ET SCHISMATIQUES ET HERETIQUES
Publié dans le N°674 de la publication papier du Courrier de Rome
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Un acte d’origine
1. L’acte de naissance de la Fraternité Saint Pierre - et plus généralement des communautés dites de « mouvance traditionnelle » - est inscrit dans le Motu proprio Ecclesia Dei afflicta du 2 juillet 1988, qui déclare le schisme de Mgr Lefebvre, et condamne ce dernier pour s’être fait « une notion incomplète et contradictoire de la Tradition » , et avoir refusé de reconnaître « la continuité du Concile Vatican II avec la Tradition » . Les dites communautés sont donc congénitalement vouées à dénoncer le même supposé schisme et à condamner la même notion supposée incomplète et contradictoire de la Tradition. Elles y sont vouées congénitalement, de par l’acte même de leur fondation, sous peine de cesser d’être ce qu’elles sont et aussi longtemps qu’elles se revendiqueront comme issues des mesures prises par Jean-Paul II dans ce Motu proprio qui leur a donné leur nom. Et elles sont également vouées, tout aussi congénitalement, à « mettre en lumière la continuité du Concile avec la Tradition » .
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Un prédéterminisme
théologique ?
2. Il ne faut donc pas s’étonner si, ces derniers temps, le site « Claves » de la Fraternité Saint Pierre se met en devoir de dénoncer un supposé manque d’ecclésialité chez la Fraternité Saint Pie X. Ces derniers temps : c’est-à-dire depuis bientôt trois ans, suite à la publication du Motu proprio Traditionis custodes. Le maintien des privilèges accordés par Jean-Paul II passerait-il par une protestation renouvelée de non-lefebvrisme ? En tout état de cause, nous voyons que le Père de Blignières s’est donné quelque peine pour démontrer que l’épiscopat des évêques de la Fraternité n’était pas catholique, en insistant sur l’accusation de schisme . Et voici que, l’été dernier , l’abbé Hilaire Vernier, de la Fraternité Saint Pierre, entend dénoncer à son tour « l’impasse du sédévacantisme », avec évidemment, en filigrane, un reproche dirigé contre la Fraternité Saint Pie X.La conclusion de l’article prend les franches allures d’une tarte à la crème : l’attitude de Mgr Lefebvre et de ses continuateurs, implicitement stigmatisée comme un « sédévacantisme occulte, théorique ou pratique » aboutirait immanquablement à « un véritable ecclésiovacantisme ». En effet, « ce n’est pas seulement le siège de Pierre qui serait vacant depuis plus de 50 ans, mais c’est l’Eglise catholique qui aurait cessé d’être ce qu’elle était essentiellement depuis sa fondation ! ». Tarte à la crème, au sens où la violence outrée de l’expression dissimule mal l’inconsistance des arguments qui voudraient l’étayer. Avant de mesurer leur consistance, commençons - ce sera l’objet du présent article - par examiner ces arguments pour eux-mêmes.
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L’analyse théologique
de la Fraternité Saint Pierre
3. L’analyse de l’abbé Vernier voudrait pourtant se donner le crédit d’une certaine rigueur, appuyée sur des distinctions pertinentes, prenant acte « d’une grande diversité » […] « sur le sujet de l’attachement et de l’obéissance à la hiérarchie ecclésiastique depuis le concile Vatican II ». Son propos fait ainsi la différence entre d’une part ceux pour lesquels (position n° 1) « l’obéissance bien comprise (ou vertueuse qui exclut de soi la soumission aux abus de pouvoir) à la hiérarchie est un principe qui demeure, même en temps de crise » et d’autre part ceux pour lesquels le principe demeure en théorie mais ne s’applique plus dans les faits, ceux-ci se départageant encore en deux tendances, selon que cette non-application se justifie à leurs yeux soit parce que la hiérarchie continue d’exister, quoiqu’étant à la source d’une crise (position n° 2), soit parce que la hiérarchie a cessé d’exister (position n° 3) ou du moins cesse de détenir le pouvoir de juridiction (position n° 4).
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Quatre positions
4. La position n° 1, nous précise-t-on, « est celle des communautés traditionnelles restées attachées au siège de Pierre (parfois appelées communautés Ecclesia Dei) ».
5. La position n° 4 est celle de ceux que l’abbé Vernier désigne - au moyen d’un néologisme bien trouvé - comme des « sédéprivationistes » ou « sédéprivatistes », et que l’usage suivi à Ecône était de désigner jusqu’ici comme des sédévacantistes mitigés. Ce sont ceux qui considèrent que « le Pape – bien qu’ " apparemment " (matériellement) Pape – n’est pas réellement investi de l’autorité qui lui incombe, en raison d’un refus tacite de sa charge, par défaut d’intention de gouverner ou d’enseigner catholiquement l’Eglise (au motif qu’il ne chercherait pas son bien commun).Même si la position est ainsi résumée d’une manière quelque peu rapide, on y aura reconnu les tenants de la thèse dite de Cassiciacum, mise au point en son temps par le Révérend Père (devenu depuis Monseigneur) Guérard des Lauriers, et qui sont majoritairement regroupés au sein de l’Institut Mater Boni Consilii .
6. La position n° 3 est celle de ceux que l’abbé Vernier désigne comme des « sédévacantistes » et que l’usage suivi à Ecône était de désigner jusqu’ici comme des sédévacantistes stricts. Ce sont ceux qui considèrent que « le Siège apostolique est vacant (vide) – pour les uns depuis 1965 (clôture du concile Vatican II), pour d’autres depuis l’élection de Paul VI, voire de Jean XXIII. Cette position s’appuie sur divers motifs (selon les – nombreux – groupes) :invalidité des nouveaux rites des ordinations ; hérésies professées par le magistère de Vatican II ou des papes postérieurs ; hérésie formelle du candidat élu au souverain pontificat ». Telle est, entre autres, la position défendue aujourd’hui par Maxence Hecquard, dans son dernier livre, La crise de l'autorité dans l'Eglise - Les papes de Vatican II sont-ils légitimes ?, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2019, nouvelle édition augmentée, 2023. On en trouvait déjà l’expression, dans les années 1990, chez Mademoiselle Myra Davidoglou, principale rédactrice du Bulletin La Voie.
7. Reste la positionn° 2. L’abbé Vernier la décrit comme étant celle de « certaines communautés traditionalistes »,lesquelles « considèrent que l’obéissance à la hiérarchie ecclésiastique, qui se manifeste entre autres par une reconnaissance canonique (l’intégration officielle de leur communauté dans la hiérarchie ecclésiastique), ne relève pas de la foi en l’Eglise, mais plutôt de sa discipline, qui n’est pas un but en soi et peut subir des entorses en cas de nécessité.
Aussi leurs membres affirment-ils que pour rester fidèles à l’intégralité de la Révélation, il est nécessaire de se soustraire en pratique à la soumission habituellement due à la hiérarchie ecclésiastique (pape et ordinaires des lieux : évêques diocésains…) pour exercer publiquement un ministère sacerdotal ». Et d’ajouter que « beaucoup d’entre eux pour justifier une telle position vont jusqu’à se considérer comme les seuls détenteurs au moins " par intérim", de la Tradition, considérant que la hiérarchie l’a abandonnée, et que ceux qui s’y soumettent sont au moins complices de cet abandon, se mettant par ailleurs hors d’état d’en faire la nécessaire dénonciation » .Faut-il voir là, dans l’intention de l’auteur de ces lignes, la position de la Fraternité Saint Pie X ?... Celle-ci n’est pas nommée pour autant. L’abbé Vernier se contente de dire que cette position est « dans les faits assimilable à notre sens à celle des sédéprivatistes, alors même que leurs tenants se targuent verbalement de reconnaître le pape et de prier pour lui ou d’accepter sa juridiction pour donner l’absolution sacramentelle » . A l’en croire, cette position n° 2 serait donc une variante de la position n° 4.
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Une racine commmune ?
8. Le cher abbé nous gratifie ensuite d’un beau rappel théologique sur l’indéfectibilité et la perpétuité de l’Eglise, auquel, du reste, personne ne trouvera rien à redire, avant de conclure que, à l’exception de la position n° 1, toutes les autres différentes positions énumérées plus haut« s’opposent à la foi en l’indéfectibilité de l’Eglise, car elles se ramènent à un sédévacantisme occulte […] car elles nient la nécessité de la juridiction ordinaire présente dans l’Église, supposant que le Christ supplée directement tout ce qui est nécessaire, sans passer par le pape et la hiérarchie – comme si ces institutions n’étaient pas concrètement toujours nécessaires » .
9. Poussant jusqu’au bout sa réflexion, l’abbé Vernier met en évidence ce que seraient selon lui les présupposés radicaux de la thèse du sédévacantisme occulte. « En dépit des apparences, il n’y a plus de pape, ou de pape investi de son autorité pontificale, depuis plus de six décennies. En conséquence, il n’y a plus de succession apostolique formelle, d’unité de gouvernement et d’exercice de vraie juridictioncontraignante, de vrai magistère (par défaut d’intention pour les uns, de sujet pour les autres), de vrais cardinaux pouvant élire un vrai pape. Pour en rajouter encore, dans cette impasse, les seuls sacrements certainement demeurés valides dans l’Église latine sont le mariage et le baptême (en raison des réformes liturgiques des rites, ou du doute planant sur l’intention des papes ayant approuvé ces changements) ».
10. C’est ici, en note 7, que notre auteur fait enfin allusion à la Fraternité Saint Pie X, renvoyant à notre article « Tous douteux (II) », paru dans le Courrier de Romede mars 2023, dont il donne la citation suivante (n° 10) : « C’est ainsi qu’il faut comprendre ce qu’a dit Mgr Lefebvre lors de la cérémonie des sacres du 30 juin 1988. Parlant des évêques conciliaires, il a déclaré que leurs sacrements " sont tous douteux " et la raison qu’il en a donné est que " l’on ne sait pas exactement quelles sont leurs intentions ". Précisément, leurs intentions sont douteuses dans la mesure exacte où les nouveaux rites réformés par Paul VI sont douteux. Nous savons qu’il y a un doute, concernant la validité, pour les deux sacrements de l’extrême-onction et de la confirmation, en raison de la matière. Il y a aussi un doute pour le sacrement de l’eucharistie, pour la messe, en raison de l’ambiguïté du nouveau rite, qui peut fausser l’intention du célébrant. Quant au sacrement de l’ordre, la problématique, s’il en est une, est analogue à celle de la messe : on ne saurait juger de la validité qu’au cas par cas des célébrations concrètes ».
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Bref examen critique
11. Revenant alors, dans un deuxième article sur le dogme de l’indéfectibilité de l’Eglise, l’abbé Vernier entend donner l’appréciation théologique que mériteraient ces différentes positions, telles qu’elles présupposeraient à leur racine commune ce sédévacantisme occulte. Cette appréciation tient en trois arguments qui aboutissent tous à conclure que la thèse incriminée s’oppose à la visibilité de l’Eglise et donc à sa nature même, et partant aussi à son indéfectibilité.
12. Conformément à la volonté même de Dieu, l’Eglise est une société parfaite et visible. Cette visibilité passe donc nécessairement par celle d’une hiérarchie et de ses actes propres, qui sont la prédication des vérités de foi (découlant du pouvoir de Magistère), le gouvernement des fidèles (découlant du pouvoir de Juridiction) et l’administration des sacrements (découlant du pouvoir d’Ordre). Le sédévacantisme occulte nie cette visibilité dans la mesure exacte où il nie la réalité du triple pouvoir hiérarchique - du moins tel que dans son sujet apparent – et où il nie pareillement la validité de l’administration des sacrements. « L’Église », dit notre auteur, « ne peut être gouvernée par le Christ seul indépendamment de la hiérarchie, ou attendre indéfiniment une intervention miraculeuse pour se restaurer : ses pouvoirs de sanctification (sacrements), enseignement (magistère) et gouvernement (juridiction ordinaire) doivent être conservés. Ainsi, le sédévacantisme occulte et les positions qui s’y ramènent explicitement ou implicitement concluent à la disparition totale de l’Église comme société parfaite et visible ». Cette visibilité sociale de l’ecclésialité universelle ne saurait être réalisée par les communautés tenant les positions susdites, d’une part parce que celles-ci n’y prétendent pas et d’autre part parce que les notes qui doivent l’attester n’apparaissent pas en elles. L’Eglise visible « n’est pas non plus identifiée par ces groupes à leurs propres communautés – plus ou moins restreintes. Il est par ailleurs évident qu’aucune d’entre elles n’a les quatre notes propres de l’Église : unité, sainteté, catholicité, apostolicité, et qu’aucune n’a de cardinal nommé par le vrai pape, ni même d’évêque légitimement ordonné et nommé ».
13. D’autre part, pour reprendre l’expression de notre confrère de la Fraternité Saint Pie X, Monsieur l’abbé Alvaro Calderon , « la non-notoriété est quelque chose de notoire », et aujourd’hui il est manifeste que la grande majorité des catholiques psychologiquement équilibrés et doctrinalement bien formésne considèrent pas que les Papes aient cessé d’être Papes. Tel est l’argument que voudrait faire valoir ici l’abbé Vernier : la thèse du sédévacantisme occulte est proprement invraisemblable, à la fois en tant que sédévacantisme et en tant qu’occulte. « Le sédévacantisme occulte revient à affirmer qu’un fait majeur et aussi fracassant que la vacance du Siège apostolique est ignoré de la quasi-unanimité des fidèles et de la totalité des évêques actuels ». Ce qui est une autre manière de nier la visibilité de l’Eglise.
14. Enfin- c’est le troisième et dernier argument –l’acceptation pacifique de l’élection d’un Pape constitue de la part de l’Eglise universelle un signe suffisamment probant, contre lequel la thèse du sédévacantisme occulte ne saurait demeurer valide. « Le sédévacantisme occulte et les thèses qui s’y ramènent sont par conséquent également contraires à la doctrine catholique de l’acceptation pacifique de l’Église universelle, comme signe objectif et visible de l’occupation du siège de Pierre par un vrai pape, investi de l’autorité suprême pour toute l’Église. L’acceptation pacifique universelle signifie que lorsque tous les évêques légitimes de l’Église reconnaissent une personne comme pape, c’est le pape légitime : il est impossible que tous les pasteurs de l’Église reconnaissent, unanimement, sans contestations notables, un antipape ». Notre abbé n’a aucun mal à revendiquer ici à l’appui de ses dires les références les plus incontestables de l’ecclésiologie, le cardinal Louis Billot et le cardinal Charles Journet.
15. Pour faire bref, l’argumentation tourne tout entière autour de cette idée de la visibilité de l’Eglise, voulue par Dieu à travers la visibilité de son chef, l’évêque de Rome, vicaire de Jésus Christ. La thèse du sédévacantisme occulte s’y oppose de trois manières : directement, en tant même qu’il nie la réalité d’une hiérarchie visible ; indirectement en tant qu’il postule ce dont nul n’a l’évidence au sein de l’Eglise et en tant qu’il contredit ce dont tous ont l’évidence au sein de la même Eglise.
16. La conclusion finale de notre abbé prend alors les allures signalées plus haut : le sédévacantisme occulte, pratique ou théorique, représente « une position contraire à la Révélation », une position « contraire à la foi en l’indéfectibilité de l’Église, en son unité, en sa pérennité, en sa visibilité ». Il conduit « à un véritable ecclesiovacantisme », dans la mesure où niant la réalité visible du pape, il nie par le fait même la réalité visible de l’Eglise. Négation qui, du point de vue de ce qui serait l’état d’esprit ou l’attitude psychologique de ses défenseurs, se caractérise par « un irréparable manque de réalisme, d’esprit de nuance et d’analogie, et de confiance en la promesse du Christ ».
17. Une position contraire à la Révélation, contraire à la foi en les dogmes principaux de l’ecclésiologie : n’est-ce pas là une position à proprement parler hérétique ? Car l’hérésie se définit bien comme la négation ou la simple mise en doute d’une vérité révélée par Dieu et proposée comme telle par le Magistère de l’Eglise, qui lui donne la valeur d’un dogme. Notre abbé Hilaire Vernier ne le dit pas, mais cela résulte nécessairement de ses propos : la thèse du sédévacantisme occulte, telle qu’il la décrit, représente ni plus ni moins qu’une hérésie.Et la Fraternité saint Pie X, dont il est bien dit - quoiqu’en note 7 - qu’elle inscrit sa position dans les présupposés radicaux de ce « sédévacantisme occulte », ferait reposer toute son attitude sur une thèse hérétique, contraire à la foi en l’indéfectibilité de l’Eglise.
18. Nous étions déjà, aux yeux du Père de Blignières, de francs schismatiques . Et nous voici, sous la plume d’un prêtre de la Fraternité Saint Pierre, désignés comme de tout aussi francs hérétiques.
Abbé Jean-Michel Gleize