cardinaux soient les premières victimes de cette confusion, victimes d’autant plus pitoyables qu’elles admettent, avec Dei Verbum, le principe radical dont découlent les idées du Pape actuel. Que peuvent alors leur Dubia, sinon ne faire que mieux ressortir la profondeur de leur illusion ?
Abbé Jean-Michel Gleize