L’OBSCURANTISME DU MOYEN ÂGE : UNE MANIPULATION, ENTRE LE MYTHE ET LE PRÉTEXTE.
Publié dans le N°671 de la publication papier du Courrier de Rome
L’exemple de la Terre plate
1.De toutes les époques de notre passé, le Moyen Âge est celle qu’il est le plus malaisé de cerner avec précision, ne serait-ce que d’un point de vie chronologique. C’est aussi celle qui a été le plus malmenée, et dont la réalité a été davantage déformée par les idées reçues, les contre vérités, les omissions ou les caricatures. A côté de quelques poncifs évidemment grotesques et dénués de tout fondement - mais qui n’en continuent pas moins de nourrir l’imaginaire collectif (comme le droit de cuissage) - il reste encore bien d’autres idées fixes, dont les fondements ne sont pas davantage avérés, et qui le sont parfois même encore moins, mais qui trouvent le moyen d’une caution pseudo scientifique, par médias interposés. Ainsi en va-t-il d’une supposée ignorance du MoyenÂge, entretenue par l’Eglise au détriment du progrès scientifique.
Une diabolisation dûment combattue
2. Les études les plus convaincantes ont pourtant très tôt fourni tous les éléments nécessaires pour dissiper ces vues diabolisantes. Dès le début du siècle écoulé, en effet, Jean Guiraud , ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et ancien pensionnaire de l’Ecole Française de Rome, apporta une contribution décisive aux études historiques, et il le fit tout autant en authentique savant qu’en fidèle catholique, soucieux de montrer l’Eglise sous son vrai jour, dans une optique qui devait s’avérer, par là même, éminemment apologétique. Rédacteur en chef du journal La Croix de 1917 à 1939, il se spécialisa dans l’histoire de l’Eglise, et surtout pour la période médiévale. Il fut d’abord soucieux d’érudition et d’exactitude, comme en témoigne, au début de sa carrière, la publication critique en 425 pages des registres du bienheureux Pape Grégoire X (1892-1898) et celledes registres du Pape Urbain IV (1901-1906). Jean Guiraud s’est fait surtout connaître du grand public catholique par son Histoire partiale, histoire vraie, publiée en 4 tomes, chez Beauchesne, entre 1911 et 1917, ouvrage sans cesse réédité et augmenté (jusqu’à 40 fois) et dont les deux premiers tomes concernent la période allant des origines à la Renaissance. Mais ce ne fut pas la seule étude qu’il consacra à l’histoire de l’Eglise au Moyen-Âge. Nous lui devons aussi une biographie de saint Dominique, parue aux éditions Lecoffre en 1899, et surtout différentes études sur la répression de l’hérésie durant la période médiévale, qui devaient le conduire à la publication de sa monumentale Histoire de l’Inquisition au Moyen-Âge, en 2 volumes chez Picard (1935-1938). C’est à lui que nous devons l’article « Inquisition » du Dictionnaire d’Apologétique de la Foi Catholique, dans le tome II, paru en 1911 aux éditions Beauchesne (aux colonnes 823-890), article qui représente la synthèse achevée de l’étude monumentale, et dont les jugements si justes et si profonds, inspirés par un état d’esprit vraiment catholique, ne devaient malheureusement plus se retrouver dans l’article(exécrable) du Père Vacandard, paru en 1927 dans le tome VII (deuxième partie) du Dictionnaire de théologie catholique (aux colonnes 2016-2068).
3. Jean Guiraud est mort en 1953, mais il a fait école. Et aujourd’hui encore, nombre d’historiens, issus du monde universitaire etdont la compétence est universellement reconnue, travaillent à rétablir la vérité, loin de tous les clichés, aussi invraisemblables les uns que les autres. On songe aux livres de Régine Pernoud, dont le fameux Lumières du Moyen Âge, ou à celui de Jacques Heers, Le Moyen Âge, une imposture. Tout récemment, en 2017, Nicolas Weill-Parot et Véronique Sales ont réuni sous le titre collectif Le Vrai visage du Moyen Âge : au-delà des idées reçues vingt-cinq études confiées à d’éminents spécialistes de la période médiévale , dont l’autorité scientifiqueest actuellement à la racine du bon renom que garde encore l’Université française, entre autres : Philippe Contamine, le grand spécialiste de l’histoire de la guerre et de la noblesse au Moyen-Âge, Colette Beaune, spécialiste de Jeanne d’Arc et de l’idée de Nation au Moyen Âge, Alain Boureau, spécialiste de la Légende dorée de Jacques de Voragine, qui a définitivement prouvé l’inanité du mythe du droit de cuissage et de celui d’une supposée Papesse Jeanne, André Vauchez, spécialiste de l’histoire de la sainteté et de la canonisation au Moyen-Âge, Jacques Verger, spécialiste de l’histoire des universités et de l’enseignement au Moyen-Âge, Danielle Jacquart, spécialiste de l’histoire de la médecine au Moyen-Âge. Tous sont là pour pulvériser cette caricature infamante d’un Moyen-Âge obscurantiste et totalitaire.
4. Et voici qu’au cours de l’année écoulée 2023, Martin Aurell , éminent spécialiste lui aussi, vient de publier, aux éditions Jean-Claude Lattès, Dix idées reçues sur le Moyen-Âge, étude synthétique de quelques deux-cents pages, où justice est faite des principaux poncifs caricaturaux qui se rencontrent malheureusement encore trop souvent dans les manuels scolaires et les émissions télévisées à vocation culturelle : le Moyen Âge rabaisse les femmes ; il rejette l’autre ; il est inculte ; il aime la violence et le sang ; il n’a rien inventé ; il opprime et asservit ; il promeut des croisades xénophobes ; il est sombre et austère ; il est ignorant ; il encourage le fanatisme.
5. La véritable connaissance historique fait rapidement litière de tout cela, bien sûr ; mais les préjugés sont tenaces. Et ils le sont d’autant plus que cette diabolisation du Moyen Âge sert elle-même de relais à une autre diabolisation, celle de l’Eglise catholique. Et cette diabolisation-là n’est pas près de s’avouer vaincue.
Derrière le Moyen Âge, l’Eglise.
6. En effet, si l’on y regarde d’un peu près, on s’aperçoit que, sur tous les points incriminés, c’est l’influence de l’Eglise qui est battue en brèche. Et l’un des principaux aspects de ce dénigrement est celui où l’on voudrait refuser à cette influence le bénéfice d’une intelligence en pleine possession de tous ses moyens, non seulement sur le plan d’une réflexion théologique, dont témoignent tous les efforts spéculatifs de la scolastique, mais encore sur le plan de la réflexion d’un savoir naturel, d’un savoir scientifique, vis-à-vis duquel les autorités de l’Eglise auraient entretenu une méfiance systématique. L’obscurantisme supposé du Moyen Âge est en réalité une entreprise méthodique de diffamation, visant à faire passer le catholicisme pour ce qu’il n’est pas : une religion infantilisante, une religion de fanatisme aveugle ou du moins une religion de pure croyance, tout au plus de pure réflexion abstraite, sans aucune ouverture vis-à-vis des investigations de la science. Et le héros martyr victime de cet obscurantisme, c’est évidemment Galilée, Galilée qui est en même temps, à la croisée des chemins entre le Moyen Âge et l’époque moderne, le libérateur des intelligences et le pionnier de la Science avec un grand « S ». A tel point que, pour présenter toutes les garanties requises à la crédibilité scientifique, il faudrait désormais se proclamer sinon athée du moins affranchi des dogmes que prêche l’Eglise catholique.
Un bon exemple de dédiabolisation
7. Les lecteurs du Courrier de Rome n’en apprécieront que davantage cette réflexion véridique d’une des représentantes les plus en vue aujourd’hui de la corporation universitaire : « « Il est évident que les croyances religieuses d’un scientifique, pas plus que son athéisme, ne sont garantes de la valeur scientifique de ses recherches. Nous essaierons de démontrer que ce sont les constructions idéologiques à l’œuvre dans la réécriture de l’histoire des sciences dont il faut se méfier » .L’auteur de ce constat, Violaine Giacomotto-Charra, née en 1970, est docteur ès lettres et professeur de littérature et langue françaises de la Renaissance à l'Université Bordeaux Montaigne, où elle dirige le Centre de Recherches sur Montaigne et son temps. Nous lui devons une étude de référence sur l’un des thèmes les plus récurrents de cette légende noire d’un Moyen Âge obscurantiste : l’idée selon laquelle pendant plus d’un millénaire, on aurait cru que la terre était plate, croyance entretenue par les préventions de la hiérarchie catholique. Et ici, le héros martyr, car il en est, ce serait Christophe Colomb. Violaine Giacomotto-Charra n’a pas travaillé toute seule et son livre est le fruit d’une longue et précise investigation menée en collaboration étroite avec une autre universitaire, spécialiste des sciences, Sylvie Nony, professeur agrégée de Sciences Physiques, docteur en Histoire et Philosophie des sciences, en poste au CNRS, dans le Laboratoire SPHere, UMR 7219, créé au 1erjanvier 2009. Le livre cosigné par nos deux spécialistes est sous titré : « Généalogie d’une idée fausse », car c’est bien cela dont il s’agit : non seulement d’un mythe dénué de tout fondement, mais plus encore d’une manipulation. « Non seulement l’idée que le Moyen Âge croyait que la terre était plate est historiquement fausse, mais elle relève d’une manipulation de l’histoire des sciences, et surtout des consciences, et participe d’une vision pauvrement linéaire et téléologique du développement des civilisations, issue du positivisme et de l’idée de progrès défendue depuis le XVIIIe et surtout le XIXe siècle. Elle demeure pourtant majoritaire dans l’opinion, et c’est de ce constat, fait quasi quotidiennement dans notre vie d’enseignantes et de chercheuses en histoire des sciences, qu’est venue l’idée de ce livre » .
8. La première partie du livre, intitulée « Construction et diffusion d’une science de la sphère » prouve que la sphéricité de la terre a été reconnue et admise très tôt, tant par les astronomes mathématiciens que par les philosophes et les explorateurs. Non seulement Platon mais encore Aristote, dans son Traité du ciel, s’en est fait le principal défenseur, et cela est de la plus haute importance, puisque c’est l’autorité de ce philosophe grec qui s’imposera en Occident à partir du treizième siècle. De la sorte, l’apport des développements de la science arabe, à partir du huitième siècle, ne fera que confirmer une idée déjà très largement acquise.
9. Cette première partie du livre a le mérite de mettre en évidence l’origine lointaine de l’idée fausse qui sera propagée à partir de l’époque moderne : « L’idée d’un oubli de la sphéricité imputable au christianisme est souvent appuyée par ses défenseurs sur une citation de Lactance, un rhéteur du IIIe- IVe siècle (+ 325). Ce texte conteste en effet violemment l’existence des antipodes et donc la sphéricité de la Terre. Il est extrait de ses Institutions divines et fut souvent cité, à partir de la fin du XVIIIe siècle, comme emblématique de la pensée diffusée par l’Eglise. […] Mais Lactance n’est ni un philosophe, ni un savant, et il n’a pas de légitimité à enseigner la cosmologie. De fait, sa prise de position contre les antipodes – dont l’argumentation est tout à fait inepte, même pour l’époque – est restée isolée au sein de l’Eglise romaine. […] A la renaissance, son œuvre fut une des plus fréquemment imprimées et l’élégance de sa prose lui valut le surnom de Cicéron chrétien par Pic de La Mirandole, mais cela ne lui donne pas plus qu’à Homère de légitimité scientifique aux yeux des lecteurs. Ce sont, nous le verrons, les auteurs des XVIIIe et XIXe siècles qui ont, à la suite de Voltaire, érigé la prose de Lactance en emblème de la littérature patristique. Ils y ont associé par amalgame les écrits des autres Pères de l’Eglise, supposés prêcher la forme plate de la Terre » . En Occident, Lactance est donc le seul à avoir contesté la sphéricité. En Orient, saint Jean Chrysostome semble bien l’avoir contestée, lui aussi, mais sa démarche prend place, dans sa quatorzième homélie, qui porte sur l’Epître de saint Paul aux Hébreux. Il y développe une lecture littéraliste, où est décrit le tabernacle de l’Ancien Testament : la partie inférieure de cet édifice, censée représenter symboliquement la Terre, ne pouvait avoir de forme sphérique. De là à prêter à saint Jean Chrysostome des prétentions astronomiques, il y a quand même loin. Le véritable partisan d’une platitude scientifiquement établie est plutôt, en Orient, Cosmas Indicopleustès, le « voyageur des Indes », de son vrai nom Constantin d’Antioche, grec syrien du VIe siècle, qui composa entre 547 et 549 une description du monde en douze livres intitulée Topographie chrétienne, et où il rejette la sphéricité de la Terre, héritée des Grecs et incompatible selon lui avec l’enseignement de la Bible.
10. Lactance et Cosmas sont des isolés. « Il n’était nul besoin d’attendre Colomb ou Copernic, et encore moins Galilée, pour " découvrir " que la Terre était ronde, puisque toutes les traditions convergeaient » . Cette sphéricité ne fait aucune difficulté durant tout le cours du Moyen Âge, et, entre autres, la cartographie l’atteste suffisamment. « Il faut donc être attentif à plusieurs points : la révolution astronomique du XVIe siècle ne peut ni se lire sur le mode " un savant seul contre tous " ni sur le mode " la science contre l’Eglise " – mythe construit par l’histoire positiviste, sur la base des procès faits à Galilée – et encore moins sur le mode providentiel du grand homme et du savant-génial-qui-découvrit-la-modernité. En outre, il ne faut pas confondre le retour aux sources grecques restituées dans leur intégrité et la redécouverte des théories. […] Au-delà du mythe de la Terre plate, il est très frappant pour les enseignantes que nous sommes de découvrir que des étudiants de lettres ou de philosophie de niveau licence semblent tomber des nues lorsqu’on leur explique que tout l’enseignement médiéval repose sur le commentaire des œuvres d’Aristote et que les textes de Pline ou d’Ovide ont été des best-sellers, si l’on ose dire, du Moyen Âge » .
11. La légende noire s’effondre sous les coups redoublés de l’érudition la plus scientifique. « Contrairement à la légende, l’Eglise encourage le mouvement scientifique, du moins dans une certaine mesure et durant un certain temps. Les rapports entre philosophie et religion sont éminemment complexes, et la crispation réelle vient plus tard, au XVIIe siècle. Les savants, d’abord, ne considèrent pas la curiosité scientifique comme incompatible avec la foi, et il suffit par ailleurs de regarder le nombre d’ouvrages de science dédiés à des hommes d’Eglise et permis par leur mécénat, pour mesurer à quel point l’idée d’une Eglise contre la science est fausse. Laurent Pinon , qui a très précisément étudié la production des livres scientifiques à Rome entre 1527 et 1650, a bien montré que le mécénat pontifical et ecclésiastique était majoritaire et que, même s’il convient de mesurer avec finesse la complexité de ses enjeux, " force est de constater que nous sommes bien loin ici de l’opposition caricaturale que l’on a parfois dressée entre science et église " » . Dans le volume de l’Histoire générale des sciences de René Taton consacré à la science moderne, Alexandre Koyré rappelle que l’un des membres de la curie romaine, le cardinal archevêque de Capoue, Nicolas Schönberg, invita Copernic à publier ses découvertes et lui demanda de faire exécuter, à ses frais, une copie de son travail. Sans doute serait-ce une grande naïveté que de minimiser les problèmes théologiques et les oppositions qu’a pu susciter la nouvelle explication scientifique de l’Univers. Mais « ici encore, il convient de partir du postulat de l’intelligence des intellectuels de l’époque, hommes d’Eglise compris, plutôt que de leur supposée bêtise doublée d’une ignorance au mieux poussiéreuse : dans une société profondément chrétienne, catholique comme réformée, comment ne pas comprendre que le décentrement de la Terre, l’hypothèse d’autres mondes ou d’un Univers infini, la découverte même de peuples américains dont on se demande du coup quelle est leur place dans l’histoire chrétienne (sont-ils bien enfants d’Adam, ont-ils connu la Révélation ?) puissent susciter des discussions et des oppositions ? Comme dans tous les milieux, il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier : certains ecclésiastiques du XVIe comme du XVIIe siècles sont remarquablement curieux et cultivés, quand d’autres apparaissent plus bornés, voire totalement fermés à tout développement scientifique et parfaitement obtus. […] C’est d’ailleurs, dans l’Europe moderne, et pas dans celle du Moyen Âge, que l’on brûle " sorciers " et surtout " sorcières". Ce n’est pas une Eglise de type médiéval qui a condamné Galiée et les thèses coperniciennes, mais précisément l’Eglise du début du XVIIe siècle, celle de l’âge de Descartes, utilisant une nouvelle vision littéraliste des Ecritures. Cela permet au moins d’interroger le terrible qualificatif " moyenâgeux " dont on continue parfois, hélas, d’assortir le mot " obscurantisme " » .
12. Nous avons tenu à maintenir en son entier cette réflexion de nos deux auteurs ; car elle nous montre que ce n’est pas l’Eglise en tant que telle, ni non plus le Moyen Âge en tant que tel, qui ont pu, à un moment ou à un autre, manquer de l’ouverture requise à l’égard du monde scientifique en général. Pour en revenir à la question plus particulière qui nous occupe - la diabolisation du Moyen Âge et de l’Eglise, sous le prétexte de la platitude de la Terre –sa solution ne devrait présenter aucune difficulté. « A l’époque de Galilée et de son procès, au début du XVIIe siècle, il y a bien longtemps que la sphéricité est un fait admis et transmis par toutes les autorités savantes, sans opposition de l’Eglise. Elle est bien installée dans la culture la plus large des lisants-écrivants et des cercles qui ont pu, par porosité, bénéficier de ce savoir. Associer Galilée et sa sphéricité, comme cela est encore fait couramment aujourd’hui, ne peut même pas être excusé en faisant de Galilée une sorte de révélateur qui aurait permis que soient divulguées des théories jusque là maintenues sous le boisseau. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail très complexe du procès de Galiée ; il continue de susciter d’importants travaux et son interprétation est loin d’être arrêtée. Nous souhaitons surtout souligner, comme le rappelait Francesco Beretta en 2005, qu’il n’est pas encore si facile " de poser les jalons d’une véritable historicisation de l’affaire Galilée. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, elle reste encore largement à produire, en raison de l’influence qu’exerce toujours le mythe du savant persécuté par l’Eglise, produit au XIXe siècle lors de la laïcisation des sociétés contemporaines " » .
13. « Entrer dans le détail très complexe du procès de Galiée » peut et doit se faire d’un point de vue historique, qui reste présupposé à tous les autres, puisque tout doit reposer sur des faits dûment établis. Mais l’attitude de l’Eglise lors du procès de Galilée, avec tout ce que cela implique non plus seulement d’un point de vue historique, ni même apologétique ou scientifique seulement, mais encore d’un point de vue théologique, principalement du point de vue de l’ecclésiologie, est tout aussi complexe, sinon plus, et mérite une analyse appropriée qui ne doit pas prendre place ici. Le lecteur pourra se reporter à ce qu’en disent Franzelin et Billot .
Aux origines de la diabolisation
14. La deuxième partie du livre de Mesdames Giacomotto-Charra et Nony étudie dans son chapitre I (« L’invention de la Terre plate ») les origines immédiates du mythe. Elles se situent chez l’érudit et pédagogue humaniste Johann Turmair (1477-1534), surnommé l’Hérodote bavarois, lorsque celui-ci mentionne dans ses Annales de Bavière un épisode qui mit aux prises le Pape saint Zacharie (741-752) avec le moine irlandais Virgile (+ 748). Celui-ci aurait émis la possibilité d’un « autre monde », sous la Terre, et ces propos, inquiétants aux yeux du Pape, auraient motivé l’intervention de saint Boniface. L’affaire n’eut pas de suite et Virgile devint évêque de Salzbourg. Cependant, l’érudit protestant Lancelot Voisin de La Popelinière (1541-1608) exhuma cet épisode dans son ouvrage de géographie, Les Trois mondes, dont la première édition date de 1582 . Faisant référence à Lactance, il attribue à saint Augustin et au Pape saint Zacharie, ainsi qu’aux théologiens et aux Père de l’Eglise, l’idée que la Terre n’était pas ronde mais plate. Il voudrait que Virgile eût été suspecté d’hérésie pour avoir soutenu la thèse honnie de la sphéricité. Quelques trois siècles plus tard, en 1837, l’abbé Migne, célèbre éditeur de la Patrologie qui porte son nom, dénonce cette supercherie : « Un auteur protestant a forgé toute une histoire et des écrivains français ont été assez mal avisés pour la répéter » . Dans l’intention de Migne, parmi ces « écrivains français » le principal est Michelet. L’affaire Virgile, dûment falsifiée par un bon disciple de Calvin, devait ainsi contribuer à donner ses lettres de noblesse à l’obscurantisme moyenâgeux. « Cette affaire devint l’emblème de l’opposition entre des thèses scientifiques et la parole d’une Eglise représentée par son premier prélat. Démontrer que celui-ci s’est déjà entêté dans l’erreur en refusant, au VIIIe siècle, que les antipodes soient habitables, permet de relativiser la vérité pontificale. Toute une tradition historiographique militante s’est ainsi fondée sur l’utilisation biaisée de sources existantes, sans en interroger la pertinence, pour étayer l’idée d’un obscurantisme continu et consubstantiel à l’Eglise, qui connut ensuite un succès tout particulier au XIXe siècle, pour des raisons politiques et religieuses faciles à comprendre, mais qui ne sont pas pour autant scientifiquement excusables » .
15. Le montage n’en continue pas moins, après La Popelinière. Voltaire est probablement l’un de ceux qui ont le plus nettement contribué à la célébrité de la citation de Lactance niant les antipodes et par là la sphéricité de la Terre. C’est ainsi une citation à charge qu’il produit dans l’article « Ciel matériel » de son Dictionnaire philosophique, en 1764. Une note ajoutée par Voltaire précise que le clergé de France a décidé « solennellement » de citer Lactance comme un Père de l’Eglise. Dans l’article suivant, « Ciel des anciens », le Patriarche de Ferney ajoute saint Augustin au dossier. Enfin, l’article « Figure ou forme de la Terre » constitue une sorte de vade mecum du mythe de la terre plate à l’usage des générations postérieures. Le tour est joué. « Voltaire installe donc de manière sérieuse (et durable) l’idée que les Pères de l’Eglise imposèrent à toute la chrétienté, astronomes compris, la doctrine d’une Terre plate et inaugure le raccourci que l’on retrouve au siècle suivant dans de nombreux textes » . De là la construction d’un mythe, appelé au XIXe puis au XXe siècle, et encore au XXIe, à dépasser les seules frontières françaises : le mythe du combat de la science et de l’Eglise.
La persévérance diabolique.
16. Ce combat a fait l’objet aux Etats-Unis d’une littérature abondante très largement diffusée, « malgré une qualité scientifique souvent médiocre » . Le point de départ en fut A History of the Life and Voyages of Christopher Columbus, publié en 1828 à Londres et aux Etats-Unis, et commis par l’historien et romancier américain Washington Irving (1783-1859). Le succès de l’ouvrage fut considérable et les rééditions se succédèrent. « Il cherche à construire un Colomb héros de la science empirique et aventurier audacieux, rationnel et homme de progrès, un Colomb trionphant à lui seul d’un Moyen Âge replié sur lui-même, à l’aide de déductions logiques appuyées sur la lecture d’écrits savants et d’observations venues des voyageurs » . Il faut ensuite compter parmi les best-sellers du mythe le livre – au titre parfaitement limpide – du méthodiste, professeur de chimie et de botanique, John William Draper (1811-1882), History of the Conflict between religion and Science, publié en 1874 et abondamment réédité et traduit sur le vieux continent. L’histoire de la forme de la Terre s’inscrirait selon lui dans un long combat rendu obligatoire par les natures respectives de la science et de la religion, absolument antagonistes. Draper présente la certitude de la sphéricité comme une manifestation naturelle de la raison et cite comme opposé à celle-ci l’ouvrage de Cosmas Indicopleustès, qui aurait été écrit pour réfuter l’opinion hérétique de la sphéricité de la Terre, sans essayer de savoir si ce texte eut un quelconque retentissement. « Comme dans l’affaire Virgile, on assiste ici au recours à un caractère hérétique tout à fait fantaisiste, mais sûrement très efficace » . Draper présente le voyage de Magellan comme le coup de grâce asséné sur la tête du Pape, grâce auquel les doctrines théologiques soutenant la platitude de la terre étaient renversées. « Ce texte, qui se donne l’apparence d’un essai, signé par un scientifique reconnu en son temps, et bénéficiant d’une position institutionnelle incontestable, constitue une étape supplémentaire de la construction du mythe de la Terre plate, faisant de cette croyance le symbole d’une arriération scientifique devenue plus strictement religieuse que médiévale. Ce pamphlet n’a d’autre intérêt que celui de nous permettre d’évaluer la violence de la controverse qui se déroulait outre-Atlantique en cette fin de siècle. Il eut un énorme retentissement et d’autres auteurs prêtèrent leur plume à cette bataille » .
17. En France, il revient au philologue et archéologue Jean-Antoine Letronne (1787-1848), professeur au Collège de France, d’accréditer la thèse de la Terre plate, et d’en garantir la scientificité, par la publication dans la prestigieuse Revue des deux mondes, en 1834, d’un article intitulé « Des opinions cosmographiques des Pères de l’Eglise rapprochées des doctrines philosophiques de la Grèce ». L’article se contente d’affirmer que la position de Lactance était celle de toute l’Eglise chrétienne occidentale. Letronne assure ainsi la survie de ces idées fausses déjà accréditées par Voltaire et les Lumières en les couvrant de l’autorité du Collège de France, ce qui, au début de son siècle, comme aujourd’hui encore, n’était pas rien.
18. Enfin, le chapitre II de la deuxième partie du livre de Mesdames Giacomotto-Charra et Nony (« Un mythe peut en cacher un autre ») étudie l’instrumentalisation de la personne de Christophe Colomb au service de l’élaboration du mythe. La figure de l’explorateur gênois suscita l’intérêt à l’approche du quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique, anniversaire qui devait avoir lieu en 1892. C’est dans ce contexte que le cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux, écrivit au Pape Pie IX pour le prier d’introduire la cause de béatification de Christophe Colomb. Et c’est encore dans ce même contexte, pour servir à l’introduction de la cause, que le comte Antoine Roselly de Lorgues (1805-1898) publia en 1856 une vie de son héros, Christophe Colomb, histoire de sa vie et de ses voyages, d’après les documents authentiques tirés d’Espagne et d’Italie, en deux volumes. Il s’agit de faire de la découverte du Nouveau Monde une entreprise directement inspirée par Dieu, et surtout de ne laisser Christophe Colomb ni aux protestants ni aux tenants de la laïcité. L’œuvre du navigateur est dans cette optique présentée comme une salutaire réparation et expiation, sur le plan scientifique, de l’obscurantisme de jadis. L’œuvre de Roselly est en réalité une réponse à une autre entreprise d’héroïsation colombienne, celle de Washington Irving. Mais pour arracher Colomb aux mains des ennemis de l’Eglise, Roselly est bien obligé de faire de lui un réformateur – et de concéder la légende noire d’une institution ecclésiastique attachée au mythe de la Terre plate.
19. Le mythe persiste en ce début de XXIe siècle, notamment grâce à Arte, et survit à toutes les rectifications autorisées, venant de la part de la science la plus authentique. Signe des temps : le Prix Nobel de la caricature - et de l’ignorance -mériterait d’être décerné à un ancien ministre de l’Education nationale, en France, le géochimiste et membre de l’Académie des sciences, Claude Allègre. Dans son ouvrage paru aux Editions du Seuil en 1997, Dieu face à la science, celui-ci affirme sans preuve qu’après la chute de l’Empire romain « l’Occident entre alors en récession du point de vue du savoir » et dénonce encore, et au nom de la laïcité, la thèse de la Terre plate, qu’il présente comme le symbole de l’incompatibilité de la religion et des croyants avec la science. « La diffusion de l’ouvrage d’Allègre, qui rassemble nombre de stéréotypes, affirmations péremptoires et postulats idéologiques de ce genre, a été tout sauf confidentielle. Il a été réédité de nombreuses fois, traduit en espagnol, en italien et en portugais. Il est aussi paru en édition de poche » .
Pourquoi ?
20. Le chapitre III de la deuxième partie du livre de Mesdames Giacomotto-Charra et Nony (« Comprendre le succès du mythe ») essaye de découvrir les motifs de cette légende noire. L’anticléricalisme croissant qui a accompagné l’expansion du protestantisme et la laïcisation du savoir ont joué le premier rôle. Mais l’on aurait tort de négliger, « en une ère où la lutte contre les fake news est devenue en quelques années un réel enjeu », ce fait indéniable que « une information répondant à une logique simpliste et manichéenne se répand bien plus facilement qu’une analyse plus subtile de la vie intellectuelle » .Et d’ajouter que « les biais cognitifs, la paresse intellectuelle, le besoin de repères simples, mais aussi, dans notre enseignement, une longue mémoire déformée, transmise, il faut bien l’avouer, par notre propre institution, l’Education nationale, sont probablement tous fautifs. Cette dernière porte cependant une très lourde responsabilité, car si les manuels d’histoire, dans leur majorité, ne parlent plus du mythe de la Terre plate, on peut aussi noter qu’aucun ne prend soin de le détruire quand le programme s’y prête » . Ceux qui parviennent à échapper à ce simplisme et à ce manichéisme se retrouvent loin d’un univers intellectuel sur lequel pèserait une chape de plomb religieuse et où les controverses scientifiques finiraient par des bûchers, bien loin du Moyen Âge tel qu’il est malheureusement caricaturé dans le film de Jean-Jacques Annaud réalisé à partir du roman d’Umberto Eco, Le Nom de la rose.
21. Tout le mérite du livre deViolaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony est là : mettre un terme, après bien d’autres, à cette légende noire, qui, par-delà le Moyen Âge, voudrait retirer à l’Eglise catholique ses motifs de crédibilité.
Abbé Jean-Michel Gleize