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Droit divin et droit ecclésiastique.
1. Dans tous les textes où Pie XII parle de la consécration épiscopale accomplie sans mandat apostolique [1], il est question du sacre conféré avec juridiction. Or, seul le sacre conféré avec juridiction constitue une atteinte au droit divin lorsqu’il est conféré sans mandat apostolique et à l’encontre de la volonté du Pape. Le passage de l’Encyclique Ad apostolorum principis où Pie XII caractérise cette atteinte au droit divin utilise l’expression « contra jus fasque », ce qui désigne uniment le droit humain (« jus ») et divin (« fas »). Encore convient-il, là encore, d’avoir une intelligence assez nette de ce qu’impliquent ces notions.
2. Le droit divin est l’objet de la loi divine, immédiatement promulguée par Dieu. Il est d’usage de faire la distinction entre le droit divin naturel et le droit divin positif. Le droit divin naturel équivaut à la loi naturelle, c’est-à-dire à l’expression de l’ordre moral constitué par Dieu, auteur par sa création de l’ordre naturel, expression qui est présente à raison de tout homme. Le droit divin positif est l’objet d’une loi dont Dieu est l’auteur et qu’il a promulguée par sa Révélation surnaturelle (par opposition à la loi divine naturelle). Le droit ecclésiastique est l’objet de la loi humaine promulguée par l’Eglise en vue du bien commun de toute la société ecclésiastique et qui oblige tous les fidèles baptisés à partir de l’âge de 7 ans.
3. On peut dire d’un pouvoir qu’il est de droit divin ou de droit ecclésiastique dans trois sens différents.
4. Au premier sens, ce pouvoir est de droit divin ou de droit ecclésiastique du point de vue de sa nécessité ou de son existence tout court. Il est de droit divin que, dans l’Eglise, existent, comme parties du pouvoir d’ordre, le sacerdoce et le diaconat, l’épiscopat étant quant à lui le degré supérieur du sacerdoce dont le degré inférieur est le presbytérat [2]. Et, selon l’opinion la plus probable, il est également de droit divin que, dans l’Eglise, existent les pouvoirs correspondant aux quatre ordres mineurs. Mais il est de droit ecclésiastique qu’il y ait, dans l’Eglise, le pouvoir de juridiction des patriarches, des archevêques ou des curés de paroisse ou le pouvoir d’imposer le scapulaire de Notre Dame du Mont Carmel et de bénir les médailles miraculeuses.
5. Aux deuxième et au troisième sens, le pouvoir est de droit divin ou de droit ecclésiastique du point de vue de sa nécessité ou de son existence relativement à telle circonstance, par exemple l’existence d’un pouvoir dans tel sujet. Cela signifie à nouveau deux choses.
6. Au deuxième sens, cela signifie que c’est soit Dieu (droit divin) soit l’autorité humaine de l’Eglise (droit ecclésiastique) qui a décidé que ce pouvoir existerait dans tel sujet distinct. Par exemple, il est de droit divin que, dans l’Eglise, le pouvoir du diacre soit confié à un sujet distinct du prêtre ; en revanche, il pourrait être de droit ecclésiastique que, dans l’Eglise, le pouvoir de chacun des quatre ordres mineurs soit confié à autant de sujets distincts et du diacre et du prêtre [3].
7. Au troisième sens, la distinction signifie que c’est soit Dieu (droit divin) ou l’autorité humaine de l’Eglise (droit ecclésiastique) qui agit pour communiquer ce pouvoir à ce sujet, c’est-à-dire qui investit le sujet de ce pouvoir. Si c’est Dieu, l’homme peut coopérer avec lui pour conférer ce pouvoir, mais il sera un pur instrument : c’est le cas de l’évêque qui, lors de l’ordination sacerdotale, donne à un diacre le pouvoir (de droit divin au premier sens) de célébrer la messe ou qui, lors de la consécration épiscopale, donne à un prêtre le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale. Si c’est l’autorité humaine de l’Eglise, l’homme agit comme représentant de Dieu mais non comme un pur instrument : c’est le cas de l’évêque qui donne à un curé le pouvoir (de droit ecclésiastique au premier et au deuxième sens) de gouverner une paroisse ; c’est aussi le cas du Pape qui donne à un évêque le pouvoir (de droit divin au premier et au deuxième sens) de gouverner une partie de l’Eglise.
8. Sont de droit divin au premier sens : le pouvoir d’ordre du diacre, celui du prêtre et celui de l’évêque, ainsi que le pouvoir de juridiction du Pape et celui des évêques, le premier étant suprême et universel, le second subordonné et restreint [4]. Cela dit, il est facile de comprendre que, au premier sens, il n’est pas de droit divin qu’il appartienne au Pape, et à lui seul, de consacrer des évêques, c’est-à-dire de communiquer à un prêtre le pouvoir d’ordre épiscopal. Il est de droit divin qu’il appartienne à tout évêque (et pas seulement à l’évêque de Rome) de consacrer d’autres évêques. La communication même de ce pouvoir, telle qu’elle a lieu avec le sacre des évêques, est alors de droit divin au troisième sens, c’est-à-dire au sens où c’est Dieu, et lui seul, qui communique ce pouvoir, l’évêque consécrateur n’étant en l’occurrence qu’un pur instrument. Et cet évêque consécrateur est, de droit divin au premier sens, tout évêque, et non pas le seul évêque de Rome. Les faits bien connus de l’histoire passée et présente de l’Eglise suffisent à le prouver.
9. En revanche, au premier sens, il est de droit divin qu’il appartient à l’évêque de Rome, et à lui seul, de donner à tout autre évêque le pouvoir épiscopal de juridiction requis pour gouverner une partie de l’Eglise. La communication de ce pouvoir épiscopal, telle qu’elle a lieu avec la mission canonique, est alors de droit ecclésiastique au troisième sens (puisque c’est l’évêque de Rome et non Dieu qui procède par lui-même à la communication de ce pouvoir).
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Le droit divin de la Papauté.
10. Remarquons bien ceci. Cette dernière vérité est une conséquence, qui découle elle-même d’une autre vérité qui en est le principe : il est de droit divin que l’évêque de Rome est le chef suprême de toute l’Eglise, c’est-à-dire qu’il possède, en tant que successeur de l’apôtre saint Pierre, le pouvoir épiscopal de juridiction suprême et universelle sur toute l’Eglise du Christ, l’Eglise catholique romaine. La vérité de principe et la conséquence qui en découle sont ici l’une et l’autre de droit divin, au premier sens, et cela s’entend puisque l’une et l’autre se disent sur le même plan et par rapport au même objet, qui est le pouvoir épiscopal de juridiction divinement institué (ou de droit divin au premier sens). Mais pour autant, toute communication de tout pouvoir n’appartient pas nécessairement, dans la sainte Eglise de Dieu, au seul évêque de Rome et, à supposer qu’elle lui appartienne et à lui seul, ce fait ne découle pas nécessairement d’un droit divin.
11. Autrement dit, si l’une des conséquences d’un même principe nécessaire est elle aussi nécessaire (car de droit divin au premier sens), il ne s’ensuit pas de là que toute autre conséquence de ce même principe le soit aussi. D’un même principe nécessaire (ou de droit divin au premier sens) peuvent en effet découler des conséquences tantôt nécessaires et tantôt contingentes (et donc de droit seulement ecclésiastique au premier sens) [5]. Nous voyons bien, d’ailleurs, que le Gouvernement divin impose la nécessité à certaines créatures, mais implique la contingence et la liberté d’autres créatures. Et pourtant, ce Gouvernement reste lui-même nécessaire (et de droit divin !) en tous ses actes et il l’est précisément comme le Gouvernement de Dieu, et non pas comme celui d’une quelconque IA (Intelligence artificielle).
12. Certes oui, le Pape est de droit divin le chef de toute l’Eglise. Et il suit de là qu’il appartient à lui seul de faire participer d’autres que lui à ce pouvoir de juridiction qu’il possède en plénitude, cette plénitude de pouvoir étant celle-là même du Christ dont l’évêque de Rome est le vicaire – et l’exclusivité de ce pouvoir relève du droit divin. Il suit encore de là que la communication de tout autre pouvoir dans l’Eglise doit dépendre d’une manière ou d’une autre de la volonté du Pape. Mais il ne suit pas nécessairement de là que la communication de tout autre pouvoir dans l’Eglise dépende de la seule volonté du Pape, ni que cette dépendance, si elle doit se vérifier, découle d’un droit divin.
13. Comme nous l’avons déjà indiqué [6], seule la consécration d’un évêque à laquelle est liée l’attribution d’un pouvoir de juridiction dépend de droit divin de la seule volonté du Pape. La consécration d’un évêque à laquelle n’est pas liée l’attribution d’un pouvoir de juridiction dépend certes de la volonté du Pape, mais cette dépendance ne se fonde pas sur le droit divin.
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Avec ou sans mandat ?
Le sophisme de La Nef et des ecclésiadéistes.
14. Le raisonnement de La Nef est doublement faux. Il est faux en ce qu’il accumule des citations du Magistère sans en donner l’exacte intelligence, et en confondant plutôt le sacre avec juridiction (dont parlent les textes de Pie XII et tous les autres textes cités) et le sacre sans juridiction. Il est encore faux parce qu’il voudrait s’autoriser d’une inférence indue : le Pape étant de droit divin le chef de toute l’Eglise, toute communication de pouvoir qui dépend de lui dépendrait de lui en raison du même droit divin.
15. Ce raisonnement est le suivant :
Le sacre conféré, avec ou sans juridiction, contre la volonté du Pape constitue une atteinte au droit divin. Or, les sacres d’évêques sans juridiction accomplis dans la Fraternité Saint Pie X sont conférés contre la volonté du Pape. Donc les sacres d’évêques accomplis dans la Fraternité Saint Pie X constituent une atteinte au droit divin.
16. La première prémisse voudrait se prouver : premièrement à partir des textes du Magistère et deuxièmement en raison de l’inférence signalée, à savoir que le Pape étant de droit divin le chef de l’Eglise toute communication de tout pouvoir dans l’Eglise appartient de droit divin au Pape.
17. Nous nions cette première prémisse en ce qu’elle affirme que le sacre conféré même sans juridiction constitue une atteinte au droit divin et nous l’accordons en ce qu’elle affirme que le sacre conféré avec juridiction constitue une atteinte au droit divin. Et lorsque nous la nions, nous nions d’une part que les textes du Magistère parlent d’autre chose que du sacre conféré avec juridiction et nous nions d’autre part l’inférence signalée.
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L’état de nécessité.
18. Si la consécration d’un évêque sans juridiction, accomplie contre la volonté du Pape, représente ordinairement une atteinte au seul droit ecclésiastique, elle constitue en l’espèce et comme telle ni plus ni moins qu’un acte de désobéissance, c’est-à-dire une grave injustice, l’injustice consistant ici à ne pas rendre à l’autorité ce qui lui est dû, en raison du bien commun. Dès lors, les circonstances extraordinaires pourront réclamer une telle consécration, précisément au titre de la justice, lorsque l’autorité abuse de son pouvoir et met gravement en péril le bien commun, c’est-à-dire lorsqu’il y a ce que l’on désigne comme un « état de nécessité ». En raison de cet état de nécessité, il n’y a aucune injustice et partant aucune désobéissance à consacrer des évêques – sans leur donner de juridiction – contre la volonté du Pape. En effet, l’état de nécessité est celui où c’est le Pape lui-même qui commet l’injustice, en refusant aux membres de l’Eglise la possibilité de se donner de véritables bons pasteurs. La gravité de cette injustice oblige tout évêque dans l’Eglise à refuser au Pape ce qui serait une fausse obéissance (et en réalité une vraie complicité dans l’injustice) et l’autorise pareillement à donner aux membres de l’Eglise les véritables bons pasteurs dont ils ont besoin, et à consacrer pour cela des évêques, sans leur donner de juridiction ordinaire. La juridiction dite de suppléance, s’il en est une, ne sera que la réponse donnée par ces évêques aux besoins des âmes qui viennent leur demander l’administration des vrais sacrements et la prédication de la doctrine de la vraie foi.
19. En définitive, tout repose sur cet état de nécessité et sur la juste appréciation des circonstances présentes.
– « Avez-vous un mandat apostolique ? » [demande le cérémonial de la consécration des
évêques, le 30 juin 1988.]
– « Nous l’avons ! » [répond Mgr Lefebvre.]
– « Qu’on le lise ! »
– « Nous l’avons par l’Eglise romaine qui, dans sa fidélité aux saintes traditions reçues des apôtres, nous commande de transmettre fidèlement ces saintes traditions – c’est-à-dire le dépôt de la foi – à tous les hommes, en raison de leur devoir de sauver leur âme. Etant donné que depuis le concile Vatican II jusqu’aujourd’hui, les autorités de l’Eglise romaine sont animées d’un esprit de modernisme, agissant contre la sainte Tradition, – « ils ne supportent plus la saine doctrine, détournant l’ouïe de la vérité, pour se tourner vers des fables » comme dit saint Paul à Timothée dans sa seconde épître (IV, 3-5) – nous estimons que toutes les peines et censures portées par ces autorités n’ont aucun poids ».
Mgr Lefebvre, « Texte du mandat lu le 30 juin 1988 » dans Fideliter n° 65 (septembre-octobre 1988), p. 11.
Abbé Jean-Michel Gleize
[1] Voir l’article « Une lecture assidue » dans le présent numéro du Courrier de Rome.
[2] Charles Journet, L’Eglise du verbe Incarné, tome I, § 3 de l’Excursus II, p. 134, note 5. Cf. l’article « L’épiscopat » dans le numéro de septembre 2019 du Courrier de Rome.
[3] Jusqu’au troisième siècle, ils étaient tous exercés par le diacre.
[4] Cf. le Code de Droit canonique de 1917 au canon 108, § 3 : « D’institution divine, la sacrée hiérarchie en tant que fondée sur le pouvoir d’ordre, se compose des évêques, des prêtres et des ministres ; en tant que fondée sur le pouvoir de juridiction, elle comprend le pontificat suprême et l’épiscopat subordonné ; d’institution ecclésiastique, d’autres degrés se sont ajoutés ».
[5] Ce point est souligné par saint Thomas d’Aquin à plusieurs reprises dans la Prima pars de la Somme théologique : question XIV, articles 11 et 13 (à propos de la science divine) ; question XIX, articles 6 et 8 (à propos de la volonté divine) ; question XXII, article 4 (à propos de la Providence) ; question XXIII, articles 5 et 6 (à propos de la Prédestination) ; question CIII, articles 7 et 8 (à propos du gouvernement divin).
[6] Voir l’article « Une lecture assidue » dans le présent numéro du Courrier de Rome.