Publié le 30/12/2022 sur internet
Publié dans le N°654 de la publication papier du Courrier de Rome
– I –
Retour sur un récent succès de librairie
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Le livre de Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies n’aura laissé personne indifférent. Il est en tout cas caractéristique d’une certaine école de pensée, qui entend poser et résoudre, sur un plan physique et scientifique, le problème de l’origine de l’Univers – démarche que le langage contemporain désigne comme celle d’une « cosmologie ».
Animés des meilleures intentions, les deux auteurs de ce livre voudraient prouver l’existence de Dieu à partir du fait que l’Univers a commencé d’exister, la science se chargeant d’établir ce fait d’un commencement de l’Univers dans le temps.
Ce nerf de leur argumentation a d’ailleurs été parfaitement mis en évidence par le Professeur Robert Woodrow Wilson, prix Nobel de physique 1948, dans la Préface qu’il a bien voulu donner au livre :
*« Si, comme le suggère la théorie du Big Bang, l’Univers a eu un commencement, alors nous ne pouvons pas éviter la question de la création ». *
Cette preuve « scientifique » ou « cosmologique » de l’existence de Dieu repose fondamentalement sur le raisonnement suivant : tout ce qui commence à exister a une cause ; or, l’Univers a commencé à exister ; donc l’Univers a une cause de son existence.
Si cette cause est ce que l’on désigne précisément du nom de « Dieu », l’on est alors autorisé à conclure que la réalité désignée par le mot « Dieu » existe.
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L’argument n’est pas nouveau. Il se rencontre déjà chez les philosophes arabes, dont le principal fut Ali Gazel ou Algazel (mort en 1111).
Cette preuve est communément désignée comme l’argument du kalâm, ce dernier mot signifiant l’application de la raison ou de la philosophie à l’explication des réalités divines, chez les musulmans.
Cet argument a été repris à la fin des années 1970 par le philosophe William Lane Craig, né aux Etats-Unis en 1949 et apologète protestant (baptiste).
On en retrouve la teneur dans les deux livres du professeur catholique Frédéric Guillaud, qui enseigne aujourd’hui la philosophie au Séminaire de Versailles.
La nouveauté, s’il en est une, du livre de Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies, est de réemployer cet argument en le faisant bénéficier des acquis les plus récents de la science contemporaine, pour établir le fait d’un commencement de l’Univers dans le temps.
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Notre propos n’est pas, du moins ici, d’évaluer directement la valeur proprement scientifique de l’argument avancé par Messieurs Bolloré et Bonnassies, d’autant moins que nous n’en avons pas la compétence.
Nous voudrions plutôt indiquer quelle doit être la juste place – ou la limite – de ce genre d’argument et vérifier dans quelle mesure le livre cité la respecte.
Ce propos nous semble déjà nécessaire si nous voulons comprendre la portée du livre et être capables d’en donner une appréciation aussi exacte et nuancée que possible.
Mais ce propos est d’autant plus nécessaire que le livre vient de faire l’objet d’une réponse de la part du théologien jésuite François Euvé et du physicien Etienne Klein, réponse dont il convient d’évaluer également la pertinence.
– II –
La science et les sciences
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Dissipons tout d’abord ici une équivoque.
La « science » (au sens des Modernes) dont veulent parler ici Messieurs Bolloré et Bonnassies n’est pas la science (au sens des Anciens) définie par Aristote et saint Thomas d’Aquin.
La science des Anciens est l’explication par les causes générales et abstraites, tandis que la science des Modernes est l’explication par les causes particulières et concrètes.
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Aristote définit la science comme la connaissance certaine et définitive de ce que sont les choses, obtenue par le moyen de leurs causes absolument premières et nécessaires, même si celles-ci n’ont pas de liens immédiats ou directs avec l’observation empirique de la réalité, basée sur l’observation de la connaissance sensible.
Par exemple, en philosophie de la nature, ou physique entendue au sens philosophique du terme, la démonstration de l’immortalité de l’âme humaine à partir de sa spiritualité réalise cette définition de la science.
C’est parce que l’âme humaine n’est pas intrinsèquement liée à la matière qu’elle est incorruptible.
Mais cette immatérialité de l’âme humaine n’est pas observable par les sens. Elle est une notion purement intelligible, à laquelle aboutit un raisonnement, lui-même basé sur l’expérience sensible, mais débouchant sur une abstraction.
Il en va ainsi parce que la science, telle que la conçoivent les Anciens, est l’explication du réel, telle que donnée à partir de ses causes absolument premières et universelles, explication basée sur des définitions et des principes les plus généraux et les plus communs, et donc nécessairement abstraits et éloignés de la réalité sensible.
L’expérience sensible du commun des mortels en est la racine première et suffit à les établir, et leur valeur ne dépend pas de nouvelles expériences qui viendraient les confirmer par la suite.
Mais il reste que ce sont là des notions dégagées du sens. La « science » des Anciens trouve sa réalisation parfaite avec la connaissance d’ordre philosophique.
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Chez les Modernes, la science se définit comme la recherche d’une explication causale expérimentalement constatable, capable de rendre immédiatement compte des faits empiriques observables.
Cette explication se contente de déterminer la cause efficiente perceptible par les sens (éventuellement aidés par des instruments d’observation) et se refuse, par principe méthodologique, à entrer dans un domaine de réalités non observables en droit.
A la différence des définitions que donne la philosophie et qui restent très générales, dans un degré d’abstraction qui s’éloigne de l’expérience sensible, celles de la science moderne envisagent tout phénomène observé en le plaçant du point de vue concret de ses causes particulières, et non plus du point de vue abstrait de ses causes universelles.
Le scientifique au sens moderne du mot part de phénomènes qu’il observe et mesure, cherchant ensuite à établir leurs lois et à les expliquer par des théories.
Les savants sont unanimes à reconnaître que ces mesures, ces lois et ces théories représentent seulement des hypothèses ou des suppositions provisoires.
Tout repose sur le verdict d’observation qu’il faudra refaire dans chaque nouveau cas, et c’est pourquoi ce genre de connaissance dépend constamment de l’expérience, puisque les nouvelles conclusions sont acceptées ou rejetées selon que l’exige l’expérience destinée à les vérifier ou à les confirmer.
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La problématique inaugurée par Galilée (et déjà avant lui par Copernic) épouse ce point de vue de la science au sens moderne du mot.
L’astronomie s’y attache à décrire le mouvement de la terre dans ce qu’il a de plus particulier et de plus concret.
De la terre et du soleil, qui tourne autour de qui ? Telle est la grande question scientifique de l’époque moderne.
Autre était jusqu’ici (et demeure encore) le point de vue de la philosophie, qui s’attache à comprendre les causes les plus profondes de ce mouvement des astres, important peu qu’il s’agisse de la rotation de la terre autour du soleil ou de celle du soleil autour de la terre.
Dans l’une et l’autre hypothèse, héliocentriste ou géocentriste, il reste que le déplacement circulaire d’un astre, quel qu’il soit, et pris dans sa généralité la plus universelle, est une espèce de mouvement, un mouvement selon le lieu, et réclame comme tout mouvement un moteur, c’est-à-dire une cause efficiente proportionnée, cause universelle de tous les mouvements de tous les astres.
Et la question – philosophique – qui surgit dès lors est de savoir si ce moteur, causant le mouvement des astres, ne serait pas un moteur non mû, premier moteur immobile, cause incausée, et donc Dieu lui-même.
La perspective ouverte par Galilée et ses prédécesseurs s’en trouve ramenée à ses justes proportions, qui sont celles d’une science d’ordre tout particulier, distincte comme telle de cette science des causes absolument premières qu’est la philosophie.
Que servirait en effet à l’homme de mesurer et de décrire, même avec la plus grande exactitude le cours des astres et des galaxies, s’il en venait à méconnaître l’explication profonde qui préside à ce cours de tout l’Univers ?
Sans doute, oui, la terre tourne : mais qu’est-ce qui la fait tourner ? Et en vue de quoi tourne-t-elle ?
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Il faut bien reconnaître ici au livre de Messieurs Bolloré et Bonnassies le grand mérite non seulement de n’avoir pas voulu éluder cette explication, mais encore d’avoir voulu la déduire, autant que possible, des données propres à la science expérimentale, entendue au sens moderne du mot.
Mais c’est peut-être aussi ici que les difficultés commencent.
Car les données de cette science, qui devraient, dans l’intention des auteurs, donner le moyen d’accomplir une pareille déduction, sont celles qui établiraient le commencement de l’Univers dans le temps.
La théorie scientifique du Big Bang ainsi que le principe anthropique représentent ainsi les deux principales explications censées autoriser cette idée que l’Univers n’a pas toujours été.
Et si l’Univers n’a pas toujours été, Dieu doit être pour le faire commencer et lui donner d’être.
Les observations de la science conduiraient ainsi à affirmer l’existence de Dieu, par le truchement du commencement de l’Univers.
Mais il importe alors de vérifier si la science est bien en mesure d’établir que l’Univers n’a pas toujours été.
Et nous en revenons ici à un débat fameux, qui a agité l’époque de saint Thomas d’Aquin, débat dont l’enjeu est d’affirmer ou de nier l’éternité du monde : De aeternitate mundi adversus murmurantes.
– III –
La hiérarchie du savoir
7. Les deux points de vue de la science au sens des Modernes et de la science au sens des Anciens sont parfaitement légitimes, à condition qu’aucun n’ait la prétention d’exclure l’autre.
Car l’explication qui s’arrête à des causes particulières immédiatement observables ne doit pas exclure celle qui monte jusqu’aux causes absolument premières, générales, abstraites et universelles.
Et vice versa : l’explication par les causes premières abstraites et purement intelligibles ne doit pas exclure l’explication par les causes secondes particulières observables sur le plan sensible ou mesurable.
8. D’autre part, cependant, comme l’a bien souligné Jacques Maritain, il existe une hiérarchie nécessaire entre les deux types d’explication, car les explications de la science philosophique (science au sens des Anciens) doivent servir de règle aux explications des sciences expérimentales (science au sens des Modernes).
« Les principes de la philosophie (de la philosophie première ou Métaphysique) étant les principes absolument premiers de toute connaissance humaine, tiennent, d’une certaine manière, sous leur dépendance les principes de toutes les autres sciences humaines ».
Or, s’il est ici une vérité solidement établie par la philosophie, c’est que l’éternité ou la non éternité du monde ne sauraient faire l’objet d’une démonstration concluante, à partir des seules données dont peut disposer la raison.
Le fait que l’Univers ait commencé dans le temps (qui est formellement autre que le fait qu’il soit créé, c’est-à-dire dépendant de Dieu comme de sa cause) n’est connaissable que par la foi, à partir des données de la Révélation divine.
Laissée à ses seules lumières, la raison peut seulement admettre la double possibilité d’un Univers éternel et d’un Univers non éternel, et envisager des arguments à l’appui des deux hypothèses contraires, sans que l’une s’impose plutôt que l’autre, sans qu’une démonstration véritable puisse conclure à la vérité d’une de ces deux hypothèses et à la fausseté de l’autre.
9. Voilà pourquoi le philosophe peut à l’avance dire au scientifique que toutes ses tentatives pour démontrer le commencement de l’Univers, à partir de ce qu’il peut observer, demeureront infructueuses.
Ces observations fournies par la science expérimentale pourront tout au plus donner des indices, voire des probabilités, non des preuves au sens strict, et encore moins des certitudes, et leurs conclusions resteront toujours matière à révision.
La science demeure impuissante à établir des faits à partir desquels il serait possible d’établir la non éternité de l’Univers comme une conclusion absolument nécessaire, comme une conclusion qui devrait s’imposer aux yeux de la droite raison, en sorte que l’autre conclusion opposée, celle de l’éternité de l’Univers, devrait apparaître comme nécessairement fausse.
Aux yeux de la droite raison, ni l’éternité de l’Univers ni sa non éternité ne sont contradictoires. L’une et l’autre sont également possibles.
Et la raison demeure impuissante à statuer sur le fait (et non plus la possibilité) de l’éternité ou de la non éternité. Elle pourra donner en faveur de l’une comme de l’autre des « preuves » (ou des arguments) de divers degrés, et de valeur indéniable, mais qui ne pourront jamais atteindre à la force d’une démonstration proprement dite.
10. Remarquons ici, même si ce n’est qu’entre parenthèses, que le dogme de la création ex nihilo fait abstraction à la fois du commencement de l’Univers dans le temps et de son éternité.
Il est possible de soutenir sans se mettre en contradiction avec le dogme que l’Univers tire son origine d’une cause, qu’il n’est pas nécessaire, et que néanmoins il est éternel, ayant « toujours » existé.
Le génie de saint Thomas a été de distinguer éternité et nécessité : tout nécessaire est éternel mais tout éternel n’est pas nécessaire.
L’éternité de l’Univers (ou le fait qu’il n’ait pas commencé d’exister) n’exclut nullement l’idée de sa création – c’est-à-dire l’idée de sa contingence on ne peut plus radicale.
11. Ceci étant dit, le livre de de Messieurs Bolloré et Bonnassies devrait-il encourir le reproche adressé par saint Thomas à tous ceux qui ont eu la prétention de démontrer la non éternité du monde ?
La réponse pourrait sembler évidente, et nous pourrions déjà conclure à l’inanité de l’argument tiré du Big Bang, mais il convient d’y regarder de près.
– IV –
Portée de la preuve « scientifique »
12. Le reproche serait mérité si le livre avait la prétention de donner une preuve philosophique (métaphysique) de la non éternité du monde.
Or, il est manifeste que tel n’est pas le propos des auteurs.
Car précisément, ce que l’on désigne comme la « théorie du Big Bang » est une théorie scientifique, et non une vérité philosophique, c’est-à-dire un moyen d’investigation qu’il convient de situer dans le domaine qui est le sien et qui est celui de la science proprement expérimentale.
Messieurs Bolloré et Bonnassies s’en expliquent d’ailleurs à la page 37 de leur livre :
« La première étape [dans une explication scientifique] est la création d’une théorie. La théorie a pour but de créer un univers simple et maniable qui est une représentation ou une analogie de l’Univers réel. Cet Univers théorique recèlera en lui une logique interne qui générera des conséquences ou implications. La deuxième étape consiste alors à comparer ces implications résultant de la théorie aux données observables dans l’Univers réel. […] Si elles sont en ligne avec l’Univers réel, alors la théorie est peut-être vraie. Si les implications ont un caractère très fort ou si elles sont nombreuses et vérifiées, la théorie peut alors être considérée comme solide ».
Autrement dit, nous n’avons là ni plus ni moins qu’un modèle interprétatif, tributaire de sa confrontation permanente aux données de l’expérience.
Et sa valeur épistémologique ne saurait déboucher ni plus ni moins que sur une approximation vraisemblable, une simple probabilité.
Tel est d’ailleurs la définition même de la « preuve » d’ordre scientifique. Le modèle interprétatif du Big Bang n’y fait pas exception.