« ÉCOLOGIE »
Publié dans le N°666 de la publication papier du Courrier de Rome
1. Le Pape François a donné un sous-titre à son Encyclique Laudato Si : « Sur la sauvegarde de la maison commune ». L’expression, décidément bien choisie, correspond au concept que voudrait signifier le mot « écologie ». Ce mot, tout moderne,fut inventé en 1866 par le biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919). Il est construit - de toutes pièces - à partir du grec, « oîkos » désignant la maison ou l’habitat, et « logos » désignant le discours ou la science. La combinaison a donné « Ökologie » en langue allemande. L’écologie peut donc se définir, selon une première approche nominale, comme la science ou le discours ayant pour objet l’habitat ou la maison commune. La sauvegarde et la protection de celle-ci fait partie de cet objet.
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Aux origines profondes
de l’écologie, avant Haeckel
2. Haeckel ne fut pas seulement un homme de science, professeur de zoologie à l’Université d’Iéna. Il fut aussi et surtout l’un des principaux protagonistes d’une philosophie, dont on trouve l’expression achevée dans son tout dernier ouvrage, publié en 1899, au terme d’une longue vie de recherche. Cet ouvrage a pour titre Les Enigmes de l’Univers. Haeckel y tente une conciliation impossible entre la philosophie moniste et athée, héritée de Parménide, et le fait de l’évolution, scientifiquement constaté à partir du dix-neuvième siècle.
3. Le philosophe grec Parménide d’Elée vécut vers 500 avant notre ère . Le point de départ fondamental de sa réflexion est le rejet absolu de la genèse - et donc du devenir - de l’être. L’être est, et il ne devient pas, car, pour devenir il faudrait qu’il provienne soit de l’être soit du non-être, deux hypothèses également absurdes. L’être ne peut évidemment pas provenir du non-être. Et il ne peut pas non plus provenir de l’être, car ce serait supposer qu’il existe avant d’exister. Il faut donc dire seulement de l’être qu’il est. Il est inengendré, impérissable, indestructible. Il n’y a pas en lui de devenir. Ni d’évolution quelconque. Et cet être dont parle Parménide, c’est précisément l’être du monde, l’être matériel de l’Univers directement observable. Le monde est l’Être universel et immobile. Le raisonnement de Parménide se résume de la manière suivante : l’être ne peut comporter ni origine, ni genèse, ni devenir, ni destruction car il est ; or, le monde est l’être ainsi compris ; donc le monde est incréé, éternel, indestructible et il n’y a pas de réalité de devenir en lui. Le devenir que nous croyons apercevoir dans notre expérience, les genèses et les destructions, ne sont qu’une apparence et une illusion trompeuses.
4. Dans sa Physique ou Philosophie de la nature, Aristote a donné de la pensée de Parménide la synthèse suivante : « Malgré leur amour sincère de la vérité et malgré des recherches profondes sur la nature des choses, les premiers philosophes s'égaraient dans les fausses voies où les poussait leur inexpérience, et ils étaient amenés à soutenir que rien ne naît et que rien ne périt. Car, disaient-ils, tout ce qui naît ou se produit doit venir de l'être ou du non-être ; or, il y a des deux parts égale impossibilité, puisque d'une part l'être n'a pas besoin de devenir puisqu'il est déjà, et qu'en second lieu rien ne peut venir du non- être et qu'il faut toujours quelque chose qui serve de support. Puis aggravant encore ces premières erreurs, ils ajoutaient que l'être ne peut être multiple, et ils ne reconnaissaient dans l'être que l'être seul. En d'autres termes, ils étaient conduits à affirmer l'unité et l'immobilité de l'être » .
5. Parménide est le père du matérialisme athée, puisqu’il professe que le monde physique, l’Univers matériel, est l’Être absolu, qui ne dépend d’aucun autre, incréé, éternel, impérissable, et qu’il n’y a pas d’autre être en dehors de lui. Depuis Parménide jusqu’à Friedrich Engels (1820-1895) telle sera la thèse fondamentale du matérialisme et de l’athéisme. Parménide est aussi le père de l’idéalisme, puisqu’il professe que le monde de notre expérience, avec le devenir, les genèses et les destructions que nous croyons y observer, ne sont qu’apparence. L’expérience du mutiple et du devenir est illusoire. De la sorte, le matérialisme et l’idéalisme ont, dans l’histoire de la pensée européenne, un principe commun, car ils rejettent l’un et l’autre l’idée chrétienne de la création comme étant, selon l’expression de Fichte, « l’erreur fondamentale absolue de toute fausse métaphysique, de toute fausse doctrine religieuse ; et en particulier principe premier du judaïsme et du paganisme » . Soit dit en passant, Fichte s’égare quelque peu car, que l’idée de création soit au principe de la métaphysique du judaïsme, cela est certain, mais qu’elle soit aussi au principe du paganisme, c’est ce que personne ne peut constater nulle part. Ceci dit, il reste que le matérialisme et l’idéalisme admettent l’un et l’autre qu’il n’y a pas de Création, c’est-à-dire q’il n’y a pas de distinction entre l’Être absolu de Dieu et l’être du monde. L’un et l’autre assument les deux principes de Parménide : il n’y a qu’un seul être et cet être ne peut comporter ni origine, ni genèse ni destruction. Ils s’opposent et se distinguent en ce que le matérialisme insiste sur ce fait que l’être absolu est identique au monde physique, tandis que l’idéalisme insiste sur ce fait que le monde physique de l’expérience, où l’on observe le devenir et le multiple, n’est qu’illusion et apparence. Pour le matérialisme, le monde réel est le monde physique tandis que pour l’idéalisme le monde n’est qu’apparence.
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La problématique contemporaine,
depuis Haeckel
6. La grande difficulté à laquelle se heurte le matérialisme, à partir du dix-neuvième siècle, est que la science prouve qu’il existe un devenir et une évolution dans la nature. Si le monde est l’Être absolu, comment peut-il comporter un devenir ? Et s’il comporte un devenir, comment pourrait-il être l’Être absolu et comment est-il possible de nier la distinction entre l’être de ce monde, soumis au devenir, et un Être absolu, immobile et éternel, qui serait à l’origine de l’être de ce monde ? Comment échapper à l’idée de la création ? . Dès lors que la physique scientifique nous oblige à reconnaître que le monde est construit de telle sorte qu’il s’use et vieillit, d’une manière irréversible, si la science reste incapable de prouver que le monde est éternel et si elle déclare qu’on ne peut pas prouver que le monde n’a pas commencé , alors l’athéisme matérialiste est mis en sérieuse difficulté. Et voilà qui nous ramène aux Enigmes de l’Univers de Ernst Haeckel . Et à l’écologie.
7. Le moyen de combiner le principe matérialiste moniste hérité de Parménide et le fait scientifiquement établi de l’évolution se trouve,aux yeux de Haeckel, dans une série de quatre postulatscosmologiques : « I. le monde (Univers ou Cosmos) est éternel, infini et illimité - II. La substance qui le compose avec ses deux attributs (matière et énergie) remplit l’espace infini et se trouve en état de mouvement perpétuel – III. Ce mouvement se produit dans un temps infini sous la forme d’une évolution continue, avec des alternances périodiques de développements et de disparitions, de progressions et de régressions – IV. Les innombrables corps célestes dispersés dans l’éther qui remplit l’espace sont tous soumis à la loi de la substance ; tandis que, dans une partie de l’Univers, les corps en rotation vont lentement au-devant de leur régression et de leur disparition, des progressions et des néoformations ont lieu dans une autre partie de l’espace cosmique ». Le tour de passe-passe, moyennant lequel Haeckel croit pouvoir échapper au dilemme introduit par les découvertes scientifiques à partir du dix-neuvième siècle, n’est que la reprise de la thèse d’Héraclite, philosophe grec contemporain de Parménide. Cette thèse conçoit le devenir comme une suite d’alternances au sein d’un Univers réputé incréé, éternel et impérissable. Le devenir qu’il comporte est cyclique. Le Cosmos s’use et se régénère éternellement. Il importe alors de rejeter toute physique qui admettrait une irréversibilité de l’histoire de l’Univers, une déperdition continue sans la compensation d’une régénération.
8. Malheureusement pour Haeckel et les partisans d’un matérialisme scientifiquement prolongé, les quatre postulats cosmologiques que Haeckel estimait démontrés en 1899 ne le sont toujours pas plus d’un siècle après lui. L’astrophysique ne nous a pas conduit à penser que l’Univers soit éternel, infini, que l’espace soit infini, que le temps soit infini, que le monde se meuve dans des cycles d’alternances périodiques, que les « néoformations » compensent dans l’Univers les destructions. Dès lors, Haeckel va se trouver conduit à sacrifier tout ce que l’évolution implique d’irréversibilité pour revenir au vieux mythe héraclitéen des cycles périodiques éternels, dont nous trouvons l’expression en Grèce dès le cinquième siècle avant notre ère. Ce vieux mythe a été transposé, à l’époque moderne, avec le dogme de la conservation de la matière et de l’énergie.
9. La question de savoir s’il est vrai que dans l’Univers la quantité de matière et d’énergie se conserve est une question qui relève de l’expérience et, contrairement à ce que prétend Haeckel, cela ne peut être démontré à l’aide d’une balance. Par ailleurs, même s’il est vrai que, dans l’Univers, la matière et l’énergie se conservent, cela ne prouve pas que l’Univers soit éternel. Enfin, même s’il était vrai que l’Univers fût infini, éternel et que la matière comme l’énergie s’y conservent éternellement, cela ne prouverait pas qu’il soit incréé. Car l’Univers pourrait être créé, éternel, infini et constant dans sa quantité de matière et d’énergie. Et de plus, en notre troisième millénaire, l’astrophysique ne nous oriente pas plus vers la thèse d’un Univers infini et éternel que vers celle d’un Univers fini et non éternel . « Haeckel », dit justement Claude Tresmontant, « répète d’un bout à l’autre de son livre que la seule méthode raisonnable en science et en philosophie c’est de partir de l’expérience scientifiquement explorée, et il a raison. Mais il ne respecte pas cette méthode lorsqu’il déduit, tout comme Engels, des propriétés cosmologiques, physiques, à partir d’une métaphysique de la substance qu’il a posée a priori et qu’il n'a pas fondée dans l’expérience » . Claude Tresmontant montre en détail dans la suite du chapitre de son livre consacré à Haeckel comment la théorie des cycles éternels de la matière, qui s’use et se régénère éternellement, se heurte au second principe de la thermodynamique, le principe de Carnot-Clausius. « Le raisonnement de Haeckel est donc le suivant : nous posons en principe la vérité du monisme et de la Substance. Le monde est l’Être et il n’y en a pas d’autre. Puisqu’il est la seule Substance, il ne peut avoir commencé et il ne peut non plus avoir de fin. Or, le second principe énoncé par Clausius semble prévoir une mort thermique de l’Univers, laquelle implique à son tour l’idée d’un minimum d’entropie et donc d’un commencement. Par conséquent, il faut sacrifier le second principe de la thermodynamique à notre conception moniste et rigoureusement logique du processus cosmogénétique éternel. Une fois de plus, nous constatons que l’athéisme procède à la manière de Parménide : on pose en principe une thèse, celle de l’athéisme, qui implique une certaine ontologie. Si l’expérience vient contredire cette ontologie posée au préalable, eh bien on sacrifie l’expérience » . De fait, la question de l’usure irréversible de l’énergie disponible dans l’Univers est une écharde dans la chair de l’athéisme moderne. Les partisans du dogme de la conservation de l’énergie déclarent alors que la science finira par expliquer plus tard comment cette conservation s’opère et s’avère pensable. Mais, comme dans les discours de Jean Jaurès, dans les leurs, tous les verbes sont au futur ! Et il existe pourtant une distinction assez nettement marquée entre la science et la prophétie – ou la divination. A moins que la science ait fini par se confondre avec une religion, exigeant la croyance aveugle et dont l’un des principaux dogmes serait le dogme de l’Ecologie.
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Sens et portée de l’écologie
dans cette problématique
10. Dans son ouvrage Morphologie générale des organismes, Haeckel désignait par ce termed’écologie qu’il inventait « la science des relations des organismes avec le monde environnant, c'est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d'existence » . On comprend sans peine la raison de cette interaction de principe. Car elle découle nécessairement de la problématique matérialiste érigée en système par Haeckel. En effet, si l’Univers est l’Être absolu, c’est-à-dire une mono substance unique, qui demeure éternellement stable et indestructible à travers des alternances cycliques de déperdition et de régénération, les différentes espèces d’êtres qui le composent doivent évoluer en corrélation parfaite, de manière à ce que l’équilibre interne de l’Univers, requis à la stabilité et à l’immobilité de l’Être absolu, ne soit jamais rompu.
11. L’écologie, telle que la connaissance en est aujourd’hui répandue auprès du grand public ou enseignée dans les programmes officiels du cycle secondaire en France ou ailleurs, semble bel et bien coïncider avec tous ces présupposés. Par exemple, l’appellation « SVT » (Sciences de la Vie et de la Terre) a remplacé celle de « biologie-géologie » à la rentrée 1994. Dans le manuel scolaire paru aux Editions Belin pour le programme de la classe de 1ère en 2019, figure aux pages 205 et suivantes un chapitre 12 intitulé « Des interactions dynamiques au cœur des écosystèmes : qu’est-ce qu’un écosystème en équilibre dynamique ? ». Le résumé du cours développé en ce chapitre, tel qu’il figure à la page 214, est éloquent. « 1. Un écosystème est formé par une communauté d’êtres vivants en interaction entre eux et avec leur milieu de vie ». […] « 2. Les êtres vivants d’un même écosystème sont liés par des interactions diverses ». […] « 3. Au sein d’un écosystème, l’ensemble des interactions constitue un réseau trophique . Les êtres vivants y jouent un rôle essentiel dans les flux de matière et d’énergie. Les producteurs primaires (cas des arbres dans une forêt) absorbent de l’eau et du dioxyde de carbone à partir desquels ils produisent leur biomasse grâce à l’apport d’énergie lumineuse (photosynthèse). Cette biomasse est ensuite consommée par d’autres organismes directement (herbivores, symbiotes, parasites) et indirectement (prédateurs, décomposeurs) ». […] « 4. Au cours du temps, un écosystème se modifie naturellement sous l’effet de la croissance des organismes, de leur vieillissement, des changements de biodiversité et de la modification des interactions qui en résultent. […] Un écosystème n’est donc jamais stable. Il est en permanence en équilibre dynamique. […] Une perturbation est une modification brutale de l’écosystème. Les conséquences sur l’écosystème dépendent de l’intensité et de la fréquence des perturbations mais aussi de la richesse et de la diversité biologique initiales. En effet, l’importante diversité d’un écosystème limitera les effets à long terme d’une perturbation et facilitera le retour à sa situation dynamique d’avant perturbation. C’est ce qu’on appelle la résilience . En absence de résilience, un écosystème peut être irrémédiablement modifié ».Le chapitre 13 de ce manuel (aux pages 219 et suivantes) envisage la place de l’homme, ou plutôt de l’espèce humaine, au sein de l’écosystème. Le résumé du cours figurant à la page 230 situe l’espèce humaine comme une parmi d’autres au sein de la globalité écologique et la présente comme un possible facteur de dégradation ou de perturbation. L’idée selon laquelle l’homme serait un prédateur n’est alors pas très loin. Et elle repose sur ce présupposé matérialiste que la dite espèce humaine est ni plus ni moins qu’une espèce parmi les autres, différente des autres en raison d’une interaction spécifique, autrement dit à cause d’un mode particulier que revêt, chez l’homme, la chaîne alimentaire. S’en trouve alors évacuée l’idée d’une hiérarchie des espèces, basée sur la différence formelle de natures et de vies, avec l’idée conjointe d’un ordre de finalité, les natures inférieures étant au service des natures supérieures, et tout l’Univers étant fait pour l’homme et, à travers l’homme, pour Dieu .
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Quelle écologie ?
13. Le mot « écologie » reste très générique, car il se contente de désigner en réalité un simple objet matériel, c’est-à-dire un objet - ou un phénomène réel - susceptible d’être étudié selon des points de vue formels très différents : scientifique, moral et politique, économique et financier, voire philosophique ou théologique. L’objet formel adopté par Ernst Haeckel et ses héritiers n’est pas seulement celui d’un point de vue scientifique, purement descriptif. Car la manière de décrire le phénomène observé y présuppose une philosophie, c’est-à-dire la décision d’observer le phénomène à décrire en fonction d’une explication préalable, découlant des principes combinés de Parménide et d’Héraclite. L’Univers ou l’écosystème mondial est une substance unique, éternelle et immuable, et les interactions qui s’y produisent correspondent à une stabilité dynamique. Ces deux principes ne sont pas hérités de l’observation ; ce sont des postulats, c’est-à-dire des vérités invérifiées par la véritable science et invérifiables par la saine métaphysique.
14. Autant dire que ce vocable dont on use et abuse aujourd’hui, le mot fétiche de l’« écologie » est un mot équivoque, c’est-à-dire susceptible de différentes significations. Autant dire aussi que ce mot peut devenir et devient souvent, à la faveur de cette ambiguïté de sens, un mot piège. Il importe alors de dissiper l’équivoque et de savoir de quoi l’on entend parler en utilisant ce mot, sans se laisser imposer au préalable une signification empoisonnée et dont on deviendra vite prisonnier - et esclave.
Abbé Jean-Michel Gleize