« COSMOS ET LOGOS » : POUR UNE ÉCOLOGIE THOMISTE (II) ?



Publié le 11/01/2024 sur internet
Publié dans le N°666 de la publication papier du Courrier de Rome



1.Le frère Thomas Michelet, né en 1968,est religieux de l’Ordre des Frères Prêcheurs Dominicains, membre de la Province de Toulouse. Titulaire d’un doctorat en Théologie à l’Université de Fribourg (Suisse), il fut professeur et vice-doyen de l’Université Pontificale SaintThomas d’Aquin (Angelicum) à Rome, où il enseigna l’Ecclésiologie et la Théologie des sacrements. Son intérêt s’est porté sur l’écologie, ce qui l’a conduit à publier en 2016 un recueil de près de 600 pages rassemblant les cinquante textes les plus importants parmi les enseignements des Papes consacrés à ce thème, depuis Vatican II . Réputé spécialiste dans ce domaine, le Père Michelet est membre du comité scientifique de « L’Alliance Laudato Si’ » des Universités pontificales romaines délivrant un diplôme conjoint en Écologie intégrale.

2. Son recueil de 2016 est agrémenté d’une « Présentation générale » de 90 pages. Les réflexions en sont souvent éclairantes. Le lecteur y découvre une explication théologique appréciable de Laudato si’ et des données écologiques du nouveau « magistère » de l’après-Vatican II. Ce commentaire se décompose en cinq parties : une « Introduction » (p. 17-29) qui se penche sur le problème suscité par l’émergence de ce nouveau « Magistère écologique » ; un « Pascours historique » (p. 31-46) qui entend examiner les précédents de Laudato si’ ; un bref mais substantiel examen de « l’Encyclique Laudato si’ » (p. 47-73) ; quelques considérations sur une nécessaire « Spiritualité écologique » qui devrait découler de l’Encyclique (p. 75-87) ; et enfin une « Conclusion générale » (p. 89-90). Nous nous en tiendrons ici à la première partie, la partie introductive sur le magistère écologique.

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L’écologie, expression de
la doctrine sociale de l’Eglise

3. Il s’agit bien sûr ici de l’écologie telle qu’elle relève de la compétence propre de l’Eglise, c’est à dire d’une écologie théologique - ou théologie écologique (p. 17-19), qui procède de « la Révélation divine reçue dans la lumière de la foi ». La relation au Créateur sera donc au centre de cette perspective. Celle-ci doit trouver sa place dans le cadre plus général de la doctrine sociale de l’Eglise et le Père Michelet voit ainsi dans Laudato si’ l’exemplaire d’une troisième génération d’encycliques sociales, dans la succession de Rerum novarum de Léon XIII. La première génération voulait donner les principes de la justice sociale à l’échelle des nations déchristianisées et industrialisées, ce qui fut l’œuvre de Léon XIII. La deuxième génération voulut redonner les mêmes principes à l’échelle de la mondialisation, dans le contexte de la décolonisation, et ce fut Pacem in terris, de Jean XXIII. La troisième génération envisage un point de vue supplémentaire, toujours dans le même contexte de la mondialisation, mais cette fois-ci d’un point de vue non plus géographique mais temporel : « C’est le droit des générations futures, qui représente un nouveau type de justice sociale. Il ne suffit plus de partager le monde de manière équitable à un moment donné ; il faut le faire en tenant compte du futur, dans un développement durable ou soutenable qui ne doit plus envisager seulement l’homme en ses divers besoins mais la planète en tant que telle » (p. 23). La création est alors envisagée comme un don reçu de Dieu et confié à l’homme pour que celui-ci en assure la gestion, à chaque époque, dans l’intérêt des générations futures.

4. Cet aspect est explicitement déclaré dans le Message commun du Pape François et du Patriarche Bartholomée pour la journée du 1er septembre 2017 : « Nous souhaitons remercier le Créateur aimant pour le noble don de la création, et prendre l’engagement de la sauvegarder et de la préserver pour l’amour des générations futures ». Et dans le Message commun du Pape François, du Patriarche Bartolomée et de l’Archevêque Justin pour le 1er septembre 2021, il est clairement dit : « Nous avons maximisé notre propre intérêtau détriment des générations futures. […] Si nous considérons l’humanité comme une famille et travaillons ensemble à un avenir fondé sur le bien commun, nous pourrions nous retrouver à vivre dans un monde très différent. […] Prendre soin de la création de Dieu est une mission spirituelle qui exige une réponse engagée. Nous vivons un moment critique. L’avenir de nos enfants et l’avenir de notre maison communeen dépendent ». Dans le Message pour le 1er septembre 2022, le Pape François dit encore : « Il s’agit de convertir les modèles de consommation et de production, ainsi que les modes de vie, dans une direction plus respectueuse de la création et du développement humain intégral de tous les peuples présents et futurs, un développement fondé sur la responsabilité, la prudence/précaution, la solidarité, l’attention aux pauvres et aux générations futures. En rappelant l’exhortation de saint Paul à se réjouir avec ceux qui se réjouissent et à pleurer avec ceux qui pleurent (cf. Rm XII, 15), pleurons avec le cri amer de la création, écoutons-la et répondons par nos actes, afin que nous et les générations futures, nous puissions encore nous réjouir au doux chant de vie et d’espérance des créatures ».

5. L’Encyclique Laudato si’ devrait ainsi apparaître comme l’expression renouvelée de la doctrine sociale de l’Eglise, avec la volonté d’énoncer les principes de la justice sociale dans le contexte de la mondialisation.

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Un nouveau paradigme ?

6. Cependant, aux yeux du Père Michelet, « plus qu’un simple chapitre supplémentaire qui viendrait s’ajouter à un corpus doctrinal déjà constitué de la doctrine sociale de l’Eglise, la question écologique vient transformer cette dernière en profondeur et en modifie la définition » (p. 24). En effet, il y aurait là l’aboutissement d’une réforme entreprise par le concile Vatican II. La doctrine sociale ne s’y présente plus comme une partie de la théologie morale ou comme une éthique. Elle doit intégrer en effet la cosmologie, qui relève non de l’éthique mais de la dogmatique. L’éthique étant la partie de la théologie qui se fonde sur les principes opératifs de la nature proprement humaine, elle se distingue d’une autre partie de la théologie, la cosmologie, qui se fonde quant à elle sur les principes de la nature tout court, non seulement humaine, mais encore animale, végétale et minérale. Si la doctrine sociale de l’Eglise intègre (ou s’assigne comme l’une de ses parties) la cosmologie, elle ne se réduit plus à l’éthique. Les principes de la doctrine sociale ne se ramènent plus seulement à ceux de la nature humaine. Ils se ramènent à la nature tout court, ce que le Père Michelet synthétise en écrivant que « le cosmos a un logos ».

7. Que veut dire le Père Michelet ? Alors que les anciens et les médiévaux lisaient le droit d’abord dans les choses, dans l’ordre naturel des choses , la modernité ne croit plus à un cosmos ordonné qui soit source de droit et de moralité. De la sorte, « le droit naturel ne sera plus tiré de l’ordre des choses ni de la loi naturelle commune aux hommes et aux animaux, mais de la seule nature humaine » (p. 26).La modernité consiste fondamentalement à faire de la seule nature humaine la source et le fondement du droit. A l’inverse, « la question écologique oblige à reconnaître qu’il y a un ordre naturel des choses, que le cosmos est porteur d’un logos » (p. 26). La source et le fondement du droit n’est pas la seule nature humaine, elle est dans le cosmos, c’est-à-dire dans la nature humaine interdépendante des autres natures de l’univers. La conséquence en est que, si l’homme refuse cette interdépendance, « l’homme n’est plus une espèce menacée, mais il devient la menace suprême, capable de tout détruire par le formidable déploiement de la techno-science » (ibidem). D’où l’idée récurrente dans Laudato si’ et dans tous les Messages pontificaux pour la journée du 1er septembre, idée qui n’est pas seulement un thème parmi d’autres mais équivaut à un véritable principe : idée de la sauvegarde, idée selon laquelle l’homme est le « gardien » de la fameuse maison commune. « Le monde n’est pas un objet à notre entière disposition, mais il s’impose à nous comme un existant, source d’obligation et détenteur de droits » (ibidem).

8. Voilà pourquoi, selon le Père Michelet, « la crise écologique marque ainsi la fin de la modernité ». Si la modernité, en effet, consiste à faire de la nature humaine seule la source du droit naturel, la fin de la modernité doit passer par « un changement de paradigme, une autre révolution copernicienne, non plus du géocentrisme à l’héliocentrisme, ni même de l’anthropocentrisme à l’écocentrisme, mais de l’autonomie du sujet à l’interdépendance des créatures, qui ont leur existence propre sans plus graviter autour du sujet » (p. 26-27). S’agissant bien sûr du sujet doué de nature humaine.

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De graves confusions

9. La première erreur fondamentale qui sous-tend toute l’analyse du Père Michelet est de confondre la nature humaine spécifique (ou universelle) et la nature humaine individuelle. Certes, oui, le subjectivisme foncier qui caractérise l’ère moderne consiste en ce que la raison individuelle devient la mesure de toutes choses. Mais justement, il ne s’agit pas de la raison humaine prise comme telle, c’est-à-dire telle qu’elle est censée exprimer - en tous individus - l’ordre nécessaire et objectif qui se trouve dans l’ordre naturel des choses. Le subjectivisme moderne érige en règle la raison humaine telle qu’elle exprime une vision ou une interprétation personnelle et individuelle des choses, et au sens où le sujet individuel s’affranchit de l’ordre naturel des choses pour construire en toute autonomie sa propre loi destinée à plier le cosmos à ses fantaisies singulières. La raison humaine prise comme telle – et non plus telle qu’elle s’exerce chez tel ou tel individu – est soumise quant à elle à l’ordre naturel des choses, qu’elle n’invente pas et qui est lui-même fixé par la loi divine éternelle. Et si la raison humaine impose une loi à tous les individus doués de nature raisonnable, cette loi est conçue en conformité avec cet ordre naturel des choses et, à travers lui, avec cette loi divine éternelle.

10. D’autre part, - et c’est la deuxième erreur fondamentale - le Père Michelet établit une opposition factice entre l’activité de l’homme et l’équilibre interne du cosmos, comme si l’activité de l’homme devait menacer cet équilibre. Plutôt que d’une « interdépendance », il serait plus juste de parler d’une « subordination » et d’une « domination », car le plan de la sagesse divine est que l’homme « soumette » la création. Cela est clairement dit dans le livre de la Genèse, chapitre I, versets 28-30. Dieu dit en effet à Adam et Eve : « Remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre » (verset 28). Et Il ajoute encore : « Voici que je vous donne toute herbe portant semence à la surface de toute la terre, et tout arbre qui porte un fruit d'arbre ayant semence; ce sera pour votre nourriture » (verset 29). Il est donc clair que Dieu a donné à l’homme le pouvoir de dominer le reste de la création.

11. Bien sûr, l’homme doit exercer cette domination en faisant œuvre de sa raison, et celle-ci doit se régler sur la raison de Dieu, qui trouve son expression dans la loi éternelle, principe de la Providence de Dieu. Et il est toujours à craindre que les blessures conséquentes au péché empêchent l’homme de conformer l’activité de sa raison à celle de la sagesse de Dieu. Mais il reste avec cela que, essentiellement et par définition, l’homme est appelé par Dieu à exercer sur le cosmos une certaine domination, celle de sa raison, elle-même réglée par la raison divine. L’homme se fait ainsi l’instrument de la Providence de Dieu, dans le prolongement de celle-ci. Si interdépendance il y a, elle se situe plutôt entre les deux dominations conjointes de Dieu et de l’homme sur la création.

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Cosmos et Logos ?

12. Dans le traité de la loi de la Somme théologique, saint Thomas d’Aquin analyse avec toutes les distinctions requises l’ordre établi par la sagesse divine au sein même du cosmos, ce qui lui donne l’occasion d’expliquer en quel sens l’ensemble de l’Univers créé peut se dire soumis à son propre « logos », c’est-à-dire à sa propre loi, distincte de la loi émanée de la raison de l’homme . La question posée est de savoir dans quelle mesure les créatures dépourvues de raison, autres que l’homme donc, sont soumises à la loi divine éternelle. « De même », dit le saint Docteur, « que l’homme imprime, par son ordre ainsi déclaré, une sorte de principe interne d’action chez un autre homme qui lui est soumis, Dieu aussi imprime à toute la nature les principes de ses actes propres. C’est pourquoi l’on dit que Dieu commande de cette façon à tout nature selon cette parole du Psaume (CXLVIII, 6) : Il a posé une loi qui ne disparaîtra pas » . Et il ajoute : « Les créatures sans raison ne participent pas de la raison humaine et ne lui obéissent pas; elles participent cependant de la raison divine en y obéissant. La puissance de la raison divine s’étend plus loin, en effet, que celle de la raison humaine. Et de même que les membres du corps humain se meuvent au commandement de la raison, sans toutefois participer de cette raison, parce qu’ils n’ont pas en eux-mêmes une connaissance d’ordre rationnel, de même les créatures non raisonnables sont mues par Dieu sans être pour autant dotées de raison » . Le fameux « Logos » qui est censé régler le cosmos est celui-là même qui règle la raison de l’homme.

13. Loin de déboucher sur un « nouveau paradigme », la prise de conscience écologique ouverte par Laudato si’ occulte inutilement les principes éprouvés de la plus saine théologie. Elle court aussi le risque de méconnaître la portée du récit du livre inspiré de la Genèse et de retirer aux fidèles catholiques l’intelligence de la Révélation divine, qui est l’expression définitive de la sagesse de Dieu. Autant dire que la réflexion de Laudato si’, du moins telle qu’entend l’expliciter un Père Michelet, ne saurait prétendre au titre d’un Magistère digne de ce nom. Le rôle de celui-ci est en effet de garder fidèlement et d’interpréter infailliblement le dépôt de la foi, contenu dans ses sources que sont l’Ecriture et la Tradition, ce qu’est loin de faire l’Encyclique du Pape. Sans compter que cette réflexion supposée « écologique » semble trop prisonnière des présupposés d’un mondialisme immanentiste pour prétendre s’imposer à l’adhésion des catholiques.

Abbé Jean-Michel Gleize

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