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DE LA VIERGE MARIE LORS DU CONCILE VATICAN II

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Les origines immédiates d’un titre.

1. Le titre de « Mère de l’Eglise » a été adopté, pour être décerné à la Très Sainte Vierge Marie, par Paul VI lors de l’avant-dernière session du concile Vatican II [1]. Le Pape y fit, au cours d’une audience publique, une déclaration qui passa largement inaperçue. « Nous sommes heureux de vous annoncer », avait-il dit le 18 novembre 1964, « que pour clore la présente session du concile œcuménique […] Nous aurons la joie de décerner à Notre Dame un titre qui lui revient, celui de Mère de l’Église » [2]. Le Cœtus internationalis patrum avait recueilli des signatures pour une pétition demandant une proclamation de « Marie, mère de l’Eglise ». De son côté, le cardinal Wyszincki et l’épiscopat polonais avaient fait de même. Lors de la séance publique du samedi 21 novembre, dernier jour de la session, Paul VI proclama le titre :

« En conséquence, à la gloire de la Bienheureuse Vierge et pour notre propre consolation, Nous déclarons la Très sainte Vierge Marie Mère de l’Église, à savoir de tout le peuple chrétien, fidèles et pasteurs, qui se plaisent à voir en elle leur Mère très aimante ; et Nous décidons que dorénavant tout le peuple chrétien l’honorera davantage et l’invoquera sous ce nom très doux » [3].

2. Le Père Congar relate cette journée :

« Les observateurs (protestants) gardent une très mauvaise impression de ces deux derniers jours et de ce dernier acte. Ils voient, nous voyons avec eux qu’on n’a pas tenu compte d’eux, que les exigences d’une vraie sensibilité œcuménique n’ont pas été observées. Cullmann :  » Il faudra deux générations pour effacer et faire oublier cela « . […] La session a mal fini » [4].

3. Il s’agit d’un titre, non d’un dogme, bien évidemment adopté dans un contexte théologique houleux, où les éléments de précisions théologiques n’ont pas été abordés. En effet, trois sessions se trouvèrent l’objet d’un combat acharné sur la minimisation du rôle de la Vierge Marie. Le schéma final est donc réduit à être le chapitre 8 du De Ecclesia sous le titre : « De la Bienheureuse Vierge Marie, Mère de Dieu, dans le mystère du Christ et de l’Eglise ». Un texte où revient comme une obsession la crainte d’une invocation de la Vierge qui ne soit pas subordonnée à la médiation du Christ. Le mot de médiatrice a été sauvé de façon diffuse, comme à contrecœur. On lit en effet au paragraphe 62 :

« En conséquence, la Très Sainte Vierge Marie est invoquée par l’Eglise sous les titres d’avocate, d’auxiliatrice, d’adjutrix et de médiatrice. Néanmoins, ces titres doivent être entendus comme ne retranchant ni n’ajoutant rien à la dignité et à l’efficacité du Christ en tant que seul Médiateur. Car aucune créature ne saurait être mise sur le même rang que le Verbe incarné et rédempteur ».

4. Le mot de Mère de l’Église, qui avait disparu du texte conciliaire, a été réaffirmé par Paul VI en une déclaration solennelle.

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La difficulté théologique posée par ce titre.


5. L’expression « Mère de l’Église » appliquée à la Sainte Vierge ne se trouve quasiment jamais en Orient ; on ne la rencontre que de façon rare et tardive en Occident [5].

6. Nul ne dénie le rôle de la Vierge Marie dans la génération spirituelle de chacun des membres de l’Eglise et il y a là un enseignement explicite de la part du Magistère. Mais il importe tout de même de distinguer le mode de génération qui est le sien de celui de son divin Fils. Le Christ est dit « chef » (et non « père ») de l’Eglise, entendue au sens de la communion de grâce dans la mesure où précisément la grâce se trouve en Lui comme dans sa source : grâce capitale, au sens indiqué par saint Thomas dans la question VIII de la tertia pars de la Somme théologique. Or, la grâce ne se trouve pas en Marie comme dans sa source. On voit donc mal comment Marie pourrait être dénommée « mère » ou même « cheffe » de l’Eglise [6]. L’ordre d’insertion de Mater Ecclesiæ dans les litanies de Lorette va pourtant dans ce sens : cette invocation est en effet placée tout de suite après celle de Mater Christi, mais avant celle de Mater divinæ gratiæ. Comme si Marie était, à l’instar du Christ, source de la grâce …

7. Il est incontestable que la Tradition est unanime pour attribuer à la Vierge Marie un engendrement de tous les élus à l’ordre de la grâce. Mais quel type de maternité exerce-t-elle ? Il ne s’agit point d’une maternité physique. Si cette notion devient métaphorique, est-elle de type purement poétique, ou peut-on considérer qu’elle signifie une réalité causale ? Si tel était le cas, l’on serait bien obligé d’appliquer à la Vierge Marie la même argumentation établie à propos du Christ. La grâce maternelle de Marie, comme la grâce capitale du Christ, serait ordonnée au salut du genre humain tout entier. Elle serait donc un principe de mérite de condigno pour les autres. Or, nous savons ce qu’il en : seul le mérite du Christ est de condigno, celui de Marie est de congruo. Ce mérite ne lui confère pas un droit strict à la vie éternelle du genre humain, et cela ne fait pas de sa grâce propre une grâce capitale, intrinsèquement ordonnée à la fin même du genre humain comme la grâce d’un autre homme est ordonnée à sa fin particulière. Cela ne peut se vérifier que du Christ, et saint Thomas le montre lorsqu’il rattache cette ordination de la grâce du Christ à sa qualité de grâce « capitale », à son rôle de chef du genre humain.

« Le Christ ne possédait pas seulement la grâce à titre individuel, mais aussi comme tête de toute l’Eglise, à qui tous sont unis comme les membres à leur tête, pour constituer avec lui une seule personne mystique. Aussi le mérite du Christ s’étend-il aux autres hommes en tant qu’ils sont ses membres ; ainsi, dans un individu, l’action de la tête appartient de quelque manière à tous ses membres, car ce n’est pas seulement pour elle que ses sens agissent, mais pour tous ses membres » [7].

8. Ce texte fait de tout le genre humain qui, incorporé au Christ constitue la communion des saints, une seule personne mystique dont le Christ est le chef. La grâce donnée au Christ est, dans son essence même, dans son intention la plus profonde, pour le bien de toute cette « personne mystique », de tout le genre humain. Plus loin, la même idée est reprise avec plus de force :

« Les actions du Christ ont pour ses membres aussi bien que pour lui les mêmes effets que les actions d’un homme en état de grâce en ont pour lui-même. Or, il est évident que tout homme en état de grâce qui souffre pour la justice mérite par le fait même le salut pour lui. […] Il s’ensuit que le Christ par sa passion a mérité le salut non seulement pour lui, mais aussi pour tous ses membres » [8].

9. Comment serait-il possible d’appliquer de tels textes à la Sainte Vierge ? Cette qualité de chef des hommes vient en réalité à Jésus de l’union hypostatique ; et la finalité de cette union dans la personne est d’élever à l’union divine dans la connaissance et l’amour toute l’humanité. L’humanité pourtant parfaitement individuelle de Jésus porte « mystiquement » en elle toute l’humanité parce que c’est au nom de toute l’humanité (tamquam vicem gerens totius humanitatis) et pour elle, qu’elle a été assumée. De là vient que la grâce qui procède en elle de la divinité hypostatiquement présente est pour toute l’humanité et n’atteindra sa fin que communiquée au genre humain totalement sanctifié en tous les élus de Dieu.

10. Rien de semblable pour la Sainte Vierge. Sans diminuer en rien l’idée de maternité spirituelle et ce qu’elle implique d’ordination de sa grâce à la vie et au salut des autres hommes, il est clair qu’elle ne fait pas de l’union à Dieu de tout le genre humain, la fin propre et personnelle de Marie. Elle ne fait pas de Marie et du genre humain une seule « personne mystique », ni, pour ainsi dire, un seul partenaire de la divinité. La grâce de Marie est d’abord et essentiellement la grâce de sa maternité divine, ordonnée comme telle au mystère même de l’Incarnation, c’est-à-dire à l’être même du Christ, pris dans sa nature humaine. C’est ensuite et tout aussi essentiellement, mais dans la dépendance de cette grâce première, la grâce d’être la Nouvelle Eve, c’est-à-dire d’une part la Corédemptrice associée au Rédempteur dans l’œuvre même de la Rédemption, et d’autre part la Médiatrice associée au Médiateur dans l’œuvre de l’application des fruits de cette Rédemption. Des deux points de vue, la grâce de Marie fait du Verbe Incarné et Rédempteur la fin propre et personnelle de Marie. Elle fait d’elle la Mère et l’Associée du Christ. La grâce qui vient à Marie de sa maternité divine est pour l’être et l’opération de Jésus.

11. La communion des saints est l’ensemble concret des hommes que le Christ a voulu sauver ou effectivement sauvera au sein de cette société qui ne fait qu’un avec Lui. Elle se dit analogiquement et de Marie et de tous les autres chrétiens. En un sens général et premier, Marie est membre de l’Église elle-même, prise au sens de la communion de toute grâce, y compris la sienne, sous le Christ. Et de ce point de vue, le mot de « Mère » ne convient pas pour désigner la Vierge Marie, car il connote une antériorité envers ce qui est engendré. Ajouter une gloire à Marie ne nécessite pas d’utiliser des mots ou des métaphores inappropriés [9]. Une métaphore exacte pour ce rôle lui donnerait le titre de cou [10], qui rattache le reste du corps à la tête, laquelle est Notre Seigneur Jésus-Christ, seul détenteur d’une grâce capitale.

4 –

La constitution Lumen gentium a-t-elle bien parlé de Marie ?

12. Le chapitre VIII de la constitution Lumen gentium est consacré à Marie. Celle-ci est vue dans et par l’Eglise. Certes, le texte conciliaire insiste sur l’éminence de la Vierge Marie, mais celle-ci y correspond à une analogie d’inégalité, c’est-à-dire à une différence de plus ou de moins dans le même ordre : le Concile a voulu dire que Marie possède dans l’Eglise la grâce sanctifiante au plus haut degré et c’est pourquoi le constitution Lumen gentium affirme qu’elle en serait le « type ». Et nous restons ici dans l’ordre de la grâce sanctifiante, où tous les chrétiens en état de grâce sont de la même espèce. La distinction – pourtant capitale – n’est pas faite entre deux ordres, l’ordre de la grâce sanctifiante et celui de la grâce de l’union hypostatique, alors que pourtant Marie fait partie d’abord de ce dernier ordre et s’en trouve placée bien au-dessus de l’Eglise, précisément dans un ordre à part, en raison de la grâce de sa maternité divine. Cette grâce de la maternité divine, qui relève de l’ordre hypostatique, a pour conséquence que la grâce sanctifiante de la Très Sainte Vierge – qui lui est donnée en raison de sa maternité divine – est d’un ordre à part, d’un ordre différent de celui de la grâce sanctifiante des autres membres du Corps mystique.

13. L’ordre de la grâce sanctifiante, correspond au rôle ou à l’opération de Marie dans l’Eglise, car ce rôle est celui d’un mérite et c’est précisément la grâce sanctifiante qui est au principe du mérite.  L’ordre de l’union hypostatique, quant à lui, correspond à l’être même de Marie dans le plan du salut, car Marie est essentiellement la Mère du Verbe Incarné, partie intégrante, comme telle, du mystère de l’Incarnation. Or, l’être fonde l’agir en toutes choses, et ici l’éminence de l’un sur l’autre garde tous ses droits. Ce qui interdit de voir en Marie, dans l’ordre de la grâce sanctifiante, un agent simplement univoque. Elle possède à son propre niveau en éminence (ou « formaliter eminenter » pour reprendre en lui donnant, avec beaucoup de précautions, une portée toute analogique, l’expression de Cajetan) la plénitude de grâce sanctifiante vers laquelle l’Eglise tend sans jamais y atteindre.

14. Dans la Prima pars de la Somme théologique, l’ad primum de l’article 1 de la question XXXV (qui s’exprime à propos de la dénomination d’image utilisée pour désigner le Verbe en Dieu) peut fournir des éléments intéressants pour bien situer le rôle de Marie entre le Christ et l’Eglise.

« On appelle image, au sens propre, ce qui procède à l’imitation ou ressemblance d’un autre. Cet autre, à la ressemblance duquel procède l’image, s’appelle proprement le modèle ; mais on l’appelle aussi « image », improprement. C’est en ce dernier sens que le texte allégué prend le terme d’image, en disant que la divinité de la Sainte Trinité est l’image d’après laquelle l’homme a été façonné ».

15. Pour reprendre la dénomination entendue dans un sens propre, l’on devrait dire que, du point de vue de la grâce, la Sainte Vierge est non l’image mais l’exemplaire ou le modèle de l’Eglise. Mais, hélas, Vatican II dit que Marie est le « type » de l’Eglise : est-ce au sens d’une représentation parfaite ? Faut-il entendre ce terme au sens d’un exemplaire ou au sens d’une image ? L’ambiguité a-t-elle été voulue ? Et dixerunt : non videbit Dominus

Abbé Jean-Michel Gleize


[1] Sur tout ce contexte ainsi que sur l’appréciation théologique du titre en question, voir l’étude de l’abbé Jean-Pierre Boubée, « Le concile Vatican II et la Maternité de la Vierge Marie » dans Autorité et réception du concile Vatican II. Etudes théologiques. Quatrième Symposium de Paris, les 6, 7 et 8 octobre 2005, Vu de haut hors-série, 2006, p. 519-553.

[2] Paul VI, Documents pontificaux, t. 2 (1964), Ed. Saint-Augustin, 1968, p. 938.

[3] Acta synodalia sacrosancti concilii oecumenici Vaticani II, Typis polyglottis Vaticanis, vol. III, pars 8, 1976, p. 916.

[4] Yves Congar, Mon journal du Concile, t. II, Cerf, 2002, p. 290.

[5] Voir l’étude de Henri Barré, sj dans Études mariales, t. 9, 1951 p. 78-79.

[6] La métaphore de chef ou de tête secondaire du Corps mystique avancée par certains théologiens modernes n’est pas communément reçue. Voir Joachim Salaverri, Sacra theologiae summa, t. 1, De Ecclesia, § 1010, p. 847.

[7] Tertia pars, question XIX, article 4, corpus.

[8] Tertia pars, question XLVIII, article 1, corpus.

[9] Pie XII, Ad caeli reginam (11 octobre 1954) dans Les Moines de Solesmes, Notre Dame, coll. Les Enseignements Pontificaux, Desclée, 1957, n° 711.

[10] Cette métaphore se trouve chez saint Bernard et elle est reprise par saint Pie X, Ad diem illum (2 février 1904) dans Les Moines de Solesmes, Notre Dame, Les enseignements Pontificaux, Desclée, 1957, n° 234. « Marie comme le remarque justement saint Bernard est l’aqueduc ou si l’on veut le cou dont la fonction est de rattacher le corps à la tête et de transmettre au corps les influences et efficacités de la tête ».