1. Dans la lettre qu’il adressa aux futurs évêques auxiliaires de la Fraternité Saint Pie X et qu’il datait du 29 août 1987, Mgr Lefebvre écrivait : « La chaire de Pierre et les postes d’autorité de Rome, étant occupés par des antichrists, la destruction du Règne de Notre Seigneur se poursuit rapidement à l’intérieur même de son Corps mystique ici-bas ». D’autre part, en se basant sur le résultat des réformes introduites par le concile Vatican II, Mgr Lefebvre a également déclaré que l’issue de ce concile a été « une nouvelle Eglise, une Eglise libérale, une Eglise réformée, semblable à l’église réformée de Luther » [1]. Et d’ajouter que « nous sommes avec deux mille ans d’Eglise et non avec douze ans d’une nouvelle église, une église conciliaire » [2]. Enfin, dans un entretien accordé à la revue Fideliter, un an après les sacres, Mgr Lefebvre répondait en ces termes à ses contradicteurs : « De quelle Eglise parle-t-on ? Si c’est de l’Eglise conciliaire, il faudrait que nous, qui avons lutté contre elle pendant vingt ans parce que nous voulons l’Eglise catholique, nous rentrions dans cette Eglise conciliaire pour soi-disant la rendre catholique. C’est une illusion totale. […] Evidemment, nous sommes contre l’Eglise conciliaire qui est pratiquement schismatique, même s’ils ne l’acceptent pas. Dans la pratique, c’est une Eglise virtuellement excommuniée, parce que c’est une Eglise moderniste » [3].
2. Toutes ces expressions, dont nous croyons avoir déjà suffisamment rendu compte [4], doivent s’entendre d’une situation éminemment complexe. Situation où, depuis le concile Vatican II, les membres de la hiérarchie de l’Eglise, le Pape et les évêques, sont imbus d’idées fausses, qui sont des erreurs déjà condamnées par leurs prédécesseurs [5]. Il y a donc en eux une dualité, deux aspects distincts et non séparés : le Pape est simultanément le successeur de Pierre, vicaire du Christ, et un homme imbu d’idées modernistes fausses ; les évêques sont simultanément les successeurs des apôtres et les partisans d’une nouvelle ecclésiologie et d’une nouvelle doctrine sociale, l’une et l’autre opposées à la doctrine catholique de la Tradition de l’Eglise. L’expression synthétique de cette dualité a été formulée par Mgr Lefebvre dans la célèbre Déclaration du 21 novembre 1974, qui représente la charte de la Fraternité, Mgr Lefebvre y oppose clairement la Rome catholique de toujours et la Rome moderniste [6].
3. Il y a donc deux « Romes », mais l’expression qui présente l’avantage d’un raccourci ne doit pas succomber à l’inconvénient d’une équivoque qui pourrait s’avérer lourde de conséquences. Car cette dualité, qui est présentée comme celle de deux « Romes » doit s’entendre au niveau qui est le sien, c’est-à-dire au niveau d’une formulation dont l’unique raison d’être est de communiquer, à moindres frais, le résultat d’une observation aussi attentive que possible du réel. C’est pourquoi la simplicité de l’expression ne doit pas faire oublier la complexité de la situation présente de l’Eglise, justement analysée par Mgr Lefebvre : toutes les formules raccourcies et synthétiques au moyen desquelles celui-ci a pu, ici ou là, donner un résumé ou un aperçu rapide – et pastoral – de sa pensée, doivent s’entendre dans la dépendance de toutes ces longues réflexions, précises et détaillées, qui se sont succédées au fil du temps, à la faveur des homélies ou des conférences données aussi bien aux séminaristes d’Ecône et aux prêtres de la Fraternité qu’aux simples fidèles, à la faveur surtout des explications que l’ancien archevêque de Dakar fut conduit à présenter aux autorités romaines pour rendre compte de sa conduite. Ce serait donc fausser la pensée du fondateur de la Fraternité Saint Pie X que de s’en tenir à des formules raccourcies, désolidarisées de leur contexte.
4. L’expression des « deux » Romes signifie, dans la pensée de Mgr Lefebvre, qu’il y a dans l’Eglise, au moment du concile Vatican II et depuis, deux orientations contraires, mais non séparées : celle du catholicisme et celle d’un néo modernisme. Le meilleur commentaire de cette expression figure dans les « Notes à propos du titre » qui figurent en exergue à l’opuscule J’accuse le Concile, publié en 1976 à Martigny :
« Si nous laissons à Dieu et aux futurs vrais successeurs de Pierre le soin de juger de ces choses, il n’en est que plus certain que le Concile a été détourné de sa fin par un groupe de conjurés et qu’il nous est impossible d’entrer dans cette conjuration, quand bien même il y aurait beaucoup de textes satisfaisants dans ce Concile. Car les bons textes ont servi pour faire accepter les textes équivoques, minés, piégés » (Page 10).
5. Ces deux « Romes » équivalent à deux orientations (pour ne pas dire mieux), lesquelles n’existent pas de la même manière dans la réalité. Ce qu’elles ont de commun est que ni l’une ni l’autre n’existent à l’état d’abstractions, comme des formes idéales ou des substances séparées, à la façon des anges – ou des idées pures. La « Rome catholique de toujours » existe comme le triple lien visible qui constitue formellement l’unité d’une société hiérarchique, lien de la profession extérieure et publique de la vraie foi et du vrai culte, accomplie comme une véritable action commune, sous la direction d’une même autorité. C’est, si l’on veut, une forme collective, qui existe réellement comme la cause formelle de la société ecclésiastique, l’ordre même ecclésial, déterminé par sa fin, qui est le salut des âmes à travers cette profession commune de la vraie foi et du vrai culte, sub Petro. En revanche, la « Rome néo moderniste » n’existe pas comme un lien social dûment constitué et qui serait au fondement d’une autre société ; elle correspond à l’ensemble des déterminations accidentelles (ou des qualifications) qui existent réellement, chacune au sein de chaque individu qui fait partie de l’Eglise, et qui y occupe éventuellement les postes d’autorité ; de la sorte, l’expression de la « Rome » néo moderniste et protestante, loin de désigner ce qui serait une forme ou une détermination collective, participée dans un sujet du même ordre, ne saurait être que constituée par l’ensemble additionnel de tous les néo modernismes individuels, et donc par une somme d’accidents. Cette somme n’est qu’une vue de l’esprit, et ce qui existe réellement, c’est le néo modernisme tel qu’il se trouve effectivement à l’œuvre en chaque individu, en chaque âme, réelle parce qu’individuelle. La relation, qui définit comme telle ladite « Rome néo moderniste », pour être réelle, ne peut alors se fonder que sur chacun des néo modernismes, réellement existants dans leur participation individuelle. Il y aura par conséquent autant de « Romes néo modernistes » que d’individus néo modernistes, autant de Romes de ce type que d’individus malheureusement paralysés dans leur profession de foi et de culte par l’invasion de cette hérésie, au for interne individuel. La somme de ces individus n’équivaut pas, strictement parlant, à « une autre Eglise », qui surgirait sur les ruines de la Rome catholique et consacrerait sa défection. Il y a seulement là, dans la pensée de Mgr Lefebvre, un état plus ou moins avancé de privation ou d’éloignement, dans l’attitude des catholiques frappés par la maladie – ou le cancer, ou le sida – de ce néo moderniste.
6. Nous retrouvons ici, au niveau du langage, la complexité, et avec elle tous les risques d’ambiguïtés, déjà signalés [7]. La même Rome est à la fois « de toujours » et « néo moderniste », mais elle ne l’est pas au même sens. Pas plus que l’on ne saurait parler d’un duc comme s’il était roi, on ne saurait parler de la Rome néo moderniste comme s’il s’agissait de la Rome de toujours, c’est-à-dire de la sainte Eglise catholique romaine – à moins de commettre dans les deux cas le sophisme mortel de l’accident, en mélangeant deux « raisons formelles » distinctes – ou deux points de vue hétérogènes. Les mêmes individus sont, selon des points de vue divers, à la fois membres de l’unique Eglise du Christ, la sainte Eglise catholique romaine, qui demeure indéfectible dans le lien de son unité de foi et de culte, et victimes d’un néo modernisme d’autant plus inconscient qu’il se donne les apparences des enseignements officiels d’un Concile œcuménique et d’un Magistère ordinaire subséquent. Les expressions utilisées par Mgr Lefebvre et rapportées plus haut au numéro 1 de cet article doivent s’entendre de l’Eglise par accident et non par soi. Celui qui les entendrait comme si elles se disaient de l’Eglise « par soi » et comme autant de caractères essentiels commettrait le vice mortel signalé par Aristote.
7. Tous les discours que tint Martin Luther, quatre-cent-soixante-dix ans avant la lettre citée de Mgr Lefebvre, plus tôt, doivent s’entendre à propos non seulement des Papes de son temps, mais de la Papauté même, et ils expriment le rejet pur et simple à la fois de l’institution et de ceux qui l’incarnent. Aux yeux du moine révolté de Wittenberg, Léon X n’est pas seulement un fauteur d’abus, ni même, éventuellement, un individu victime d’une hérésie occulte. Il a cessé d’être le vicaire du Christ, et la Papauté de Rome, dont il est le deux-cent-dix-septième titulaire, a elle-même cessé de correspondre à l’institution voulue par Dieu. Le siège même de Rome – et pas seulement celui qui l’occupe – c’est l’Antéchrist dans l’Eglise : cette formule, Luther la répètera à satiété et ce sera avec le temps une véritable obsession. Au moment de la fameuse Dispute théologique de Leipzig, en 1519, juste avant le débat qui devait le mettre aux prises avec le théologien Jean Eck, Luther met aux points 13 thèses dirigées contre les arguments de ce dernier. Dans la 13e, qui était la plus retentissante, il déclare que la Primauté romaine est une institution purement humaine, une invention des hommes, contraire à la volonté de l’Esprit Saint. Tout au long de l’année suivante 1520, Luther fournit une activité littéraire extraordinaire et rédige quatre écrits : De la papauté de Rome (mai) ; le Manifeste à la noblesse chrétienne de la nation allemande (août) ; De la captivité de Babylone (octobre) ; De la liberté du chrétien (novembre). On a appelé ces trois derniers les « trois grands écrits réformateurs ». « Mépris de l’Eglise », écrit le chanoine Paquier, auteur de l’article « Luther » dans le DTC, « haine du Pape, […] voilà ce qui souffle au travers de toutes les pages de ces écrits » [8]. Luther ne fait aucune distinction : le Pape, en tant même qu’il est Pape, c’est-à-dire chef de l’Eglise romaine, ne saurait être le vicaire du Christ. L’Eglise romaine n’est pas l’Eglise du Christ, elle est bien plutôt la synagogue de Satan. Et elle l’est « par soi », nullement « par accident ».
8. Tout autre est le discours constamment tenu par Mgr Lefebvre. Pour qui veut prendre la peine d’examiner avec toute l’attention qu’elles méritent les nombreuses déclarations du fondateur de la Fraternité Saint Pie X, il apparaît clairement que celui-ci n’a jamais eu l’intention de remettre en cause l’institution même de la Papauté de Rome, l’institution même de l’Eglise catholique. Au contraire. Comme nous avons eu l’occasion de le manifester [9], la raison profonde qui inspire ces déclarations est l’obéissance que réclame, de la part de tout catholique, la Rome de toujours, les enseignements et les directives du Pape et des évêques de la sainte Eglise catholique. « Nous adhérons », déclare ainsi Mgr Lefebvre, « de tout notre cœur, de toute notre âme à la Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des traditions nécessaires au maintien de cette foi ; à la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité ». Le refus de la « Rome néo moderniste » n’est que la conséquence de cette obéissance, et il faut entendre par là le refus des erreurs contraires aux enseignements du Magistère et qui se sont immiscées dans la prédication des hommes d’Eglise, à Vatican II et depuis. « Nous refusons par contre », continue Mgr Lefebvre, « et nous avons toujours refusé, de suivre la Rome de tendance néo-moderniste, néo-protestante qui s’est manifestée clairement dans le concile Vatican II, et après le Concile dans toutes les réformes qui en sont issues ».
9. Le refus est donc par soi celui du néo modernisme sévissant à l’intérieur de l’Eglise, refus de la prédication et des directives du Pape et des évêques envisagés non « par soi » mais « par accident » et en tant que fauteurs de ces erreurs dont la profession serait opposée à la véritable obéissance catholique.
10. Sur son site internet, la revue La Nef a mis en ligne le 27 mars dernier une longue diatribe, signée du jeune Mathieu Lavagna et dirigée – une fois de plus – par lui contre la Fraternité Saint Pie X : « La FSSPX est-elle en situation objective de schisme ? ». La réponse affirmative voudrait s’autoriser des quelques déclarations de Mgr Lefebvre, rappelées plus haut. Mais il n’est que trop évident que celles-ci sont retirées de leur contexte global et que leur bonne intelligence eût exigé une lecture beaucoup plus attentive. « Aujourd’hui », faisait remarquer notre apologète youtubeur, « rares sont les personnes qui ont le courage de chercher à comprendre la position adverse avant d’émettre des critiques de fond. Il est tellement plus facile et confortable de rester campé sur ses idées sans prendre la peine d’examiner les arguments opposés » [10]. C’est pourtant la position par trop confortable adoptée par Monsieur Lavagna dans cette nouvelle attaque : pour être restée trop superficielle et sélective, la lecture qu’il nous donne ici du fondateur de la Fraternité Saint Pie X trahit les véritables intentions de ce dernier, au risque de ce « péché de la raison » qu’est le sophisme de l’accident.
11. La source de cette méprise est la méconnaissance du point de vue adjacent, qui est à la racine de toute la complexité de la situation présente dans l’Eglise. Vatican II a ouvert la porte au modernisme, lui donnant accès dans les esprits des hommes d’Eglise. Ceux-ci sont donc bel et bien Pape et évêques, mais simultanément imbus de ces idées fausses qui représentent, selon la formule de Jean Madiran, « l’hérésie du vingtième siècle ».
12. L’on peut nier le fait de cette dualité, comme si Vatican II n’avait pas introduit l’erreur. L’on peut aussi nier la possibilité de cette dualité, comme si l’erreur signalée était incompatible, dans le même homme, avec le titre de sa fonction et comme si nul Pape, nul évêque, ne saurait être « par ailleurs » un moderniste. Les deux négations ne s’imposent pas, et aucun de ceux qui voudraient s’en faire les défenseurs n’a réussi jusqu’ici à les démontrer de façon vraiment convaincante, la première étant celle de l’ecclésiadéisme bien-pensant et la seconde celle du sédévacantisme militant. L’une et l’autre se rejoignent dans leur appréciation ultime, quoique procédant de deux présupposés différents. L’une et l’autre « traite ce qui est et se dit par accident comme s’il était et se disait par soi, tromperie très efficace, de nature, dit le vieil Aristote, à abuser même les sages » – et à plus forte raison les simples.
Abbé Jean-Michel Gleize
[1] Mgr Lefebvre, « Conférence à Ecône le 29 septembre 1975 » dans Vu de haut n° 13, p. 24.
[2] Mgr Lefebvre, « Conférence à Ecône le 22 août 1976 » dans Vu de haut n° 13, p. 36.
[3] Interview de Mgr Lefebvre, « Un an après les sacres » dans Fideliter n° 70 (juillet-août 1989), p. 6 et 8.
[4] Voir les deux études parues en 2013 dans les numéros de février (« Peut-on parler d’une Eglise conciliaire ? ») et de septembre (« Unité et unicité de l’Eglise ») du Courrier de Rome.
[5] Sur ce point, voir notre livre, Vatican II en débat, Courrier de Rome, 2012.
[6] Mgr Lefebvre, « Conférence à Ecône le 02 décembre 1974 » dans Vu de haut n° 13, p. 9-10.
[7] Voir l’article « Du bien penser au bien dire » dans le présent numéro du Courrier de Rome.
[8] Chanoine J. Paquier, « Luther » dans le Dictionnaire de théologie catholique, t. XIX, 1e partie, Letouzey et Ané, 1926, col. 1158.
[9] Voir l’article « 21 novembre 1974-2024 » dans le numéro de septembre 2024 du Courrier de Rome.
[10] Mathieu Lavagna, La Raison est pro-vie. Arguments non-religieux pour un débat dépassionné, Artège, 2024, p. 10, cité dans le numéro de novembre 2024 du Courrier de Rome, p. 9.