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UNE ENDOXE ARTIFICIELLE ?

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L’IA

(Intelligence Artificielle)

1. Dominique Lambert est docteur en sciences physiques et en philosophie. Professeur à l’Université de Namur, il est membre de l’Académie royale de Belgique et consulteur au Conseil pontifical de la culture. Ses recherches portent sur la philosophie et l’histoire des sciences. Il travaille également en éthique de la robotique militaire et est intervenu sur ce sujet comme expert à l’ONU. Il a reçu en 1999 le Prix Georges-Lemaître, conjointement avec l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet, en récompense de leurs travaux d’analyse des écrits scientifiques et religieux de Georges Lemaître [1]. Nous lui devons une remarquable étude [2] qui devrait nous conduire à reformuler – pour y répondre d’une manière plus approfondie – la question fondamentale : qu’est-ce que l’humain ?… En effet, remarque notre auteur, « la délégation de pouvoir d’action ou de décision à des systèmes qualifiés d’intelligents ou à des machines dites autonomes ne peut être acceptée sans une interrogation fondamentale concernant la différence entre un humain et une machine » [3].

2. L’intelligence artificielle (IA) est une espèce de « robot ». Le mot vient du nom utilisé en 1920 par Karel Capek [4] dans sa pièce de théâtre de science-fiction R.U.R. (Rossum’s Universal Robots). Plus exactement, ce terme a été inventé par le frère de Karel, Josef, à partir du mot tchèque robota, qui signifie « travail » ou « servage » ou même « travail forcé ». Le terme est utilisé dans la pièce pour désigner des êtres artificiels, androïdes, censés servir les humains et qui en viennent à se révolter contre les humains. « Cette origine », observe encore Dominique Lambert, « est très intéressante, puisqu’elle met en scène de manière visionnaire, un problème crucial, celui d’une technologie qui, devant servir l’humain, finit par se retourner contre lui » [5]. Oui, elle le peut mais c’est précisément dans la mesure où l’homme use mal d’un outil qu’il a lui-même élaboré. Les renseignements fournis par l’IA ne proviennent pas d’une science infuse, ni, plus généralement, d’une science autre qu’humaine : ce sont des renseignements déjà acquis par la science de l’homme, et qui sont seulement présentés à l’homme d’une manière plus perfectionnée, grâce au concours d’une technique plus efficace. Mais, à la base, les informations restent essentiellement les mêmes et le robot ne saurait rien inventer ni véritablement découvrir par une activité proprement intellectuelle, qui serait une activité humaine : son activité reste proprement celle d’une machine programmée par l’homme et il se contente de capter, d’agencer et de restituer les données mises au point par l’intelligence naturelle de l’homme.

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En guise d’exemple

3. Un bon exemple en est la réponse fournie par l’IA Copilot, des services de Microsoft, à « la question de savoir si la consécration d’un évêque par un autre évêque relève du droit divin ou du droit ecclésiastique » [6]. Il s’agit, nous indique ce robot d’une « question classique en théologie et en droit canonique ». La réponse « doctrinale et canonique » fournie par cette machine est la suivante, qui repose sur les données déjà acquises grâce aux principes de la Révélation divine et du droit canonique de l’Eglise.

4. « La consécration d’un évêque par un autre évêque touche à la fois au droit divin et au droit ecclésiastique, mais pas de la même manière. Ce qui relève du droit divin : le sacrement de l’ordre, dont l’épiscopat est le sommet, est considéré comme institué par le Christ lui-même. Cela relève donc du droit divin. La transmission du ministère apostolique par l’imposition des mains est une pratique enracinée dans la tradition apostolique. Elle est vue comme essentielle à la continuité de l’Église dans sa mission sacrée. Ainsi, le fait qu’un évêque soit consacré par un autre évêque (ou plusieurs) est une exigence de validité sacramentelle, et donc de droit divin. Ce qui relève du droit ecclésiastique : les modalités précises de la consécration (nombre d’évêques consécrateurs, autorisation pontificale, forme liturgique) sont fixées par le droit canonique ; par exemple, le Code de droit canonique exige la présence de trois évêques pour une ordination épiscopale licite (can. 1014), bien qu’un seul suffise pour la validité ; la nécessité du mandat pontifical (bulle papale) pour qu’une consécration soit licite est une norme ecclésiastique ; sans ce mandat, l’ordination est valide mais illicite, et peut entraîner des sanctions comme l’excommunication. En résumé : validité sacramentelle (imposition des mains, intention, succession apostolique) = droit divin ; légalité canonique (autorisation du pape, forme liturgique, nombre de consécrateurs) = droit ecclésiastique.

C’est un bel exemple de la manière dont l’Église articule tradition divine et organisation humaine ».

5. Et le robot pousse même la gentillesse jusqu’à proposer d’aller encore plus loin dans la recherche : « Si tu veux, on peut explorer comment cela a évolué au fil des siècles ou même comparer avec les pratiques orthodoxes ».

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Sens et portée de l’exemple

6. L’exemple choisi ici ne l’a pas été au hasard. Car, au-delà d’un propos qui viserait à illustrer le mécanisme de l’IA, il nous fournit l’argument fort utile de ce que les logiciens désignent comme une « endoxe » (ou « endoxon »). Ce mot ne figure ni dans le Dictionnaire de Littré (qui passe directement de « endouzainer » à « endroit ») ni dans aucune des neuf éditions successives du Dictionnaire de l’Académie Française. Le terme existe pourtant dans la langue grecque (« endoxos ») et Aristote l’utilise dans la Rhétorique et dans les Topiques. Notre toute moderne Wikipédia lui donne droit de cité dans le lexique [7]. La signification de ce mot est, dans le langage courant, celle d’une « idée admise par tous » – idée que l’on admet spontanément, alors qu’elle n’est pas évidente, du moins de l’évidence immédiate qui s’impose à l’expérience de chacun. L’idée est retenue, et l’on estime qu’elle doit l’être, du fait qu’elle fait l’objet de l’opinion commune, qui se fait ici l’expression du bon sens. L’argument d’une endoxe (ce mot s’opposant diamétralement au « paradoxe », qui est une idée allant à l’encontre de l’opinion communément reçue) est donc celui d’une vraisemblance ou d’une probabilité, dont le signe est le nombre majoritaire de ceux qui approuvent et retiennent l’idée. Aristote définit d’ailleurs ainsi le probable (ou le vraisemblable) : « ce qui semble vrai à tous les hommes ou à la plupart, ou aux sages et, parmi ceux-ci, soit à tous soit à la plupart, soi aux plus illustres » [8]. Et il ajoute : « Nul homme en possession de son bon sens n’avancerait ce qui n’est admis par personne » en précisant que « l’on peut admettre ce qui est reçu par les sages à condition que ce ne soit pas contraire aux opinions du grand nombre » [9]. Certes il est possible que le grand nombre soit pris en défaut et que le simple bon sens ne suffise plus en des matières d’experts ou en des circonstances où la complexité des difficultés à résoudre réclame une capacité hors du commun. « On ne peut donc écarter la possibilité qu’une opinion commune soit une erreur commune, ni la possibilité qu’un homme seul et sans réputation, mais plus lucide et plus pénétrant que les autres, ait raison contre tous » [10]. Car le vrai peut ne pas être vraisemblable… Cependant, il y a là une exception et, même si l’argument de l’endoxe ne saurait donner davantage qu’une présomption ou qu’une probabilité, il est ordinairement fiable, et ne s’avère insuffisant, voire trompeur, que de manière extraordinaire. A tel point que cette vérité, selon laquelle l’avis de tous est généralement l’expression du bon sens, est elle-même une endoxe … Il faudra donc des raisons bien solides pour s’y opposer.

7. L’IA serait-elle de la sorte l’outil artificiel, élaboré par l’homme, pour rassembler des endoxes ? La question mérite d’être posée, même s’il ne nous appartient pas d’y répondre, dans les limites de cet article. Revenons plutôt – dans l’article suivant de ce même numéro du Courrier de Rome – à la question du droit divin ou ecclésiastique, soulevée à propos de la consécration épiscopale.

Abbé Jean-Michel Gleize


[1] Le chanoine Georges Lemaître, né le 17 juillet 1894 à Charleroi et mort le 20 juin 1966 à Louvain, est un astronome et physicien belge, professeur à l’Université catholique de Louvain. Son « hypothèse de l’atome primitif », visant à expliquer l’origine de l’Univers, constitue le fondement de sa théorie du Big Bang.

[2] Dominique Lambert, Que penser de ?… La robotique et l’intelligence artificielle, Collection « Que penser de ?… », Editions jésuites, Namur, 2019.

[3] Lambert, p. 7.

[4] Karel Capek (1890-1936) est l’un des plus importants écrivains tchécoslovaques du vingtième siècle. Il peint dans ses œuvres, avec un humour noir et joyeux, la géopolitique de son temps et tourne notamment en dérision le national-socialisme.

[5] Lambert, p. 9.

[6] https://copilot.microsoft.com/chats/4LTzsKSGW2EhywsuuDHHq

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Endoxon#:~:text=Aristote%20écrit%20%3A%20«%20Une%20prémisse%20dialectique,ne%20soit%20pas%20un%20paradoxe%20».

[8] Aristote, Topiques, livre I, chapitre 1 cité par Roger Verneaux, Introduction générale et logique, Beauchesne, 1964, p. 132.

[9] Aristote, Topiques, livre I, chapitre 10, cité par Verneaux, ibidem.

[10] Verneaux, ibidem, p. 134-135.