Skip to content Skip to sidebar Skip to footer

La Charte des Espagnols

Il existe en Espagne un processus constitutionnel ouvert, amorcé en 1938 et constitué par une série de lois qui, en raison de leur nature normative, sont appelées fondamentales. Le Fuero de los Españoles (la Charte des Espagnols) en fait partie. Il date du 18 juillet 1945. Son article VI a fait l’objet de plusieurs controverses. Certains à l’époque l’ont trouvé trop libéral, d’autres au contraire trop rigide et pas suffisamment tolérant vis-à-vis des religions non catholiques. Est-il conforme à la doctrine catholique concernant les relations Église-État ? Pourquoi a-t-il fallu le modifier au lendemain du 2e concile du Vatican ?

  1. L’article VI du Fuero de los Españoles

Il est rédigé en ces termes :

« La profession et la pratique de la religion catholique, qui est celle de l’État espagnol, jouira de la protection officielle. Personne ne sera inquiété pour ses croyances religieuses, ni pour l’exercice privé de son culte. Il ne sera pas permis d’autres cérémonies, ni d’autres manifestations extérieures que celles de la religion catholique »[1].

En réalité, ce n’est pas vraiment une nouveauté. C’est un retour à l’article 11 de la Constitution du 30 juin 1876 : « La religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l’État. La nation s’oblige à entretenir le culte et ses ministres. — Nul ne pourra être inquiété sur le territoire espagnol pour ses opinions religieuses ni pour l’exercice de son culte, sauf le respect dû à la morale chrétienne. — Sont prohibées toutefois les manifestations et cérémonies publiques d’une religion autre que celle de l’État ». Mais la Constitution de 1931 abrogea cet article et inscrivit à l’article 3 : « L’État Espagnol n’a pas de religion officielle ». L’article 27 de la Constitution de 1931 reconnaît la liberté de conscience et de culte, bien que les « manifestations publiques de culte » soient soumises à l’autorisation préalable du gouvernement. Cette Constitution est restée en vigueur jusqu’à la fin de la guerre civile espagnole en 1939. Le régime franquiste n’a jamais caché sa proximité avec le Vatican. Une fois vainqueur, le général Franco voulut revenir à une législation conforme à la doctrine catholique. C’est ce qu’il fit en 1945.

En 1948, les Métropolitains d’Espagne (les archevêques placés à la tête d’une Province ecclésiastique) déclarèrent que cette tolérance du culte privé n’avait pas été inscrite à l’article VI du Fuero sans le consentement du Saint-Siège[2].

Cet article VI sera repris dans le « protocole final » du concordat signé le 27 août 1953 avec le Saint-Siège, avec une nuance cependant : le culte public des religions non catholiques est toléré dans les territoires d’Afrique du nord appartenant à l’Espagne[3]. Le législateur a ici en vue les villes de Ceuta et de Melilla, géographiquement marocaines mais sous souveraineté espagnole, où l’islam est très important.

Concrètement, cette charte signifie que lorsque des non-catholiques, chrétiens ou non, veulent pratiquer leur religion en Espagne, ils ne seront pas inquiétés si l’exercice de leur culte est privé, par exemple s’il a lieu dans une pièce de leur habitation. En revanche, il leur est interdit de pratiquer leur culte publiquement, même si ce culte ne nuit aucunement à l’ordre public.

Chaque mot est bien pesé. La charte ne dit pas que les non-catholiques ont le droit de croire en ce qu’enseigne leur religion ou de pratiquer le culte en privé. Elle dit seulement qu’ils ne seront pas inquiétés s’ils le font. Il s’agit donc non d’un droit mais d’une simple tolérance. Cette doctrine est conforme à l’enseignement de Pie XII dans son discours Ci Riesce à des juristes italiens le 6 décembre 1953 : « Ce qui ne correspond pas à la vérité et à la loi morale n’a objectivement aucun droit ni à l’assistance ni à la propagande ni à l’action ».

  • Commentaire du cardinal Ottaviani

Le 3 mars 1953, le cardinal Alfredo Ottaviani, alors pro-secrétaire de la Congrégation du Saint-Office, prononçait à Rome, à l’Athénée Pontifical du Latran, une allocution consacrée principalement au problème des relations entre l’Église et l’État, et qui allait connaître un grand retentissement. Vu l’importance du sujet abordé et la clarté de son exposition, vu aussi que le cardinal mentionne explicitement l’exemple du Fuero de los Españoles, nous citons ci-dessous un large extrait de ce discours :

« (…) Tout le monde sait que dans certains pays dont la population est catholique en majorité absolue, la religion catholique, dans leurs Constitutions respectives, a été proclamée religion d’État. Je citerai, à titre d’exemple, le cas le plus typique, celui de l’Espagne.

Dans le Fuero de los Españoles, la charte fondamentale des droits et des devoirs du citoyen espagnol, à l’article 6, il est établi ce qui suit :

“La profession et la pratique de la religion catholique, qui est la religion de l’État espagnol, jouiront de la protection officielle. Personne ne sera inquiété ni pour ses croyances religieuses, ni dans l’exercice privé de son culte. Ne seront permises ni cérémonies ni manifestations extérieures autres que celles de la religion de l’État”.

Ces positions ont soulevé les protestations de nombreux non-catholiques et incroyants ; mais, ce qui est déplaisant, c’est qu’elles aient été considérées comme anachroniques même par certains catholiques qui veulent penser que l’Église peut trouver un mode de vie pacifique avec la pleine possession de ses droits dans un État laïque ne comprenant pourtant que des catholiques.

On sait la controverse engagée récemment dans un pays d’outre-océan entre deux auteurs de tendances opposées, dans laquelle le tenant de la thèse indiquée affirme :

1. L’État, à proprement parler, ne peut pas accomplir un acte de religion (l’État étant un pur symbole ou un ensemble d’institutions) ;

2. “Une inférence immédiate de l’ordre de la vérité éthique et théologique à l’ordre de la loi constitutionnelle est, en principe, dialectiquement impossible”. Ce qui veut dire que l’obligation pour l’État de rendre un culte à Dieu ne pourrait jamais rentrer dans la sphère constitutionnelle.

3. Enfin, même pour un État composé de catholiques, il n’y a pas d’obligation de professer la religion catholique ; quant à celle de la protéger, elle ne devient efficace que dans des circonstances déterminées, et fort précisément quand la liberté de l’Église ne peut pas être garantie autrement.

De là ces attaques portées contre la doctrine exposée dans les manuels de droit public ecclésiastique par des auteurs qui oublient que cette doctrine est fondée, en très grande partie, sur la doctrine exposée dans les documents pontificaux.

Or s’il est une vérité certaine et indiscutable parmi les principes généraux du droit public ecclésiastique, c’est celle du devoir des gouvernants d’un État composé en quasi-totalité de catholiques et, par conséquence logique, dirigé par des catholiques, d’imprimer un sens catholique à la législation.

Ce qui comporte trois conséquences immédiates :

1. La profession sociale et non pas seulement privée de la religion du peuple ;

2. L’inspiration chrétienne de la législation ;

3. La défense du patrimoine religieux du peuple contre toute attaque de ceux qui voudraient lui arracher le trésor de sa foi et de la paix religieuse.

J’ai dit en premier lieu que l’État a le devoir de professer même socialement sa religion.

Les hommes socialement unis, ne sont pas moins soumis à la sujétion de Dieu qu’ils ne le sont comme individus, et la société civile, non pas moins que les individus, est débitrice envers Dieu, “à la puissance de qui elle doit la vie, par la providence de qui elle se conserve, par le bienfait de qui elle doit l’abondance, sans mesure, des biens dont elle est comblée” (Immortale Dei, Act. Léon XIII, vol. V, p. 122).

Donc, de même qu’il n’est permis à personne de négliger ses devoirs envers Dieu et envers la Religion, suivant laquelle Dieu veut être honoré, de même “les États ne peuvent pas, sans commettre de crime, se comporter comme si Dieu n’existait pas et rejeter le souci de la religion comme hors de propos et sans utilité” (Immortale Dei, Act. Léon XIII, vol. V, p. 123).

Pie XII renforce cet enseignement lorsqu’il condamne “l’erreur que contiennent ces opinions qui n’hésitent pas à priver l’autorité civile de toute dépendance envers l’Etre suprême, Cause première et Maître absolu autant de l’homme que de la société, et de tout lien d’une loi transcendante qui dérive de Dieu comme de la première Source, et qui accordent à cette société civile la faculté illimitée d’action abandonnée aux eaux changeantes de l’arbitraire ou aux seules suggestions d’exigences historiques contingentes et d’intérêts relatifs”.

Et plus loin, l’Auguste Pontife met en évidence quelles désastreuses conséquences découlent de cette erreur même pour la liberté et pour les droits de l’homme : “Une fois refusées l’autorité de Dieu et la puissance de sa loi, le pouvoir civil, par une conséquence inéluctable, tend à s’attribuer cette autonomie absolue qui appartient seulement à l’Auteur Suprême et à se substituer au Tout-Puissant, élevant l’État ou la collectivité au rang de l’ultime fin de la vie, et faisant de lui le critère souverain de l’ordre moral et juridique” (Summi Pontificatus, A.A.S., vol. XXXI, p. 446).

J’ai dit en second lieu que c’est le devoir des gouvernants d’informer l’activité sociale et la législation des principes moraux de la religion.

C’est là une conséquence du devoir religieux et du devoir de soumission envers Dieu non seulement individuellement mais encore socialement, et cela pour l’avantage certain du véritable bien-être du peuple.

Contre l’agnosticisme moral et religieux de l’État et de ses lois, Pie XII confirmait le concept de l’État chrétien dans son auguste Lettre du 19 octobre 1945 pour la XIXe Semaine Sociale des catholiques italiens, dont le sujet d’étude était précisément le problème de la nouvelle Constitution.

“A bien réfléchir sur les conséquences funestes qu’apporterait au sein même de la société et dans son histoire mouvante une Constitution qui, abandonnant la “pierre angulaire” de la conception chrétienne de la vie, tenterait de se fonder sur l’agnosticisme moral et religieux, tout catholique comprendra facilement que, maintenant, la question qui, plus que toute autre, doit attirer son attention et aiguillonner son activité, consiste à assurer à la génération présente et aux générations futures le bienfait d’une loi fondamentale de l’État qui ne s’oppose pas aux sains principes religieux et moraux, mais qui y puise plutôt une vigoureuse inspiration, et qui en proclame et en poursuive savamment les hautes finalités” (A.A.S., vol. XXXVII, p. 274).

En troisième lieu, j’ai dit que c’est le devoir des gouvernants d’un État catholique de défendre contre toute atteinte l’unité religieuse d’un peuple qui se sent unanimement en possession tranquille de la vérité religieuse. Sur ce point, nombreux sont les documents dans lesquels le Saint-Père affirme les principes énoncés par ses prédécesseurs, et spécialement par Léon XIII.

Pour condamner l’indifférentisme religieux de l’État, si Léon XIII en appelle au droit divin dans l’Encyclique Immortale Dei, il en appelle aussi, dans l’Encyclique Libertas, aux principes de la justice et à la raison. Dans Immortale Dei, il met en évidence que les gouvernants ne peuvent pas “adopter pour plusieurs genres de cultes indifféremment ce qui leur plaît, parce que – précise-t-il – ils sont obligés en ce qui concerne le culte divin, de suivre les lois et les modes… quo coli se Deus ipse demonstravit velle”[4] (Immortale Dei, Act. Léon XIII, vol. V, p. 123). Et dans l’Encyclique Libertas, il se fait pressant, en appelant à la justice et à la raison : “La justice interdit, la raison interdit que l’État soit athée ou, ce qui reviendrait à l’athéisme, qu’il se comporte de la même manière à l’égard des religions diverses (comme on l’a dit), et qu’à chacune d’elles de mêmes droits soient accordés” (Acta Leonis XIII, vol. VIII, p. 231).

Le Pape se réfère à la justice et à la raison, parce qu’il n’est pas juste d’attribuer les mêmes droits au bien et au mal, à la vérité et à l’erreur. La raison se révolte à l’idée que, pour condescendre aux exigences d’une petite minorité, on lèse les droits, la foi et la conscience de la quasi-totalité du peuple, et que l’on trahisse ce peuple en permettant à ceux qui tendent des pièges à sa foi de créer dans son sein une scission avec toutes les suites de la lutte religieuse »[5].

  • Une doctrine traditionnelle

Ce discours de celui qui deviendra en 1965 préfet du Saint-Office a le mérite de montrer que cette doctrine enseignée par Léon XIII et Pie XII est parfaitement logique, cohérente et raisonnable. On pourrait aussi citer l’encyclique Quanta cura du pape Pie IX, l’encyclique Vehementer nos du pape saint Pie X et la Lettre du 30 mai 1929 au cardinal Gasparri sur les Traités du Latran du pape Pie XI, sans oublier les papes Innocent III et Boniface VIII, pour montrer qu’il ne s’agit pas d’une doctrine isolée, mais bien du Magistère constant de l’Église.

  • L’opinion du primat d’Espagne

Le cardinal Enrique Pla y Deniel, archevêque de Tolède et donc primat d’Espagne, a lui aussi commenté en 1953 l’article VI du Fuero de los Españoles : « De nos jours, avec la facilité des communications dans le monde entier, il existe de fait en Espagne un nombre appréciable d’étrangers de différentes confessions religieuses, et quelques-uns sont sans doute de bonne foi ; par suite, afin d’éviter des maux plus grands, il est rationnel, il est prudent de tolérer le culte privé, mais en aucun cas le culte public ou la propagande contre la religion catholique, vu qu’aucun fondement rationnel ne la sous-tend. (…) Eu égard aux étrangers résidant en Espagne et face aux représentations de quelque puissance étrangère non catholique (…), la tolérance du culte privé dissident fut insérée dans l’article 6 de la Charte des Espagnols, après consultation préalable avec le Saint-Siège. (…) Tolérez le culte privé, mais interdisez le culte public et toutes les cérémonies et manifestations extérieures de confessions non catholiques. Serait considérée comme manifestation extérieure toute réunion publique, tout attroupement de rue, toute exposition extérieure d’une chapelle publique non catholique, dans les prisons, etc. Tolérons que les non catholiques, en leur grande majorité étrangers, exercent leur culte privé, mais qu’ils ne fassent pas de propagande prosélyte pour leurs erreurs, qu’ils ne tentent pas de convertir les fidèles catholiques à leurs sectes. Tout cela serait une interprétation abusive de l’article 6 de la Charte des Espagnols, qui n’établit pas la liberté des cultes, et serait de nature à perturber l’unité et la paix religieuses, et irait à l’encontre de l’ordre public et du bien commun de notre catholique Espagne »[6].

  • La rupture opérée à Vatican II

Et pourtant, le concile Vatican II a modifié cet enseignement. Dans la déclaration Dignitatis humanæ, promulguée le 7 décembre 1965, au numéro 2, il est écrit : « Ce Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. Il déclare, en outre, que le droit à la liberté religieuse a son fondement réel dans la dignité même de la personne humaine telle que l’ont fait connaître la Parole de Dieu et la raison elle-même. Ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse dans l’ordre juridique de la société doit être reconnu de telle manière qu’il constitue un droit civil.

En vertu de leur dignité, tous les hommes, parce qu’ils sont des personnes, c’est-à-dire doués de raison et de volonté libre, et, par suite, pourvus d’une responsabilité personnelle, sont pressés, par leur nature même, et tenus, par obligation morale, à chercher la vérité, celle tout d’abord qui concerne la religion. Ils sont tenus aussi à adhérer à la vérité dès qu’ils la connaissent et à régler toute leur vie selon les exigences de cette vérité. Or, à cette obligation, les hommes ne peuvent satisfaire, d’une manière conforme à leur propre nature, que s’ils jouissent, outre de la liberté psychologique, de l’exemption de toute contrainte extérieure. Ce n’est donc pas sur une disposition subjective de la personne, mais sur sa nature même, qu’est fondé le droit à la liberté religieuse. C’est pourquoi le droit à cette exemption de toute contrainte persiste en ceux-là mêmes qui ne satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer ; son exercice ne peut être entravé, dès lors que demeure sauf un ordre public juste »[7].

Il apparaît donc que l’article VI du Fuero de los Españoles est opposé à cet enseignement nouveau. En effet, Vatican II demande que tous les hommes, catholiques ou non, puissent exercer leur culte même en public, sans qu’on puisse les en empêcher. La seule limite donnée est l’ordre public. Or, la loi de caractère fondamental du 17 mai 1958 dit que la législation espagnole doit s’inspirer de la doctrine de l’Église catholique. Logiquement, la constitution espagnole allait donc devoir être modifiée pour se conformer à la modification de la doctrine enseignée par le Saint-Siège.

Voici un extrait du discours de Franco à la séance extraordinaire des Cortès (le parlement espagnol) du 22 novembre 1966 : « Le Fuero de los Españoles ne nécessite pas de réforme substantielle. Son esprit, fondé sur un personnalisme chrétien équilibré par l’idée du bien commun, est permanent ; sa signification concrète des droits et devoirs des citoyens et des groupes, s’est révélée une base féconde pour le développement progressif des Lois organiques correspondantes, dont quelques-unes ont déjà été promulguées. Il a seulement été nécessaire de reconsidérer l’Article VI relatif à la liberté religieuse, pour l’accommoder à la doctrine en vigueur de l’Église, mise à jour au Concile Vatican II. Ceci justifie la nouvelle rédaction du dit article, auquel le Saint-Siège a donné son approbation et qui figure dans la loi »[8].

Presque 96 % des votants acceptèrent le projet, dit Jean Julg[9], qui commente : « Le principe de la liberté religieuse était acquis en Espagne. Au Vatican aussi »[10].

Pourtant, à cette époque, le catholicisme restait la religion de l’immense majorité des Espagnols. On estime qu’il y avait en 1967 en Espagne, sur un total de 33 millions d’habitants, environ 30 000 protestants, 8 000 juifs et 3 000 musulmans[11].

Le Fuero de los Españoles a donc été modifié par la Loi organique de l’État du 10 janvier 1967. En voici le nouvel article VI : « La profession et la pratique de la religion catholique, qui est celle de l’État espagnol, jouiront de la protection officielle. L’État assumera la protection de la liberté religieuse, garantie par une tutelle juridique efficace qui, en même temps, sauvegardera la morale et l’ordre public »[12].

Le 1er juillet 1967 était publiée dans le Boletin oficial del Estado la « Loi réglementant l’exercice du droit civil à la liberté en matière religieuse ». On lit à l’article 1er, 2e paragraphe : « La profession et la pratique, tant publiques que privées, de toute religion seront garanties par l’État, sans autres limitations que celles établies à l’article 2 de cette loi ».

Et voici l’article 2 : « Le droit à la liberté religieuse n’aura pas d’autres limites que celles découlant : du respect des lois ; du respect de la religion catholique, qui est la religion de la nation espagnole, ainsi que des autres religions ; de la morale, de la paix et de la vie publiques, ainsi que des droits légitimes des autres, en tant qu’exigences de l’ordre public ».

Auparavant, les non catholiques avaient seulement le droit de ne pas être inquiétés pour leurs croyances religieuses, toute manifestation extérieure de culte autre que les manifestations catholiques étant interdites. Dorénavant, l’État garantit la protection de la liberté religieuse, ce qui signifie que l’exercice public d’un culte non catholique est autorisé, pourvu qu’il n’aille pas à l’encontre de la morale ou de l’ordre public.

C’est pourquoi l’évêque de Dijon, Mgr Minnerath, canoniste, n’a pas hésité à écrire en 2012 : « C’est sans aucun doute en Espagne que la déclaration conciliaire Dignitatis humanæ a eu les répercussions les plus spectaculaires »[13].

  • Ce qu’en pensait Mgr Lefebvre

Mgr Marcel Lefebvre, formé au séminaire français de Rome, enseigne la même doctrine que celle du cardinal Ottaviani. Après avoir cité l’article VI du Fuero, l’ancien archevêque de Dakar montre la sagesse de cette loi espagnole et sa conformité au Magistère de l’Église : « Le Fuero de los Españoles tolère, comme nous l’avons vu, l’exercice privé des cultes erronés, mais il n’en tolère pas les manifestations publiques. Voilà une distinction tout à fait classique que Dignitatis humanæ s’est refusé à appliquer. Le Concile a défini la liberté religieuse comme un droit de la personne en matière religieuse, “en privé comme en public, seul ou associé à d’autres” (DH. 2). Et le document conciliaire justifiait ce refus de toute distinction : “La nature sociale de l’homme requiert en effet elle-même qu’il exprime extérieurement les actes internes de religion, qu’en matière religieuse il ait des échanges avec d’autres, qu’il professe sa religion sous une forme communautaire” (DH. 3).

Sans aucun doute, la religion est un ensemble d’actes non seulement intérieurs à l’âme (dévotion, oraison) mais extérieurs (adoration, sacrifice), et non seulement privés (prière familiale) mais aussi public (offices religieux dans les édifices cultuels – disons les églises – processions, pèlerinages, etc.). Mais le problème n’est pas là. La question est de savoir de quelle religion il s’agit : si c’est la vraie, ou si c’est une fausse ! Quant à la vraie religion, elle a le droit d’exercer tous les actes susdits “avec une liberté prudente”, comme dit Léon XIII (Libertas, PIN. 207) c’est-à-dire dans les limites de l’ordre public, de façon non intempestive.

Mais les actes des cultes erronés doivent être soigneusement distingués les uns des autres. Les actes purement internes échappent par leur nature même à tout pouvoir humain (si l’on excepte le pouvoir de l’Église sur ses sujets, pouvoir qui n’est pas purement humain). Les actes privés externes en revanche peuvent être parfois soumis à la réglementation d’un État catholique s’ils troublaient l’ordre catholique : par exemple des réunions de prières de non-catholiques dans des appartements privés. Enfin, les actes cultuels publics tombent de soi sous le coup des lois qui visent éventuellement à interdire toute publicité aux cultes erronés. Mais comment le Concile pouvait-il accepter de faire ces distinctions, puisqu’il refusait d’emblée de distinguer la vraie religion des fausses et également de distinguer entre État catholique, État confessionnel non catholique, État communiste, État pluraliste, etc. Au contraire le schéma du cardinal Ottaviani ne manquait pas d’opérer toutes ces précisions absolument indispensables. Mais justement, et c’est là qu’on saisit l’inanité et l’impiété du dessein conciliaire, Vatican II a voulu définir un droit qui pût convenir à tous les “cas de figure”, indépendamment de la vérité ! C’est ce qu’avaient demandé les francs-maçons. Il y avait là une apostasie latente de la Vérité qui est Notre Seigneur Jésus-Christ ! »[14].

Quant au pape Léon XIV, il semble bien qu’il se place dans la ligne de Vatican II plutôt que dans celle de la doctrine catholique. Il s’exprima ainsi le 16 mai 2025 : « Je considère que la contribution que les religions et le dialogue interreligieux peuvent apporter pour favoriser des contextes de paix est fondamentale. Cela exige naturellement le plein respect de la liberté religieuse dans chaque pays, car l’expérience religieuse est une dimension fondamentale de la personne humaine, sans laquelle il est difficile, voire impossible, d’accomplir cette purification du cœur nécessaire pour construire des relations de paix»[15].

  • Conclusion

Admirons l’article VI du Fuero de los Españoles. C’est un chef-d’œuvre de prudence et d’obéissance au Magistère de l’Église. Pour les pays à majorité catholique, c’est un modèle que tous les législateurs devraient suivre. Il est prudent parce qu’il n’interdit pas mais tolère l’exercice des cultes non-catholiques en privé. Il est sage parce qu’il favorise, protège et encourage l’exercice du culte catholique, l’unique vrai culte, conformément à ce que les papes ont toujours enseigné jusqu’à Pie XII inclusivement.

Abbé Bernard de Lacoste


[1] Artículo sexto.—La profesión y práctica de la Religión Católica, que es la del Estado Español, gozará de la protección oficial. Nadie será molestado por sus creencias religiosas ni el ejercicio privado de su culto. No se permitirán otras ceremonias, ni manifestaciones externas que las de la Religión Católica.

[2] Ecclesia, n°642, p. 5. Cité par la Nouvelle revue théologique, année 2025, p. 509.

[3] “En el territorio nacional seguirá en vigor lo establecido en el artículo 6 del « Fuero de los Españoles ».

Por lo que se refiere a la tolerancia de los cultos no católicos, en los territorios de soberanía española en África continuará rigiendo el «statu quo» observado hasta ahora”.

[4] Par lesquels Dieu a déclaré lui-même qu’il veut être honoré.

[5] Cardinal A. Ottaviani, L’Eglise et la Cité, Imprimerie polyglotte vaticane, 1963, p. 269 et suivantes. Le texte se trouve aussi sur le site http://salve-regina.com.

[6] Mgr Enrique Pla y Deniel, dans la revue Ecclesia, n°642, du 31 octobre 1953, p. 5, cité par N. García Balart in Confesionalidad, tolerancia y libertad religiosa en la doctrina del episcopado español (1953-1968), Cuadernos doctorales, Pampelune, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Navarra, no1,‎ 1983, pp. 583-584.

[7] www.vatican.va.

[8] La constitution espagnole, Servicio informativo español, Madrid, 1972, p. 35.

[9] L’Eglise et les Etats, Histoire des concordats, Nouvelle cité, 1990, p. 256.

[10] Ibidem.

[11] La Documentation catholique, année 1968, col. 45.

[12] La constitution espagnole, Servicio informativo español, Madrid, 1972, p. 51.

[13] Mgr Roland Minnerath, L’Eglise catholique face aux Etats, Cerf, 2012, p. 184.

[14] Mgr Lefebvre, Ils l’ont découronné, Fideliter, 1987, p. 209.

[15] Discours du pape Léon XIV aux membres du corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège.