7 mars 1274-2024, 750e anniversaire de la mort de saint Thomas d’Aquin
Publié dans le N°673 de la publication papier du Courrier de Rome
Le 7 mars de cette année, nous célébrions le 750e anniversaire du dies natalis de saint Thomas d’Aquin. L’occasion nous est ainsi donnée de nous arrêter sur les derniers instants du saint et sur sa mort glorieuse.
La mort d’un saint n’est pas seulement précieuse aux yeux de Dieu, elle est aussi féconde en enseignements. C’est par les rapports de Frère Réginald de Piperno , le fils de sa pensée, son ami le plus proche, son sociuscontinuus – ils se servaient la Messe et se confessaient réciproquement, que nous connaissons l’existence des visions intimes de saint Thomas, notamment l’une des plus déterminantes, celle du 6 décembre 1273 qui prépare en quelque sorte le trépas du saint. C’est également lui qui fut le témoin privilégié de la mort de saint Thomas.
Le 6 décembre 1273, quelques mois avant son décès, alors qu’il célébrait la Messe dans la chapelle Saint-Nicolas de l’église Saint-Dominique-Majeur de Naples, Frère Thomas fut ravi en extase. Il eut une vision extraordinaire et il fallut le faire revenir à lui pour qu’il sortît de ce ravissement –fuit mira mutatione commotus – A cette époque, il travaillait activement à la Somme et, après avoir traité des Sacrements et de l’Eucharistie , il en était arrivé à la Pénitence. Or, à la suite de cette vision, il cessa d’écrire et de dicter . Le Frère Réginald, très désolé de cette interruption, vint filialement inciter le Maître au travail et lui dit :« Père, comment pouvez-vous abandonner une œuvre si considérable, que vous avez entreprise pour la louange de Dieu et l’illumination du monde ? ». Frère Thomas, avec résignation, lui répondit : « Je n’en puis plus ». Un peu plus tard, face à l’insistance de Frère Réginald qui revint à nouveau à la charge, saint Thomas insista : « Je ne puis plus ; tout ce que j’ai écrit, auprès de ce que j’ai vu ne me semble plus que de la paille » .
Il partit alors se reposer chez sa sœur, la comtesse de San Severino, en compagnie du Frère Réginald. Le voyage fut laborieux (properavit cumdifficultate magna). A son arrivée, la comtesse se précipita à sa rencontre. Elle l’interrogea et il lui répondit à peine. Celle-ci, fort inquiète de le voir si taciturne, demanda au Frère Réginald : « Qu’a donc mon frère ? Il demeure comme stupéfait (obstupefactus) et ne me répond même plus ». Le Frère Réginald lui dit : « Depuis la fête de saint Nicolas, il est demeuré dans cet état et n’a plus rien écrit ».Lui-même ne l’avait jamais vu si longuement hors de ses sens.
Après ces quelques jours de repos, Frère Thomas ne tarda pas à revenir à Naples. Mais il dut partir rapidement pour le concile de Lyon qui devait s’ouvrir le 1er mai 1274.Il y avait été personnellement convoqué par le pape Grégoire X. Le concile avait pour but de réintégrer les Grecs dans le sein de l’Eglise après le schisme de 1054 et après diverses tentatives infructueuses d’union. Saint Thomas prit avec lui le Contra errores græcorum qu’il avait composé en 1263/64 à la demande d’Urbain IV,« afin de les convaincre de leurs erreurs et de la laideur de leur hérésie schismatique » .
La réputation du voyageur chemina plus rapidement que lui et l’abbé du Mont-Cassin, Bernard Ayglier, le convia à monter à l’abbaye afin d’éclairer ses religieux sur le sens d’un passage des Moralia de saint Grégoire le Grand relatif aux liens entre l’infaillibilité de la prescience divine et la liberté humaine. Il déclina l’offre et, malgré son désir de ne plus écrire ou dicter, allégua qu’une réponse par écrit aurait l’avantage d’être utile, non seulement à ses auditeurs présents, mais également aux lecteurs futurs .
Il se permit un léger détour dans l’intention de visiter sa nièce Francesca de Ceccano , au château de Maenza, au nord de Terracine. En y parvenant, il fut pris à nouveau de lassitude et perdit complètement l’appétit. Le médecin n’entendant rien à ce mal étrange et excitant le Saint à absorber quelque nourriture, Frère Thomas, de façon déconcertante, demanda des harengs frais. Il les avait appréciés lorsqu’il était à Paris. Mais ce n’était là qu’une envie de malade. Il y toucha à peine. « Je vois bien, disait-il, que je les ai désirés trop vivement ».Peu de jours après, il déclara à son fils Réginald que, s’il devait mourir, il était préférable que ce fût en une maison religieuse plutôt que dans un château séculier. Il décida donc de se faire transporter au monastère voisin de Fossanova . Le prieur, accompagné de quelques moines, partit à sa rencontre et lui apporta la plus forte mule du couvent . Parvenu au monastère, Frère Thomas descendit de sa monture et se fit conduire à l’église. Il dit à la porte assez haut pour être entendu : « Voici le lieu de mon repos, hæc requies mea ». Il disait vrai.
L’abbé de Fossanova avait fait aménager aussi confortablement que possible son appartement et il y installa le Saint. Le malade ne quitta plus la chambre et s’alita. Les moines le servaient avec mille attentions. On était en février, au plus fort de l’hiver. Les moines allaient choisir eux-mêmes dans la forêt les bûches les plus belles et ils les rapportaient sur leur dos jusque dans la chambre du saint, estimant les animaux indignes de porter le bois destiné à un si grand et si saint docteur. Saint Thomas, qui survécut là pendant un mois environ (iacuit infirmus quasi per mensem), l’apprit plein de confusion et dit : « D’où me vient que les serviteurs du Seigneur se mettent ainsi à mon service, moi qui ne suis qu’un simple mortel ? ».
Pour payer sa dette de reconnaissance, il demanda aux religieux comment il pourrait leur être agréable. Les Cisterciens qui se souvenaient des œuvres de saint Bernard , s’empressèrent de lui demander quelques explications sur le Cantique des Cantiques. Saint Thomas avait commenté ce livre quelques années auparavant . Il consentit à faire un dernier effort de pensée et à exposer aux religieux le plus mystique des écrits de l’Ancien Testament. Saint Thomas, alors qu’il laissait la Somme inachevée, se mit à commenter le Cantique .
Tout espoir étant perdu, Frère Thomas reçut le Viatique le 4 ou 5 mars 1274, après s’être confessé à Réginald. La dévotion à la Sainte Eucharistie était d’autant plus vive chez le saint qu’il venait de rédiger en1273 le traité de la Sainte Eucharistie de la Somme théologique. L’auteur expérimentait dans sa personne ce qu’il avait écrit : « Par la puissance de ce sacrement, l’âme est spirituellement restaurée du fait qu’elle est spirituellement réjouie et, d’une certaine manière, enivrée par la douceur de la bonté divine, selon le mot du Cantique (5, 1) : Mangez, mes amis, et buvez ; je vous enivrerai mes bien-aimés » .Comme c’était de coutume, il prononça, avant de recevoir la Sainte Eucharistie, une profession de foi devant le couvent rassemblé. C’est sans doute de Barthélemy de Capoue que Guillaume de Tocco l’a reçue. Il la reprend intégralement en y insérant l’Adoro Te . L’épisode mérite d’être reproduit :
« Après lui avoir présenté le très saint Corps du Seigneur, on lui demanda, comme on le fait à tout chrétien pour s’assurer de sa foi en ce sacrement essentiel, s’il croyait que cette hostie consacrée était le vrai corps du Fils de Dieu, qui naquit des entrailles de la Vierge Marie et fut suspendu au gibet de la croix, qui mourut pour nous et ressuscita le troisième jour. Il répondit d’une voix nette, avec une vibrante dévotion, en versant des larmes : "Si en cette vie il peut y avoir sur ce sacrement une science plus grande que celle qui est donnée par la foi, en celle-là je réponds que je sais vraiment et en toute certitude que ce Dieu est véritablement homme, Fils de Dieu le Père et de la Vierge mère. Je crois de tout mon cœur et confesse par ma bouche ce que le prêtre a affirmé au sujet de ce très saint sacrement". Il prononça alors des paroles pleines de piété, que les assistants ne purent retenir, et qui furent, dit-on, celles-ci :
"Adoro Te devote, latens Deitas…".
Et recevant ce sacrement, il ajouta : "Je vous reçois, prix du rachat de mon âme, je vous reçois, viatique de mon voyage. Par amour pour vous, j’ai étudié, j’ai veillé et j’ai travaillé. Je vous ai prêché, je vous ai enseigné. Je n’ai jamais rien dit contre vous, et si j’ai dit quelque chose, je l’ai fait sans le savoir et je ne m’obstine pas dans mon opinion. Et si j’ai dit quelque chose de mal à propos de votre sacrement ou sur d’autres sujets, je le remets entièrement au juge de la sainte Eglise romaine. C’est en obéissance avec elle que je quitte maintenant cette vie".
Après avoir reçu le sacrement, continue Guillaume de Tocco, il demanda, avec une dévotion qui ne pouvait qu’ajouter à son mérite et donner aux autres l’exemple, que lui fût portée le lendemain l’huile de la Sainte Onction, le sacrement des mourants, afin que l’Esprit de cette onction, qui l’avait envoyé pour guider ses compagnons, le conduisît au ciel auquel il aspirait. Peu de temps après l’avoir reçu, il rendit au Seigneur son âme, qu’il avait conservée aussi sainte qu’il l’avait reçue ».
Saint Thomas avait lui-même répondu aux prières rituelles. Il mourut aux premières heures du mercredi matin 7 mars 1274.
A l’heure où il expirait, le bienheureux Albert le Grand, alors âgé de plus de quatre-vingts ans, conversait à Cologne avec le prieur du couvent et le frère Albert de Brescia lorsque, tout à coup, il se mit à pleurer et dit : « Hélas ! Frère Thomas, mon fils en Jésus-Christ, vient de mourir ! ».
Pour les obsèques célébrées avec solennité à Fossanova, les dominicains, les franciscains des couvents voisins se joignirent aux moines, ainsi que l’évêque franciscain de Terracine, les nobles de la Campanie et les membres de sa famille. Le corps fut enseveli près de l’autel majeur de l’abbatiale et le Frère Réginald improvisa l’oraison funèbre en exaltant les vertus du saint. « Il voulait ainsi réconforter ceux qui l’entouraient, qui attendaient d’entendre les mérites de la vie du docteur, dont ils voyaient d’une manière si évidente la marque de sainteté. Se levant au milieu de l’assemblée, il leur adressa ces paroles : "J’ai été le témoin de toute la vie extérieure et de la conscience de ce docteur. J’ai souvent entendu sa confession et je viens d’entendre sa confession générale. Je l’ai toujours trouvé aussi pur qu’un enfant de cinq ans, qui n’a jamais connu la tentation de la chair, et n’a jamais consenti à la moindre impureté"» .
Les témoins de ses derniers jours l’ont remarqué très nettement : saint Thomas a pris la mort le 6 décembre 1273. Nous l’avons évoqué. Durant le saint sacrifice de la Messe, une révélation extraordinaire lui avait donné l’intuition de la divinité, de la Sainte Trinité. On ne peut nier que l’excès de travail ait pu hâter sa fin, épuisé qu’il était par un travail excessif, mais il demeure incontestable que l’élément mystique est entré pour une bonne part dans sa mort sainte et précieuse. Dès sa plus tendre enfance, saint Thomas se demandait : Quid Deus ? C’est quoi, Dieu ? Qu’est-ce que Dieu ? Quand il eut reçu en ce 6 décembre, par une grâce de contemplation absolument exceptionnelle, on pourrait dire unique, la réponse intégrale à la question de son enfance, la plume lui tomba des mains et il n’avait plus qu’à s’éteindre rapidement, quelques mois plus tard, mort d’avoir vu Dieu.
Si la doctrine de saint Thomas connut des lendemains difficiles avant d’être réhabilitée , en revanche, son culte se développa immédiatement. Avant même l’inhumation, le sous-prieur de l’abbaye avait été guéri d’une affection de la vue par l’invocation de saint Thomas. Puisque le saint avait déclaré que l’abbaye serait le lieu de son reposéternel et craignant que les dominicains ne veuillent récupérer les reliques ou, pire, qu’on les dérobe, les moinestransportèrent le corps dans le cloître attenant à l’abbatiale. Mais le défunt apparut en songe au prieur du monastère et lui intima l’ordre de le ramener en son premier lieu. Sept mois après la mort, les moines exécutèrent la demande et, ouvrant le cercueil, ils purent constater que le corps était intact (la constatation sera renouvelée en 1281 et 1288). Jugeant qu’il ne convenait pas de célébrer à cette occasion une messe des défunts, les moines chantèrent la messe Os justi, celle des saints confesseurs non pontifes. Cet aller et retour n’était que le début de l’histoire très mouvementée des reliques. Sur ordre d’Urbain V, elles furent envoyées à Toulouse en 1369 plutôt qu’à Paris qui les réclamait. Elles seront déposées dans l’église des Dominicains jusqu’à la Révolution française. Transférées provisoirement à Saint-Sernin le 7 juin 1794, elles sont revenues dans l’église des Jacobins, à l’occasion du septième centenaire de la mort de saint Thomas, le 7 mars 1974.
Abbé Claude Boivin