COSMOLOGIE ET PSYCHOLOGIE Les « blessures narcissiques »
Publié dans le N°671 de la publication papier du Courrier de Rome
La chose est apparemment entendue : si la théorie héliocentrique du chanoine Copernic fut repoussée notamment lors de l’affaire Galilée, c’est d’abord à cause de l’anthropocentrisme des temps anciens. Placer la Terre au centre, comme on le faisait alors universellement, visait à flatter notre orgueil. Copernic aurait amené les terriens à considérer qu’ils n’étaient pas le centre du monde, leur faisant souffrir une terrible humiliation. Freud en a spécialement développé l’idée : « la situation centrale de la Terre était pour lui [l’homme] une garantie du rôle dominant de celle-ci dans l’univers et semblait bien s’accorder avec sa tendance à se sentir le seigneur de ce monde ». Cela aurait rendu l’homme digne de l’attention de Dieu. Mais bientôt, cette « illusion narcissique » allait disparaître devant la science et ainsi « l’amour-propre humain avait éprouvé par là sa première blessure ». Le père de la psychanalyse ajoutait deux autres « blessures » infligées au narcissisme humain : le darwinisme aurait montré à l’homme qu’il n’est plus le centre de l’espèce et enfin, Freud lui-même, en toute humilité et sans narcissisme aucun, a infligé à lui seul une ultime blessure à l’humanité entière en « prouvant » aux hommes qu’ils ne sont plus aux commandes d’eux-mêmes, mais poussés par leurs instincts inavoués . Cette idée, très largement répandue, a été reprise par les ténors de la psychanalyse ainsi que des historiens et philosophes, et s’est encore propagée à travers des œuvres grand public .
L’idée de la première blessure apparaît à première vue vraisemblable. En effet, d’Aristote à Copernic, la centralité géométrique de la Terre est universellement affirmée. D’autre part, l’opposition à la théorie nouvelle est avérée, bien qu’elle ait été très largement exagérée et déformée par le mythe qui s’est établi par la suite . L’idée d’un orgueilleux anthropocentrisme semble donc a priori valable. Cela pourtant surprenant dans la mesure où il nous aurait paru que l’exaltation orgueilleuse de l’« Homme » majusculaire ne fut pas l’apanage de la chrétienté, mais qu’elle fut plutôt corrélée à l’avènement de la Renaissance et de la période révolutionnaire.
Le cosmos médiéval
Entreprenons donc une succincte étude de la cosmologie médiévale, qui ne sera pas inutile pour com-prendre la construction du savoir. Rapidement, le doute s’insinue dans la thèse freudienne. En effet, la cosmologie aristotélicienne – que l’Église s’est bien gardée d’intégrer à son magistère – place certes la Terre au centre, mais ce centre géométrique ne présente pas la noblesse ontologique qu’on lui suppose. L’univers y est clos, fini et sphérique. La Lune et les planètes sont portées par des sphères englobées les unes dans les autres qui sont les divers cieux, chacun tournant sur son axe. Après les sphères des planètes vient la sphère du firmament qui accueille les étoiles fixes, puis vient le ciel « cristallin », puis le « premier mobile » mis en mouvement par Dieu et transmettant son mouvement aux cieux inférieurs. Sur la périphérie extérieure de ces sphères se trouve l’empyrée qui est l’habitaculum Dei, le séjour des anges et des bienheureux : le Ciel avec une majuscule. La noblesse des cieux s’accroît ainsi peu à peu. « Le premier mouvement du firmament, dit saint Thomas, est plus noble que le second mouvement, qui est celui des planètes, tout comme l’orbite supérieure est la plus noble. » La Lune et les cieux au-dessus sont le domaine de ce qui est éternel, où tout demeure dans sa perfection, sans l’ombre d’un changement. Ce domaine est constitué par un cinquième élément incorruptible : la quintessence. Tandis que le monde « sublunaire », c’est-à-dire la Terre et ses environs jusqu’à la Lune, sont le domaine de la génération et de la corruption. Les choses naissent, vivent et meurent. C’est le monde de l’instable, de l’imperfection, où rien ne peut demeurer dans son être sans périr un jour, irrémédiablement voué à la corruption et à la mort. La dichotomie entre l’éternel et le corruptible illustre l’infamie terrestre opposée à la splendeur céleste.
Le milieu du monde
Mais peut-être, se dit-on, ces considérations de temps pourraient être supplantées par une géométrie spatiale avantageuse à la Terre ? Le centre n’est-il pas de manière évidente le lieu le plus noble ? Ce serait voir la chose en mathématicien seulement. Les anciens disaient plutôt que « la Terre est au milieu du monde » . C’est un medium péjoratif : le milieu n’est d’aucun côté, il est inconsistant, indécis, et a ainsi donné le français « médiocre ». Saint Thomas est clair : « la Terre, […] qui se trouve, quant au lieu, au milieu, est celui des corps qui est au plus haut point matériel et le plus vil (ignobilissima) » . Selon la conception primitive de la gravité, « tous les corps lourds se déplacent d’eux-mêmes vers le milieu du monde » . Le milieu est donc un « bas ». Selon l’expression d’Avicenne, ce milieu est « en dessous de tout » . Il est le lieu de la lourdeur. Saint Bède dit que la Terre « située au centre ou au pôle du monde, comme la plus lourde, occupe parmi les créatures le lieu le plus humble et central (humillimum […] ac medium locum […] tenet) alors que l’eau, l’air et le feu la précèdent vers le haut par la légèreté de leur nature comme par leur position » . Le léger tend vers les hauteurs : il est plus noble. D’où la noblesse du feu et la bassesse physique et morale de la terre comme élément, indiquée par saint Albert le Grand : « La terre est en effet comme un excrément parmi les corps simples, et, parmi les éléments, le feu est le plus noble et tient plus de la forme » . Macrobe parle de la terre comme « ce qui se dépose, arraché aux éléments devenus lie (defaecatis), et s’arrête tout en bas » . Récupérant ainsi toute la fange de l’univers, la Terre en devient le cloaque. Le mot même d’« humilité » est tiré de humus, signifiant la terre.
L’habitat de l’homme
L’homme qui habite la Terre se trouve éloigné de tout ce qui est noble, trop petit, trop bas et trop lourd. Où qu’il soit sur son astre, il est à distance maximale du Ciel. Ce centre a donc valeur d’éloignement. Ainsi d’après Maître Eckhart « La Terre est ce qu’il y a de plus éloigné du ciel. Elle est recroquevillée dans un coin et elle a honte. » Cela fait dire encore à Alain de Lille que « l’homme est comme un métèque (alienigena) habitant la banlieue (suburbium) du monde » . Pour Dante, « les sphères sont d’autant plus divines qu’elles sont plus éloignées du centre » . En prolongeant cette vision jusqu’au centre de la Terre, on comprend pourquoi Dante et certains théologiens y avaient placé l’enfer. L’homme habite un cloaque isolé, un « bidonville », qui ne saurait attirer le regard des êtres supérieurs. Cela n’en magnifie que davantage la miséricorde de Dieu qui se penche vers la créature humaine dans sa fange.
La valeur de l’homme
Certes les anciens affirment que l’homme est revêtu d’une certaine noblesse, mais celle-ci n’implique pas une place géométriquement privilégiée. Cette noblesse s’exprime plutôt en termes métaphysiques de finalité. Pour saint Thomas, par exemple, le Soleil n’a pas pour but d’éclairer la Terre, car celle-ci est plus vile que le Soleil et il serait désordonné le plus noble serve le plus vil. En revanche le Soleil a pour finalité d’éclairer les hommes qui sont plus nobles que les astres par leur nature spirituelle . Ces considérations métaphysiques ne sont pas dépendantes de l’état de la cosmologie physique.
Les païens avaient déjà remarqué l’architecture verticale spécifique à l’homme qui lui donne d’élever son regard pour quitter la Terre en pensée. « La divinité, a écrit Ovide, a donné à l’homme une face sublime ; elle lui a commandé de regarder vers le ciel et de lever son visage vers les astres. » . La noblesse humaine ne résulte donc pas de sa position centrale mais plutôt de sa capacité à échapper à cette position pour rejoindre spirituellement les cieux par les vertus théologales : l’homme élève son âme au-dessus des choses terrestres. La modernité n’a fait que révéler davantage ce désir humain en ce qu’il tend à se réaliser d’une manière également matérielle et technique grâce aux programmes spatiaux. Cette stature physique, spirituelle et technique de l’homme transparaît avec évidence, et même les évolutionnistes ne peuvent mettre en doute la supériorité qu’elle lui confère manifestement sur les animaux qui n’ont ni spiritualité ni programme spatial.
L’héliocentrisme comme promotion
La remise en cause de la cosmologie ancienne fut en conséquence conçue comme une promotion. Déjà avant Copernic, le cardinal Nicolas de Cuse avait contesté la centralité et l’immobilité de la Terre. De sa thèse nouvelle, il tirait pour conséquence qu’« il n’est pas vrai que la Terre soit le plus vil et le plus bas des astres » , mais que « la Terre est une étoile noble » .
Dans ses écrits de jeunesse, Galilée, encore aristotélicien, qualifiait la Terre d’« ignobilissima » . Mais devenu partisan de l’héliocentrisme, il rejette l’idée aristotélicienne d’une Terre « rebut du monde » et « cloaque de tous les immondices » . Au contraire : « Quant à la Terre, nous cherchons à l’anoblir et à la rendre plus parfaite, lorsque nous nous soucions de la rendre semblable aux corps célestes et, d’une certaine manière, à la mettre comme au ciel d’où vos philosophes l’avaient bannie » . La Terre sort ainsi de sa médiocre roture et acquiert un titre nobiliaire parmi les astres supérieurs. Finalement, les développements ultérieurs de la cosmologie ont donné à la Terre une place marginale dont les anciens auraient pu s’accommoder.
Conclusion
Freud a vu dans l’héliocentrisme la perception d’une déchéance là où les protagonistes ont vu une promotion. Le contresens est total. La thèse freudienne n’était qu’une théorie plaquée sur la réalité, un préjugé qui ne s’embarrassait pas des faits d’expérience. Cela lui a semblé assez de l’avoir imaginé pour qu’il s’en dispensât d’en trouver les preuves.
C’est ainsi qu’au mépris de l’histoire, un film sur l’affaire Galilée scénarisé par Claude Allègre , reprenait la thèse freudienne en mettant dans la bouche de l’inquisiteur ces paroles : « puisque l’homme est la création la plus achevée du Seigneur, il a été placé au centre du monde » . Il n’y avait pourtant qu’à lire le fameux livre de Galilée pour y lire le propos inverse. Des travaux universitaires , que nous reprenons ici, ont depuis longtemps montré la fausseté de cette thèse, mais comme le dit l’historien des sciences Paulo Rossi à ce sujet, « il est souvent inutile de citer les textes, et bien des énoncés vrais semblent destinés à tomber dans le vide quand ils s’opposent aux idolatheatri, dont la diffusion est plus large » .
De nos jours, en effet, les hommes semblent enclins donner leur préférence aux plaisantes inventions de leur esprit sur les faits. Le psychologisme freudien tend spécialement vers ce défaut. Voilà par exemple un apologète qui cherche à défendre l’existence de Dieu en se fondant sur la raison. En face de lui, l’homme imbu de Freud accole à notre apologète des frustrations, des désirs inavoués, une « sublimation du père » qui le téléguident inconsciemment vers une conclusion. De cette manière, il prétend connaître l’apologète mieux qu’il ne se connaît. Il se donne une supériorité sur lui et se dispense d’en peser les arguments. C’est ainsi que la dispute sur l’héliocentrisme a été réduite à des facteurs psychologiques supposés, sans que l’on cherche à évaluer les difficultés proprement scientifiques, pourtant réelles.
Dans cette inversion de la pensée, on reconnaît l’héritage néfaste de Kant qui accordait la priorité au sujet pensant, au point d’oblitérer la portée objective de la connaissance ; renversement que Kant assimilait métaphoriquement à la révolution copernicienne. C’est bien cette révolution épistémologique kantienne qui était, plus qu’aucune autre, une révolution anthropocentriste établissant l’homme comme « mesure de toutes choses », selon l’expression de Protagoras. Au temps de Descartes, Bossuet dénonçait déjà cette imposture :« Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient, et non parce qu’on a vu qu’elles sont en effet. »
Abbé Frédéric Weil