En Droit français, le dol n’est pas une cause de nullité de mariage, si bien que le jurisconsulte Antoine Loysel a pu écrire : « En mariage, trompe qui peut »[1]. Qu’en est-il en Droit canonique ?
Il faut d’abord définir les termes. L’erreur est un jugement faux. Alors que l’erreur de droit concerne l’existence, la nature ou l’extension de la loi, l’erreur de fait porte sur un fait contingent. Dans cette étude, c’est l’erreur de fait qui nous intéresse. Par exemple, un homme pense que son épouse est fertile alors qu’elle est stérile.
En Droit canonique, le terme dolus a plusieurs sens[2]. Nous retiendrons ici uniquement le dol qui entraîne un vice de consentement. Il se définit ainsi : emploi intentionnel de moyens frauduleux dans le but d’amener le consentement d’autrui.
En général, les actes posés sous l’influence d’un dol sont valides mais rescindables (annulables), ce qui signifie que la nullité de l’acte peut être prononcée par sentence du juge[3]. Mais en l’absence de sentence du juge, l’acte garde sa valeur.
Il existe cependant plusieurs cas pour lesquels le droit prévoit des dispositions contraires, suivant lesquelles le dol enlève sa valeur à l’acte. Mentionnons par exemple le vote à une élection[4], la renonciation à un office[5], l’entrée au noviciat[6], la profession religieuse[7]. Tous ces actes sont donc invalides s’ils ont été provoqués par dol. Remarquons que le consentement matrimonial n’a pas été mentionné. D’où la question : si un consentement matrimonial a été posé sous l’influence d’un dol, le mariage est-il valide ? Par exemple, un homme ment à sa fiancée sur son passé, parce qu’il sait que sa fiancée refuserait de l’épouser si elle connaissait la vérité. Quelques semaines après l’échange des consentements, la femme apprend la vérité et déclare qu’elle n’aurait jamais épousé un tel homme si elle avait su cette vérité. Nous nous demandons si un tel mariage est valide.
Il est clair que la règle selon laquelle les actes posés sous l’influence d’un dol sont rescindables ne peut pas s’appliquer au mariage puisque le contrat matrimonial ne peut pas être annulé. L’indissolubilité est une propriété essentielle de ce contrat. Soit le mariage est valide dès le début, soit il est invalide dès le début. Le juge ecclésiastique a le pouvoir de constater et de déclarer une nullité de mariage mais non celui d’annuler un mariage.
Comme la législation canonique a évolué en cette matière, il nous faudra distinguer trois périodes : avant le concile Vatican II, puis entre Vatican II et 1983 et enfin depuis 1983.
Avant le concile Vatican II
a) Le dol n’est pas cause de nullité
Traditionnellement, le mariage n’est pas invalide pour cause de dol. Aucune règle n’envisage ce cas. Cependant, si la tromperie porte sur une matière grave, il pourrait y avoir un motif suffisant pour demander à l’évêque du lieu une séparation de corps temporaire, le lien matrimonial restant sauf.
Ainsi, dans le cas où l’un des fiancés trompe gravement son futur conjoint au sujet d’un élément important de la vie conjugale, il commettrait une faute grave mais la validité du mariage ne pourrait pas être mise en cause.
Le pape Pie XII s’exprimait ainsi le 12 septembre 1958 : « La question suivante concerne la validité du mariage contracté par des époux porteurs du mal hématologique méditerranéen. Si les époux ignorent leur état au moment du mariage, ce fait peut-il être une raison de nullité du mariage ? Abstraction faite du cas où l’on pose comme condition (C.I.C., can. 1092) l’absence de toute hérédité maladive, ni la simple ignorance, ni la dissimulation frauduleuse d’une hérédité tarée, ni même l’erreur positive qui aurait empêché le mariage si elle avait été décelée, ne suffisent pour mettre en doute sa validité. L’objet du contrat de mariage est trop simple et trop clair, pour qu’on puisse en alléguer l’ignorance. Le lien contracté avec une personne déterminée doit être considéré comme voulu, à cause de la sainteté du mariage, de la dignité des époux, et de la sécurité des enfants engendrés, et le contraire doit être prouvé clairement et sûrement. L’erreur grave ayant été cause du contrat (C.I.C., can. 1084) n’est pas niable, mais elle ne prouve pas l’absence de volonté réelle de contracter mariage avec une personne déterminée. Ce qui est décisif dans le contrat, ce n’est pas ce que l’on aurait fait, si l’on avait su telle ou telle circonstance, mais ce qu’on a voulu et fait en réalité, parce que, de fait, on ne savait pas »[8].
De même, on lit dans une sentence rotale de 1964 : « Pour le mariage, aucune loi n’établit que le dol est cause de nullité du consentement, sauf dans le cas de l’erreur mentionnée au canon 1083[9]. Cette erreur d’ailleurs n’est pas toujours et nécessairement provoquée par le dol. Mais toute action rescisoire est exclue en raison de l’indissolubilité »[10].
Supposons donc un cas qui s’est déroulé au milieu du 20e siècle. L’un des futurs a usé d’un moyen frauduleux dans le but d’amener l’autre à consentir au mariage. L’autre, quelque temps après le mariage, découvrant trop tard la tromperie, demande aux juges ecclésiastiques la déclaration de nullité. Les juges ne peuvent aucunement voir dans ce dol une cause de nullité.
Par exemple, en 1935, Edouard épousa Elsa. Celle-ci s’était faite stériliser avant le mariage mais l’avait caché à son futur. Découvrant la fraude, Edouard abandonna Elsa, obtint le divorce civil et demanda au tribunal ecclésiastique de Paderborn d’examiner la validité de son mariage en 1939. L’affaire remonta à la Rote romaine qui conclut : « Non constat de nullitate ». On lit dans l’In jure : « Le dol n’invalide pas le mariage »[11].
Pourquoi le législateur n’a-t-il pas considéré que le dol invalidait le consentement matrimonial ? Un canoniste propose une réponse : « La réticence originelle à prendre en considération cette figure était due au caractère éminemment pénal du dol donnant lieu à la punition de la pars decipiens[12]. Or l’aspect fautif n’est pas pris en compte en tant que tel pour déterminer la nullité de l’acte. En droit civil cependant la possibilité d’annuler l’acte selon la volonté de la pars decepta[13] était admise. Cette possibilité n’était évidemment pas envisageable pour le mariage canonique qui n’est en aucun cas rescindable »[14].
Une deuxième réponse peut être proposée, celle de reconnaître un danger pour l’institution matrimoniale si le dol cause la nullité du contrat. En effet, plus les vices de consentements reconnus par l’Église sont nombreux, plus le danger des mariages invalides est élevé, ce qui peut fragiliser le contrat matrimonial et donc la famille elle-même.
b) L’erreur sur la personne
Si les juges ne peuvent pas voir dans le dol un motif de nullité, ils peuvent en revanche se demander si le canon 1083, §2 n’est pas concerné. Celui-ci dit : « L’erreur sur une qualité de la personne, même si elle est cause du contrat, rend le mariage nul seulement si l’erreur sur une qualité se ramène à une erreur sur la personne (…) »[15]. La règle générale est donc qu’une erreur sur une qualité n’invalide pas le contrat, parce que ce sont les personnes des contractants et non leurs qualités qui sont l’objet réel du consentement. Par exemple, l’homme pensait que sa fiancée était vierge, ou riche, ou infirmière, ou aînée de famille, et il s’aperçoit après le mariage qu’il était dans l’erreur parce que sa fiancée a menti. Le mariage est valide. Cependant, il y a une exception : si l’erreur sur une qualité se ramène à une erreur sur la personne. Autrement dit, s’il s’agit d’une qualité propre et déterminante qui permet d’identifier la personne. Par exemple, un prince souhaite épouser la fille aînée du roi du pays voisin. Le lendemain des noces, il apprend qu’il a été victime d’une fraude : la femme qu’on lui a donnée est la cadette. Il est clair que cette erreur se ramène à une erreur sur la personne. Cette erreur est substantielle et non accidentelle. Elle ne réside pas seulement dans l’intellect mais modifie substantiellement l’objet de la volonté du contractant. Elle invalide donc le contrat. De droit naturel, ce mariage est invalide[16].
L’erreur sur la personne est un cas rare. Les auteurs donnent comme exemple le mariage de Jacob avec Lia, que Laban a donné frauduleusement à Jacob à la place de Rachel, selon le récit du chapitre 29 de la Genèse. Alphonse Borras notait en 1992 que la Rote romaine n’avait traité au 20e siècle qu’un seul cas d’erreur sur la personne par substitution physique[17]. Il s’agissait d’un mariage en Chine. La fiancée, selon la coutume locale, était totalement voilée pendant la cérémonie, si bien que le futur n’a découvert qu’après la messe de mariage que la femme n’était pas celle qu’il voulait épouser.
On peut donc dire que, avant la promulgation du nouveau Code de droit canonique, le dol n’est pas une cause de nullité. En revanche, l’erreur sur la personne est cause de nullité, et une telle erreur peut être causée par un dol.
Entre Vatican II et 1983
a) Une interprétation plus large de l’erreur redundans
Dans la pratique judiciaire, l’erreur sur une qualité se ramenant à une erreur sur la personne est un chef de nullité qui a été interprété d’une façon de plus en plus large après le concile Vatican II. L’origine de cet élargissement est à chercher dans la position de saint Alphonse de Liguori. Le saint Docteur estime qu’une erreur sur une qualité de la personne invalide le consentement dans le cas où le consentement porte directement et principalement sur une qualité et secondairement sur la personne[18]. Par exemple, un homme veut épouser une femme noble. Il apprend que telle femme est noble, donc il l’épouse. En réalité, elle n’est pas noble. Cette erreur est invalidante, d’après saint Alphonse. La même idée est développée dans la sentence coram Stankiewicz du 27 janvier 1994, d’après laquelle, pour qu’il y ait erreur redundans in personam, il faut que celui qui se trompe recherche la qualité visée avant même la personne de son partenaire.
Plusieurs auditeurs de la Rote ont donc estimé que l’erreur portant sur une qualité directement et principalement visée rendait le consentement nul. Pourtant, cette cause de nullité n’apparaît que dans le Code de 1983, au canon 1097 §2. Mais certains juges[19] ont estimé que ce nouveau canon n’était qu’une application plus claire de la doctrine et de la jurisprudence antérieures. Précisément, c’est en 1970 qu’un juge de la Rote romaine a inauguré cette interprétation plus large[20]. Le canon 1097 §2 du Code de 1983 n’a fait que consacrer une jurisprudence devenue classique. Un auditeur de la Rote romaine explique en 1989 : « La qualité de la personne, que l’on doit généralement considérer comme accidentelle, peut parfois être d’un tel poids dans l’ordre spirituel et religieux, dans l’estime universelle, du moins en certaines circonstances de temps et de lieu, qu’elle touche et pénètre la personne elle-même et détermine son identité individuelle »[21].
Par exemple, Marie-Cécile a épousé Guillaume en 1974. Or, avant le mariage, elle avait clairement dit à son fiancé qu’elle avait horreur de la drogue et des drogués, et qu’elle n’épouserait jamais un homme qui se laisserait aller à ce vice. Guillaume l’avait rassurée en avouant qu’il lui était arrivé deux fois de fumer de l’herbe ; mais c’était il y a bien longtemps et il n’avait jamais recommencé. Or, dès le voyage de noces, Marie-Cécile s’aperçut que son mari lui avait menti et qu’il était complètement dépendant de la drogue. Le tribunal de la Rote, jugeant en dernière instance, déclara le mariage nul pour le motif suivant : erreur sur une qualité de la personne rejaillissant en erreur sur la personne même[22].
Voici un second exemple. Patricia avait épousé Victor parce qu’elle le croyait Docteur ès sciences politiques et promis à une belle carrière. Après trois ans de mariage elle découvrit qu’il n’avait aucun diplôme et qu’il lui avait joué la comédie. Elle rompit immédiatement avec lui et intenta un procès en nullité de mariage en invoquant pour chef : « l’erreur sur la qualité, revenant à une erreur sur la personne ». Déboutée en première instance, elle fit appel à la Rote qui prononça une sentence en faveur de la nullité[23].
Dans ces deux exemples, ce n’est pas en raison du mensonge de l’homme, mais en raison de l’erreur de la femme, que le consentement a été considéré comme nul. Le fait que cette erreur ait été provoquée par un dol n’a pas été pris en compte par les juges. Les choses allaient changer avec le nouveau Code.
Il nous semble que cette interprétation plus large de l’erreur sur une qualité se ramenant à une erreur sur la personne est acceptable. Elle est conforme à l’enseignement de saint Alphonse et ne contredit pas la position de saint Thomas. Elle est suffisamment précise pour ne pas ouvrir la porte à des sentences de nullité abusives.
b) Un souhait des canonistes
Dans les années 1960, plusieurs canonistes demandèrent que soit admise comme cause de nullité l’erreur provoquée par le dol. Par exemple, cinq évêques allemands adressèrent à la commission antépréparatoire du Concile la proposition suivante : « Que l’on établisse un empêchement d’erreur qualifiée causée par le dol lorsqu’elle porte sur des circonstances d’une importance substantielle pour la vie conjugale, ex : l’impuissance à engendrer, la grossesse des œuvres d’une autre personne, etc. »[24].
La faculté de Droit canonique de Toulouse écrivit à la même commission : « Il ne semble pas admissible que celui qui a fait confiance à autrui soit victime de sa bonne foi, alors que celui qui l’a trompé en remporte avantage. Ainsi plus on se montrerait fourbe plus on contracterait une union solide »[25].
L’Université Grégorienne élabora également une proposition : « On doit établir, semble-t-il, l’erreur comme dirimant le mariage, quand par dol ou fraude on tait au partenaire innocent une maladie vénérienne dont on était atteint avant le mariage, pourvu que le conjoint innocent n’ait absolument pas contracté, s’il avait connu la maladie de son partenaire »[26].
La Sacrée Congrégation des sacrements proposa elle aussi l’établissement d’un nouveau vice de consentement dans le cas énoncé ci-dessus par la Grégorienne[27].
Depuis 1983
Le canon 1098 du Code de 1983 définit pour la première fois la figure juridique du dol comme cause de nullité du mariage. « La personne qui contracte mariage, trompée par un dol commis en vue d’obtenir le consentement, et portant sur une qualité de l’autre partie, qui de sa nature même peut perturber gravement la communauté de vie conjugale, contracte invalidement »[28].
Ce n’est pas le dol lui-même qui est un vice de consentement, mais l’erreur provoquée par le dol. D’après les termes du canon, plusieurs conditions sont requises pour que le dol entraîne la nullité du consentement :
a) Il doit y avoir une action dolosive.
Une simple erreur du contractant ne suffit pas. Par exemple, si un homme, parce qu’il est discret et réservé de tempérament, sans aucune mauvaise foi, omet de révéler à sa fiancée certains faits passés, ce silence n’est pas une action dolosive. À l’inverse, certains silences peuvent être provoqués par la volonté de cacher et de tromper. C’est ce qu’on appelle le dol négatif ou par omission. Il peut causer la nullité du consentement. Par exemple, une femme se sait stérile. Mais à chaque fois que son fiancé lui parle des enfants à venir, elle réagit comme si elle était certaine d’être fertile afin de cacher sa stérilité à son fiancé. Il s’agit bien d’une dissimulation trompeuse.
Voici une autre illustration[29]. Tout de suite après la célébration du mariage, Elvira constate un changement radical de la personnalité d’Antoine, son mari : désagréable pendant le voyage de noces, menteur, dénué de toute attention pour elle, cruel et violent. La vie conjugale dure presque trois ans.
L’instruction a essayé d’identifier de façon précise, mais sans résultat, la qualité que la demanderesse avait visée chez le mari. Selon elle et selon ses témoins, elle voulait trouver en lui les qualités générales que tous les fiancés désirent habituellement. Elle dit qu’elle souhaitait « un compagnon fidèle » ; les témoins de sa famille disent qu’elle espérait « une personne honnête, sincère, fidèle ». Bref, la demanderesse souhaitait un conjoint doté des qualités qui peuvent rendre pacifique et heureuse la communauté conjugale. Interrogée sur les causes de son ignorance de la vraie personnalité de son époux, elle répondit que c’était un comédien, mais sans pouvoir dire s’il était conscient de ce qu’il faisait ou si cela faisait partie de la structure de sa personnalité. À la question sur l’éventuel dol dans l’intention d’obtenir son consentement, elle répond qu’elle ne peut pas dire maintenant s’il y a eu dol et ce qu’Antoine avait comme intention. Les parents d’Elvira ne peuvent pas non plus confirmer si Antoine avait fait des efforts conscients et délibérés pour cacher sa vraie nature. Y a-t-il un vice de consentement ?
En l’absence de preuve sur l’intention dolosive de l’époux en vue d’obtenir le consentement, le dol n’a pas été reconnu par les juges de la Rote dans le cas d’espèce.
b) Le dol doit être cause du consentement
Le dol qui ne cause pas le consentement est appelé dol incident. Il n’entraîne pas la nullité du mariage. C’est le cas lorsque la personne trompée aurait consenti au mariage même si elle n’avait pas été trompée. Il faut donc distinguer le consentement « cum dolo » qui est valide, et le consentement « ex dolo » qui est nul. Autrement dit, seul le dol « causam dans » invalide le consentement.
Il peut arriver aussi que l’action dolosive n’atteigne pas son effet parce que l’autre personne n’est pas trompée. Alors le consentement n’est pas invalidé, parce que la fin de la norme n’est pas le châtiment de celui qui trompe mais la préservation de la liberté des contractants. Le vice de consentement n’est pas le dol, mais l’erreur causée par le dol.
c) Le dol doit être provoqué dans le but d’obtenir le consentement
Il peut arriver qu’un des futurs trompe l’autre pour un motif autre que celui d’obtenir le consentement. Par exemple, poussé par son orgueil, l’homme fait croire à sa fiancée qu’il possède un diplôme prestigieux, ou cache par honte un fait passé infamant. Un autre dissimule un crime qu’il a commis parce qu’il craint que sa fiancée n’en parle à sa mère qui le dénoncera à la police. Une autre cache certains graves événements passés pour préserver l’honneur de sa famille… De tels dols n’invalident pas le consentement.
Ajoutons que les termes du canon n’exigent pas que le dol vienne d’un des conjoints. Une tierce personne peut en être l’auteur[30]. Par exemple, la mère de la fiancée trompe son futur gendre sur une qualité de la fiancée.
d) Le dol doit porter sur une qualité de l’autre partie
Le canon 1098 dit que la qualité doit être « alterius partis ». Si le dol porte sur une qualité qui ne touche pas l’autre partie, il n’y a pas vice de consentement. Par exemple, si l’homme fait croire à sa future que le voisin est très sympathique, alors qu’en réalité il est insupportable, il n’y a pas vice de consentement. Autre exemple : une jeune fille hésitait à épouser tel homme. La sœur de l’homme fit alors croire à la jeune fille que si elle refusait le mariage, l’homme se suiciderait, ce qui était faux. Le mariage eut lieu, la femme demanda plus tard une déclaration de nullité pour dol, mais les juges ne reconnurent pas d’erreur dolosive invalidante parce que le dol ne portait pas sur une qualité du contractant[31].
Un homme épousa une jeune veuve, mère d’un enfant de huit ans. Quelques mois après le mariage, l’époux constata de graves troubles psychologiques chez le fils de sa femme. Elle lui avoua alors que son fils avait été abusé sexuellement par son grand-père à maintes reprises. Elle avait caché cette information à son fiancé, craignant qu’il renonce au mariage à cause de l’enfant. L’époux furieux d’avoir été trompé envisagea alors de demander une déclaration de nullité[32]. Mais une telle démarche est vouée à l’échec parce que le dol ne porte pas sur une qualité de l’autre partie.
Voici un autre exemple tout aussi tragique[33] qui a été jugé par le tribunal de la Rote. Une mère, pleine de bonnes intentions, veut à tout prix que son fils se marie, mais celui-ci est réticent. Sachant que les jeunes gens s’aiment et forment un couple bien assorti et uni – elle n’a donc aucun doute sur le fait que le mariage sera heureux – elle trafique les contraceptifs et la jeune fille finit par tomber enceinte. La découverte de la grossesse a surpris la jeune fille. Quant à l’homme, il s’est cru obligé d’épouser la mère de son enfant. Mais quand le couple a appris quelques années plus tard le stratagème de la belle-mère, il en a été tellement bouleversé que la séparation s’en est rapidement suivie. Y a-t-il un vice de consentement ? Il faut répondre en constatant d’abord qu’ici la fraude vient d’une tierce personne, la belle-mère, ce qui n’empêche pas le dol d’invalider le consentement. Le couple s’est séparé très vite après la découverte du dol. Il y a donc bien le criterium reactionis, l’une des preuves indirecte et principale pour prouver l’existence de l’erreur, selon les critères probatoires élaborés par la jurisprudence rotale sur ce chef de nullité (voir paragraphe : La preuve de l’erreur dolosive). Cependant, l’erreur ne porte pas sur une qualité du contactant. Il n’y a donc pas de vice de consentement ici.
De même, il n’y a pas de vice de consentement si le dol entraîne une erreur de droit. Seul le dol qui cause une erreur de fait peut invalider le mariage. Par exemple, si le futur trompe sa fiancée sur une propriété du mariage, le canon 1098 ne peut pas s’appliquer[34].
Enfin, le dol portant sur un projet n’invalide pas le consentement. Par exemple, si la femme fait croire à son futur qu’elle n’a pas l’intention d’avoir une activité professionnelle, alors qu’elle a cette intention, ou bien si elle fait croire qu’elle aimerait avoir beaucoup d’enfants, alors que c’est faux, ce dol n’invalide pas le consentement[35]. La qualité objet du dol doit être présente au moment de l’échange des consentements[36].
En 1987, Marina épouse Michel et lui promet qu’elle accepte de déménager en Vénétie après le mariage. Mais elle ne tient pas sa promesse. Elle a menti pour que Michel accepte de l’épouser. En 2002, le tribunal de la Rote refusera de déclarer la nullité du mariage pour dol, parce que l’objet du dol n’est pas une qualité de l’épouse. Le mariage sera déclaré nul à cause d’une condition non remplie[37].
e) Le dol doit porter sur une qualité qui, par sa nature, peut perturber gravement la communauté de vie conjugale.
En ajoutant cette condition munie de la clause « par sa nature » (suapte[38] natura), le législateur a voulu éviter une évaluation complètement subjective de la qualité qui fait l’objet du dol. Par exemple, une femme s’est teint les cheveux en blond pour plaire à un homme réputé n’aimer que les blondes. La fraude est découverte pendant le voyage de noces. Elle ne remet pas en cause l’existence du lien conjugal, même si le mari est furieux.
Quelles sont les qualités qui, par leur nature, peuvent perturber gravement la communauté de vie conjugale ? Voilà toute la difficulté ! Le canon, tel qu’il est formulé, ne permet pas de répondre à cette question. Il revient à la jurisprudence de donner des indications. Mentionnons principalement, parmi les qualités retenues par la jurisprudence : la stérilité, la fausse grossesse ou la grossesse résultant de rapports sexuels avec une personne autre que le futur conjoint, la toxicomanie, l’addiction à l’alcool, la maladie incurable, l’absence de religiosité. En revanche, les qualités suivantes ne sont pas considérées par la jurisprudence comme pouvant, par leur nature, perturber gravement la communauté de vie conjugale : la vanité, l’égoïsme, la paresse, l’absence du sens de l’humour.
Plusieurs canonistes ont ajouté que la qualité devait non seulement être objectivement grave, mais aussi concerner la nature du mariage, ses fins ou ses propriétés[39]. Mais il est difficile de savoir ce que cette précision signifie. Supposons qu’un homme cache à sa future qu’il ronfle fort toutes les nuits. Cette qualité peut, par sa nature, perturber gravement la vie conjugale. Pourtant, admettre qu’un tel dol puisse invalider le consentement ouvre la porte à une interprétation subjective que beaucoup de canonistes trouvent inacceptable. De même, si une jeune fille, pour obtenir le consentement de son fiancé, lui fait croire qu’elle est une écologiste convaincue, alors qu’en réalité elle se moque de la protection de l’environnement, une telle tromperie pourra perturber la vie conjugale, mais elle ne cause pas la nullité du consentement.
À ce critère objectif s’ajoute un critère subjectif. Pour invalider le consentement, il faut aussi que cette qualité occupe une place importante dans l’objet de l’intention du contractant. Par exemple, l’appartenance à une religion est une qualité qui, par sa nature, est importante. Mais si la partie trompée n’attache pas d’importance à la religion, un dol sur cette qualité n’invalide pas le consentement.
f) La preuve de l’erreur dolosive
La preuve directe est obtenue par déclaration de la partie trompée et si possible par l’aveu de l’auteur de la tromperie. Il faut faire le plus grand cas de la confession de l’auteur du dol, compte tenu du fait que personne ne s’accuse facilement d’avoir commis un dol. Il sera utile d’obtenir aussi des dépositions de témoins.
Une preuve indirecte peut être obtenue en analysant la réaction immédiate du conjoint trompé. « Si, ayant découvert la vérité, il a immédiatement interrompu la vie conjugale, abandonnant l’autre partie et l’accusant de tromperie, la présomption est en faveur de l’induction d’une erreur dolosive. Si en revanche il a poursuivi sa vie conjugale sans difficulté ni répugnance, on peut présumer qu’il n’a pas souffert une tromperie à fin d’obtenir son consentement »[40].
g) De quel côté se trouve le vice de consentement ?
On est naturellement porté à penser que c’est la personne victime du dol qui consent invalidement au mariage. Pourtant, certains juges placent le vice du consentement du côté de l’auteur du dol : « L’erreur dolosive vicie la substance même du consentement matrimonial, en ce sens qu’aucun véritable consentement n’est donné, non par celui qui a été trompé, mais par l’autre partie. Car c’est lui qui ne fait pas un vrai don de lui-même qui est conforme à la réalité, et qui fait un don substantiellement différent. C’est donc l’objet même du consentement qui est vicié »[41].
« Si quelqu’un donnait une image de lui-même qui diffère substantiellement de la vérité, l’objet du consentement de l’autre partie serait vicié, parce qu’il ne correspondrait pas à la réalité. Bien plus, le consentement serait inadéquat et vicié surtout de la part de celui qui présenterait de lui-même une image substantiellement différente de la réalité, puisque cette façon d’agir serait en contradiction avec une auto-donation conjugale authentique »[42].
« Le consentement matrimonial est cet acte par lequel chaque conjoint se donne conjugalement à l’autre. Celui qui ne fait pas une auto-donation conjugale, ne consent pas en réalité au mariage. C’est ce qui se passe dans le cas de la simulation puisque le contractant exclut de son consentement le mariage lui-même ou l’un de ses aspects (canon 1101 § 2) : pareil consentement devient “non conjugal” »[43].
Un auditeur de la Rote croit pouvoir conclure : « Le dol entraîne la nullité du consentement non seulement de la part de son auteur mais encore de la part de sa victime »[44].
Cependant, cette théorie se fonde sur une vision erronée de l’objet du consentement. Il faut revenir au canon 1081 §2 du Code de 1917 : « Le consentement matrimonial est un acte de la volonté par lequel chaque partie donne et accepte le droit perpétuel et exclusif sur le corps, pour l’accomplissement des actes aptes de soi à la génération des enfants ». Par conséquent, si l’auteur de la tromperie a vraiment donné ce droit à son conjoint, alors, malgré sa malhonnêteté et sa dissimulation, son consentement est valide. Hélas, le législateur a modifié cette formulation. Il est dit au canon 1057 §2 du Code de 1983 : « Le consentement matrimonial est l’acte de la volonté par lequel un homme et une femme se donnent et se reçoivent mutuellement par une alliance irrévocable pour constituer le mariage ». Cette nouvelle définition pose une difficulté. En effet, personne ne dispose de soi au point de pouvoir juridiquement se donner à un autre, et il est encore moins possible à quelqu’un d’accepter juridiquement une autre personne. À une autre personne, un être humain ne peut donner qu’une partie de lui-même (ex : un rein) ou un bien lui appartenant (ex : une somme d’argent). La formule du rituel de 1969 publié par la Conférence des évêques de France fait dire à l’époux : « Oui, je veux être ton époux, je te reçois comme épouse et je me donne à toi ». Une telle expression n’est vraie que dans un sens dérivé ou poétique ou métaphorique, comme dans l’expression « don de soi ». Mais l’usage de la métaphore ou de la poésie est à exclure dans un texte législatif.
Le Père Cormac Burke, auditeur de la Rote, l’a lui-même reconnu : « Évidemment les expressions de “traditio sui ipsius” ou de “donatio personarum”[45] ne peuvent pas être comprises dans leur stricte littéralité. Le même personnalisme écarte toute idée de don absolu de soi ou d’accueil absolu de la personne de l’autre, en vertu de l’autonomie essentielle et de la dignité de la personne humaine qui ne se réduit aucunement à être l’objet d’un simple transfert de propriété. Il y a donc nécessairement un sens métaphorique à la “traditio sui ipsius”. Le droit acquis par chaque conjoint n’est ni ne peut être un droit sur tous les aspects de la personne ni même de la vie de l’autre conjoint »[46].
Nous en constatons ici une conséquence malheureuse : certains canonistes, se fondant sur cette définition inexacte de l’objet du consentement matrimonial, en concluent que celui qui trompe son futur sur une chose importante ne se donne pas totalement à l’autre, et donc ne consent pas au mariage. Une telle conclusion est inacceptable. Elle est même absurde car le fait de tromper ne modifie pas l’objet de sa propre intention. C’est celui qui est trompé qui voit se retirer l’objet de son intention.
h) Le fondement de ce canon
Quelles sont les raisons d’une telle nouveauté ? Mgr Serrano, auditeur de la Rote, l’expliquait dès 1982 : « Pour ce qui est du dol en matière grave, il faudrait dire qu’il s’oppose à l’essence du mariage au moins pour trois raisons :
- Il prive le mariage de la vérité et de la sincérité qui lui reviennent de par la loi naturelle et de par les dispositions divines.
- Il prive illégitimement l’un des conjoints de sa liberté en mettant dans son choix une donnée préalable qui est fausse et qui fait naître une intention sans objet.
- Enfin, et plus précisément dans notre domaine, celui qui déçoit par dol dans l’échange des personnes en quoi consiste le mariage, offre de lui-même une image fausse ou une “personne intentionnelle” – la seule qui puisse être livrée, – qui est tout à fait différente de celle que le partenaire entend recevoir »[47].
Joseph Domingo, vicaire judiciaire de l’officialité interdiocésaine de Marseille, expliquait en 2024 : « Des cas criants de tromperie avec une malveillance évidente et grave ont fini pour convaincre doctrine et jurisprudence de la pertinence du recours au dol, non seulement eu égard à la partie trompée, mais aussi au regard de la dignité de l’institution matrimoniale, lesquelles ne pouvaient pas être protégées par d’autres chefs de nullité. Une conception personnaliste du mariage a également conduit à une reconnaissance plus directe du caractère personnel et propre du choix du conjoint dans le processus de formation du consentement. Une compréhension plus fine et plus profonde du mécanisme par lequel le mensonge peut directement ruiner le caractère volontaire du consentement en a résulté »[48].
i) La rétroactivité du canon
Les juges de Vancouver écrivent dans une sentence du 14 août 1984 au sujet d’un mariage célébré en 1978 : « Ce serait une objection byzantine d’arguer que, puisque le mariage a été célébré avant la promulgation du nouveau Code, on ne pourrait pas utiliser le chef de dol. En canonisant le dol comme élément invalidant, le nouveau Code n’a pas institué un nouvel empêchement, mais a remédié à une lacuna juris pour pallier une réalité qui a toujours existé mais qui n’a pas été suffisamment expliquée ou prise en compte par la loi. Nous devons donc nous passer de telles objections naïves et être fermement assuré que ce chef de nullité est tout à fait légitime »[49].
Les juges de Vancouver ont cru pouvoir dirimer la question rapidement. En réalité, les choses ne sont pas si simples. Même les rédacteurs du canon 1098, dans le Code de 1983, n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur ce point[50]. Il s’agit de savoir si le dol vicie le consentement en vertu du droit naturel ou en vertu du droit ecclésiastique. Dans le premier cas, le canon rétroagit puisqu’il ne fait que déclarer une réalité déjà existante. Dans le second, seuls les mariages célébrés après la date de promulgation du nouveau Code sont concernés.
Certains canonistes soutiennent la thèse du droit naturel, s’appuyant sur les arguments de Mgr Serrano rapportés plus haut.
Mais cette thèse n’est pas sérieuse. En effet, si ce vice de consentement se fonde sur le droit naturel, il est impossible d’expliquer pourquoi il a fallu attendre 1983 pour que les juges ecclésiastiques le prennent en compte. De plus, cette thèse contredit l’affirmation du pape Pie XII citée plus haut, selon laquelle la dissimulation frauduleuse d’une hérédité tarée ne met pas en doute la validité du mariage.
C’est pourquoi la jurisprudence de la Rote romaine, après quelques hésitations, soutient maintenant unanimement la thèse du droit ecclésiastique[51]. On lit dans une sentence rotale de 1994 : « La loi ecclésiastique fondée sur l’équité naturelle a décidé l’action en nullité d’un mariage célébré par suite d’une tromperie dolosive »[52].
De droit naturel, ce n’est pas le dol, mais l’erreur qui invalide le consentement, pourvu qu’elle soit substantielle et non accidentelle[53]. Que cette erreur ait été causée ou non par un dol ne change rien. Par conséquent, de droit naturel, une erreur sur la nature du mariage ou sur la personne du contractant invalide le consentement[54]. Par exemple, une jeune fille, ignorant tout de l’acte sexuel, pense qu’il suffit de s’embrasser sur la joue pour concevoir. Ce mariage est invalide[55]. Mais une erreur portant sur une qualité de l’autre conjoint, si cette erreur ne se ramène pas à une erreur sur la personne, n’invalide pas le consentement, parce que c’est une erreur accidentelle[56]. Il faut donc tenir que c’est seulement en vertu du droit ecclésiastique que le dol invalide le consentement[57].
j) Une 1re difficulté posée par ce canon
Que faut-il penser de cette nouveauté ? Tous les canonistes y voient une application de la constitution conciliaire Gaudium et spes qui présente le mariage comme « une communauté profonde de vie et d’amour » (n°48) permettant l’enrichissement et l’épanouissement des époux. Avant le Concile, le législateur se préoccupait d’abord de protéger la stabilité du mariage. Dorénavant, dans une vision plus personnaliste, il met l’accent sur la dignité humaine et le bien des époux. Ainsi, Carmen Peña García écrit que le canon 1098 a « son origine dans le développement doctrinal et jurisprudentiel qui, à partir de la compréhension personnaliste du mariage, a eu lieu après le Concile »[58].
Il semble bien en effet que le bien des conjoints prenne la première place. Nous en avons une preuve dans le fait que le tribunal de la Rote romaine admet maintenant l’existence d’un nouveau chef de nullité : l’exclusion du bien des époux[59]. Le fait que l’erreur dolosive invalide le consentement s’inscrit dans une telle préoccupation : le législateur ne veut pas que le consentement matrimonial soit valide si le dol est tel qu’il perturbera gravement la communauté de vie conjugale.
Cependant, il faut reconnaître que le canon 1098 n’est pas en lui-même moderniste. Tel qu’il est formulé, il ne contient aucune erreur doctrinale. Il est possible de l’accepter tout en refusant la vision personnaliste erronée du mariage enseignée à Vatican II.
k) Une 2e difficulté posée par ce canon
Il existe une deuxième difficulté. Tel qu’il est formulé, le canon 1098 est large. Jean-Paul II a reconnu, au moment de la promulgation du nouveau Code, que ce canon appelait une jurisprudence : « Dans le nouveau Code, spécialement en matière de consentement matrimonial, ont été codifiées de nombreuses explications du droit naturel apportées par la jurisprudence de la Rote. Mais subsistent encore des canons de grande importance en droit matrimonial qui ont été nécessairement formulés de manière générique et qui attendent une ultérieure détermination à laquelle pourrait valablement contribuer en tout premier lieu la jurisprudence de la Rote. Je pense, par exemple, à la détermination “d’une grave absence de discernement dans le jugement quant aux droits et devoirs matrimoniaux essentiels”, dont il est question dans le CIC 1095 et de même à la future précision au sujet du CIC 1098 concernant l’erreur dolosive, pour ne citer que deux canons.
Ces déterminations importantes, qui serviront à orienter et à guider tous les tribunaux des Églises particulières, devront résulter d’une étude longue et profonde, d’un discernement serein et impartial, à la lumière des principes éternels de la théologie catholique mais aussi à la lumière de la nouvelle législation catholique inspirée par le Concile Vatican II »[60].
Mgr Tissier de Mallerais, après avoir étudié ce nouveau canon 1098, écrivait aux membres de la Fraternité Saint-Pie X en octobre 1998 : « Jusqu’au nouveau code, le dol n’a jamais été admis comme cause de nullité de mariage ; et ce pour protéger le bien de la permanence du lien conjugal. Mais les auteurs[61] admettent que l’Église pourrait l’introduire (par une disposition de droit positif). Ce serait le moins illégitime quand l’erreur dolosive met en jeu la fin primaire du mariage, par exemple dol sur la stérilité d’un des conjoints ; et c’est ce que fait le nouveau code : sterilitas, non dirimit, sed dolus circa sterilitatem (cf. n. can. 1084 § 3). Mais le nouveau canon 1098 est beaucoup trop large : le dol cachant l’ivrognerie, l’addiction à la drogue, voire même le caractère irascible seraient cause de nullité ! On voit ici l’inspiration personnaliste conciliaire de ce nouveau canon. Et le reformuler dans un sens catholique ne nous appartient pas »[62].
Ce canon est formulé d’une façon trop vague et imprécise, si bien qu’il ouvre la porte à des déclarations de nullité abusives. Que signifie l’expression « communauté de vie conjugale » (consortium vitæ conjugalis) ? La constitution Gaudium et spes de Vatican II utilise des expressions très proches : « Intima communitas vitae et amoris conjugalis » (n°48), « Totius vitae consuetudo et communio » (n°50). Alors que le Code de 1917 définit le mariage comme un contrat et un sacrement (can. 1012), le Code de 1983, tout en rappelant que le mariage est un contrat et un sacrement, le définit au canon 1055 comme « une communauté de toute la vie » (totius vitae consortium).
L’auditeur de la Rote Mgr Anné reconnaissait dans sa sentence du 25 février 1969 : « Il est très difficile de définir et d’expliquer de manière exhaustive et exacte ce qui, sous l’aspect juridique, est requis pour la substance de ce mode de vie et de communion de vie »[63]. Le canoniste Louis Bonnet, de la Faculté de Droit canonique de Toulouse, commentait cette remarque en 1987 : « Il s’agit en effet d’un problème de communication entre époux, communication des pensées, des sentiments, d’un problème de partage, de compréhension réciproque, de prévenance réciproque, de respect de la personnalité propre de l’autre, et même simplement de sa personne, de l’établissement d’une harmonie, bref de tout ce qui fait que les conjoints se sentent bien ensemble, et trouvent dans cette communion la joie de vivre ensemble, la force de surmonter les épreuves s’il y en a, et trouvent finalement dans l’état conjugal leur épanouissement. Mais pour l’y trouver, il faut le construire, il faut que chacun apporte ses propres pierres à cette construction, c’est tout le problème de la relation interpersonnelle des époux. Les psychologues et les psychiatres, qui se sont penchés sur ces problèmes de la communication et de la vie du couple, ne manquent pas de souligner la difficulté de cette œuvre »[64].
Le canoniste Pierre Branchereau a pris l’initiative audacieuse en 1995 d’essayer de définir les expressions « consortium totius vitae » et « communion de vie ». Il n’est pas arrivé à un résultat concluant, se bornant à constater que « les auteurs divergent quant au sens à donner à la notion de communion de vie »[65] et que « on ne peut que souhaiter un approfondissement de la jurisprudence »[66].
Or, s’il est impossible de définir précisément la communauté de vie conjugale, comment pourrons-nous juger si l’objet du dol porte vraiment sur une qualité apte à perturber gravement cette communauté de vie conjugale ?
Concernant cette deuxième difficulté, la remarque de Jean-Paul II citée ci-dessus rejoint celle de Mgr Tissier de Mallerais : ce canon est trop générique. Il nécessite que la jurisprudence le précise. Ce travail de détermination a-t-il été fait ? Partiellement, oui. Entièrement, non. Quarante ans après la promulgation du nouveau Code, la jurisprudence a délimité certaines des qualités qui peuvent être l’objet d’un dol dirimant, comme nous l’avons vu plus haut. Mais un certain flou demeure. Il vient non d’un défaut de jurisprudence mais d’une formulation de la loi imprécise. En voici quelques illustrations.
Sur le site du diocèse de Portland, aux États-Unis, les vices de consentement sont expliqués et illustrés par des exemples. Pour illustrer l’erreur dolosive invalidante, voici l’exemple donné : « La fiancée a des dettes considérables. Elle craint que le futur marié ne l’épouse pas s’il est informé de ses dettes, et c’est donc à dessein qu’elle les lui cache pour qu’il l’épouse. L’homme ne découvre les dettes qu’après le mariage. Lorsque les dettes sont découvertes, elles perturbent gravement leur vie de couple »[67]. Il n’est pourtant pas évident qu’une telle erreur dolosive invalide le consentement. Nous avons vu plus haut que, selon plusieurs canonistes, le dol, pour irriter (annuler) le consentement, doit porter sur une qualité qui touche à l’essence du mariage ou à ses propriétés ou à ses fins. Est-ce le cas ici ? Si l’on se souvient que la fin seconde du mariage est le soutien mutuel, les dettes de l’épouse peuvent le concerner indirectement. Mais alors où situer la limite ? Des ronflements très bruyants chaque nuit, en empêchant l’épouse de dormir, ne nuisent-ils pas aussi au soutien mutuel ? Ne perturbent-ils pas gravement la communauté de vie conjugale ? On voit ici la difficulté, voire l’impossibilité, de délimiter l’étendue de l’objet du dol tel qu’il est formulé au canon 1098.
Une autre illustration est tirée d’une sentence de la Rote. Voici le cas. Après trois mois de fiançailles, Bozena et Eugène se marient le 23 novembre 1991. Après le mariage, ils s’installent chez le père de l’épouse, agriculteur. Un mois plus tard, l’épouse découvre par hasard un document médical daté du 5 février 1988 d’où il résulte que le mari souffre d’une infirmité congénitale appelée spina bifida (fissure de l’épine dorsale) révélant implicitement la gravité de l’état physique de l’intéressé et déconseillant les travaux lourds. Bozena en conçoit un grand sentiment de frustration parce qu’elle pense qu’en raison de cette infirmité Eugène ne pourra jamais s’acquitter des lourds travaux des champs. Le couple se sépare trois mois après la découverte dudit certificat. Le domaine familial de la demanderesse étant assez important et le père n’étant plus capable de faire face aux travaux, un homme devenait nécessaire. Le handicap est sérieux, d’une gravité objective, de nature, selon la demanderesse, à perturber sérieusement la vie commune parce que dans la région la vie de la famille trouve son appui dans les travaux agricoles.
Il est prouvé que le défendeur a tu son anomalie physique. Alors qu’il connaissait l’enjeu de l’union, il n’a pas dit la vérité entière à laquelle l’autre partie avait droit : dol par omission dans le but d’obtenir le consentement matrimonial qui a induit la demanderesse en erreur. Y a-t-il un vice de consentement ?
L’intérêt de cette sentence, commente Joseph Domingo[68], est de montrer que la situation concrète joue un rôle important dans l’appréciation de l’importance de la qualité cachée. Le mariage a été déclaré nul par le tribunal de la Rote romaine[69]. Cependant, dans un autre contexte, par exemple celui d’un couple vivant en ville, les juges n’auraient pas déclaré la nullité de ce mariage. Là encore, nous voyons que la formulation de canon 1098 ne fournit pas de limite suffisamment précise quant à l’objet de l’erreur dolosive.
La dissimulation frauduleuse de la vérité peut aussi porter sur une incarcération passée. Le fiancé n’avoue pas à sa future épouse qu’il a fait plusieurs mois de prison. D’après le pape François dans le motu proprio Mitis judex (art. 14 §1), un tel dol invalide le consentement. Mais Philippe Toxé, professeur à la Faculté de droit canonique de l’Angelicum, fait remarquer à juste titre que les choses ne sont pas si simples et qu’un tel dol ne cause pas nécessairement un vice de consentement[70].
Conclusion
Le canon 1098 du Code de 1983 est malheureux parce que mal formulé. Certes, l’intention du législateur était louable. Il s’agissait d’éviter qu’un époux se retrouve vraiment marié dans une situation révoltante, à cause de la malhonnêteté de son conjoint. Mais les termes du canon manquent de précision, dans un domaine pourtant très vaste.
Cappello écrivait en 1950 que l’Église aurait le pouvoir d’établir que l’erreur de fait, dolosive ou non, invalide le mariage. Mais elle n’a pas voulu le faire afin d’éviter d’innombrables doutes et questions au sujet de la validité des mariages, ce qui causerait un dommage grave et public aux âmes[71].
Admirons donc la sagesse du Code de 1917 qui sauvegarde ainsi la sainteté du lien matrimonial.
Si le législateur veut établir l’erreur dolosive comme vice de consentement, ce qui en soi est légitime, il devrait formuler la loi d’une façon claire et précise. Par exemple, il pourrait établir que le dol invalide le consentement s’il a pour objet la stérilité d’un des conjoints ou l’existence d’enfants conçus par les œuvres d’une tierce personne. En attendant cette réforme de la formulation du canon, les juges pourront analyser les cas en se demandant s’il s’agit d’une erreur sur une qualité se ramenant à une erreur sur la personne.
Abbé Bernard de Lacoste
[1] Antoine Loysel, Institutes coustumieres : Ou manuel de plusieurs & diverses reigles, sentences, & Proverbes tant anciens que modernes du Droict Coustumier & plus ordinaire de la France, Paris, Abel L’Angelier, 1607, livre I, titre II.
[2] Par exemple, le canon 2200 §1 CIC 1917 définit le dol comme la volonté délibérée de violer la loi. On distingue ainsi le délit ex dolo du délit ex culpa qui provient de l’ignorance coupable ou de la négligence.
[3] CIC 1917 can. 103 ; CIC 1983 can. 125.
[4] CIC 1917 can. 169 ; CIC 1983 can. 172.
[5] CIC 1917 can. 185 ; CIC 1983 can. 188.
[6] CIC 1917 can. 542 ; CIC 1983 can. 643.
[7] CIC 1917 can. 572 ; CIC 1983 can. 656.
[8] Discours au VIIe Congrès international d’hématologie.
[9] Erreur sur la personne ou erreur sur une qualité qui se ramène à une erreur sur la personne.
[10] L’année canonique, année 1975, p. 217.
[11] Sentence coram Heard du 7 août 1948 cité par Lazzarato, Jurisprudentia pontificalis, vol. II, pars I, p. 856.
[12] L’auteur de la tromperie. On l’appelle aussi incutiens (du latin incutio : lancer contre).
[13] La victime de la tromperie.
[14] Joseph Domingo, vicaire judiciaire, in L’année canonique, juin 2024, p. 82.
[15] Error circa qualitatem personae, etsi det causam contractui, matrimonium irritat tantum :1° Si error qualitatis redundet in errorem personae (…).
[16] Saint Thomas d’Aquin, Supplément, q. 51, art. 2, ad 5. Voir aussi saint Alphonse de Liguori, Theologia moralis, lib. VI, n°1010 à 1016.
[17] Revue de Droit canonique, t. 42, p. 135. Voir sentence coram Heiner du 16 avril 1913 in SRRD vol. 5 (1913), pp. 242 et sq.
[18] Loc. cit., n°1016.
[19] Voir par exemple la sentence coram Faltin du 30 octobre 1996 portant sur un mariage célébré en 1975, in SRRD, vol. 88, p. 671.
[20] Sentence coram Canals du 21 avril 1970, in SRRD, vol. 62, p. 370.
[21] Sentence coram de Lanversin du 15 juin 1989 in L’année canonique, année 1995-1996, p. 377.
[22] Cité par L’année canonique, année 1992, p. 310.
[23] Sentence coram Pompedda du 28 juillet 1980 in L’année canonique, t. 30, année 1987, p. 458.
[24] Acta et documenta Concilio Oecumenico Vaticano II apparando, séries I (antepreparatoria), vol. II, pars I, Typis Polyglottis Vaticanis, 1960, p. 175-178.
[25] Loc. cit, vol. IV, pars II, 1961, p. 596.
[26] Loc. cit, pars I, 1961, p. 43.
[27] Voir L’année canonique, année 1974, p. 105.
[28] Qui matrimonium init deceptus dolo, ad obtinendum consensum patrato, circa aliquam alterius partis qualitatem, quae suapte natura consortium vitae coniugalis graviter perturbare potest, invalide contrahit.
[29] Sentence coram Burke, 18 juillet 1996, RRDecis., 88, 1996, pp. 532-543.
[30] Nihil refert utrum talis dolus patratus sit a parte contrahenda an ab alia persona. (Commission pour la réforme du CIC, in Communicantes, 3, 1971, p. 77).
[31] Voir J. CARRERAS, Comentario a la sentencia c. Burke, 25-X-1990, in “Ius Ecclesiae”, 3 (1991), p. 627.
[32] Ce cas a été rapporté oralement à l’auteur de ces lignes.
[33] Davide Salvatori, « Errore doloso : rapporto tra qualità e circonstanze », dans Héctor Franceschi et Miguel Angel Ortiz (dir.), Ius et matrimonium IV, Rome, Edusc, 2023, p.88.
[34] Sentence rotale coram Pinto du 17 octobre 2008.
[35] Cf. P. Moneta, La qualità che per sua natura può turbare il consorzio coiugale, Lib. Ed Vaticana, 1995, p. 126.
[36] Cf. coram BRUNO, 19 novembre 1993, SRRDec, vol. LXXXV, p. 675, n. 4.
[37] Sentence rotale coram Turnaturi du 22 novembre 2002.
[38] –pte est une particule qui s’ajoute aux adjectifs possessifs, surtout à l’ablatif, sans en modifier le sens.
[39] Voir J. CARRERAS, Comentario a la sentencia c. Burke, 25-X-1990, in “Ius Ecclesiae”, 3 (1991), p. 627. Voir aussi Pedro Juan Viladrich, commentaire du canon 1098 in Code de Droit canonique bilingue et annoté, Wilson et Lafleur, 1999. Voir aussi Fornés, Derecho Matrimonial Canónico, p. 137.
[40] Sentence coram Stankiewicz du 27 janvier 1994, in S.R.R.D., 86, 1994, p. 70
[41] Sentence de la Rote de la Nonciature en Espagne, citée par Carmen Peña García, Mariage et causes de nullité dans le Droit de l’Église, L’Harmattan, 2021, p. 170.
[42] Sentence Coram Defilippi, 4 décembre 1997, SRR Dec, vol. LXXXIX, p. 885, n. 3.
[43] Sentence Coram Burke, 25 octobre 1990, SRR Dec, vol. LXXXII, p. 723, n. 4.
[44] Sentence Coram Turnaturi du 22 novembre 2002.
[45] Cf. coram Pompedda, 3 juillet 1979, RRD, vol. 71, 388, n. 17; coram Raad, 14 avril 1975, vol. 67, p. 240.
[46] Revue de Droit Canonique, vol. 45 (1995) pp. 331-349.
[47] Sentence du 28 mai 1982 in Monitor Ecclesiasticus, 1983, p. 20.
[48] L’année canonique, 65, juin 2024, p. 83.
[49] Sentence coram Lopez-Gallo, in Monitor Ecclesiasticus, 1986, p. 461.
[50] Communicationes, 5 (1973), p. 77.
[51] Voir l’article de Domingo déjà cité, p. 82, note 9. Voir aussi la sentence coram Bruno, 19 novembre 1993, SRR Dec, vol. LXXXV, p. 674, n. 3.
[52] Coram Stankiewicz, 27 janvier 1994, SRR Dec, vol. LXXXVI, p. 63, n. 15.
[53] Voir saint Thomas, Suppl. q. 51 art. 1 et 2. Voir aussi CIC 1917 can. 104 : « Error actum irritum reddit, si versetur circa id quod constituit substantiam actus (…) ». Voir aussi CIC 1983 can. 126 : « Actus positus (…) ex errore, qui versetur circa id quod ejus substantiam constituit, (…) irritus est ».
[54] Naz, Traité de Droit canonique, 1948, t. 1, n°375.
[55] Voir CIC 1983 can. 1096.
[56] Cappello, De matrimonio, 6e édition, 1950, n°585.
[57] Telle est aussi l’opinion du commentaire du Código de derecho canónico, BAC, Madrid, 1991.
[58] Mariage et causes de nullité dans le Droit de l’Église, L’Harmattan, 2021, p. 163.
[59] Voir la sentence rotale du 21 mars 2013 coram Caberletti. Le mariage est déclaré nul pour exclusion du bonum conjugum. Sentence commentée par Christian Paponaud, Maître-assistant à la faculté de droit canonique de l’Institut catholique de Paris in L’année canonique, t. 62, 2022.
[60] Discours du pape Jean-Paul II à l’occasion de l’inauguration de l’année judiciaire du tribunal de la Rote romaine, 26 janvier 1984.
[61] Par exemple Hanstein, Kanonisches Eherecht, F. Schöningh, Paderborn, 1958, §33, p. 153.
[62] Cor unum, octobre 1998, bibliothèque privée du séminaire Saint-Pie X à Écône (Suisse).
[63] Monitor Ecclesiasticus, 1971/1, pp. 22-23.
[64] Revue de Droit canonique, t. 37, mars-juin 1987, pp. 57-58.
[65] L’année canonique, t. 37, année 1994, p. 105.
[66] Loc. cit. p. 115.
[67] “The bride has extensive debts. She fears that the groom would not marry her if he knew about the debts, so she purposely conceals them from him in order to get him to marry her. The groom does not find out about the debts until after the marriage. When the debts are discovered, they cause a serious disturbance in their married life”. Sur le site portlanddiocese.org consulté le 12 juin 2025. La même opinion est défendue par le canoniste espagnol Juan Manuel Castro Valle sur le site nulidadmatrimonial.net consulté le 16 juin 2025.
[68] Article déjà cité, p. 90.
[69] Sentence coram Caberletti du 18 mai 2001, RRDecis., 93, 2001, pp. 326-342.
[70] L’année canonique, t. 56, 2014-2015, pp. 89-127.
[71] Cappello, De matrimonio, 6e édition, 1950, n°585.