TRADITION OU HEMÉNEUTIQUE ?
Publié dans le N°670 de la publication papier du Courrier de Rome
« Benoît XVI décrit en effet la Tradition comme " le fleuve vivant dans lequel les origines sont toujours présentes"(Catéchèse, 26 avril 2006) » .
1.Le 11 octobre 2017, le Pape François adressait un discours aux participants à la rencontre organisée par le Conseil Pontifical pour la promotion de la Nouvelle Evangélisation. Ce discours survenait le jour du vingt-cinquième anniversaire de la Constitution apostolique Fideidepositum, par laquelle son prédécesseur, le Pape Jean-Paul II,avaitpromulgué le Nouveau Catéchisme de l’Eglise Catholique, en 1992, trente ans après l’ouverture du Concile Vatican II.
-I -
L’héritage de Vatican II
2. Reprenant les propres paroles prononcées par Jean XXIII dans son Discours d’ouverture du 11 octobre 1962, François pense pouvoir résumer la mission de l’Eglise à l’égard du dépôt de la foi par ces deux mots : « garder et poursuivre ». Jean XXIII disait en effet, en parlant de la Tradition de l’Eglise et de sa doctrine : « Ce précieuxtrésor nous ne devons pas seulement le garder comme si nous n'étionspréoccupés que du passé, mais nous devons nous mettre joyeusement, sans crainte, au travail qu'exige notre époque, en poursuivant la route sur laquelle l'Eglise marche depuis près de vingt siècles ». Glosant sur ce propos de son prédécesseur, François fait référence au fameux passage de la constitution Dei Verbum : «Cette Tradition progresse […] s’accroît, […] tend constamment vers la plénitude de la divine vérité, jusqu’à ce que soient accomplies en elle les paroles de Dieu » (n° 8).
-II -
Quelle relecture du Concile ?
3. Il est remarquable que le Pape présente ce passage comme décrivant ce qu’il appelle « la dynamique interne » à un processus que la constitution Dei Verbum décrit quelques lignes plus haut, dans le même n° 8 : « L’Égliseperpétue dans sa doctrine, sa vie et son culte et elle transmet à chaque génération, tout ce qu’elle est elle-même, tout ce qu’elle croit» Et François commente : « Les Pères du Concile ne pouvaient pas trouver une expression synthétique plus heureuse pour exprimer la nature et la mission de l’Eglise. Ce n’est pas seulement dans la "doctrine ", mais également dans la "vie " et le " culte " que les croyants peuvent devenir Peuple de Dieu ». Et c’est justement, dit-il, à partir de là, c’est-à-dire à partir de ce fait que la Tradition est « vie et culte », et pas seulement « doctrine », que cette même Tradition, assimilée par François à l’Eglise elle-même, « tend vers la plénitude de la vérité ». On le notera en effet : alors que le texte de Dei Verbumparle littéralement et précisément de « l’Eglise » pour dire qu’elle tend vers la plénitude de la vérité, le Pape François parle quant à lui de « la Tradition », donnant ainsi du texte de Vatican II une citation modifiée. En introduisant cette modification, le Pape entendrait-il déclarer, avec l’autorité de son magistère, le sens authentique de Dei Verbum ?Aurions-nous là un échantillon - un de plus - de la fameuse herméneutique, grâce à laquelle le nouveau « magistère » de Vatican II et de Benoît XVI se réinterprète sans cesse lui-même ? Et que veut dire le Pape ? Quelle définition entend-il donner au juste de la Tradition, dans la continuité renouvelée (au prix de la modification signalée) de Dei Verbum ?
4. Le Pape s’en explique dans la suite de son Discours. « La Tradition », dit-il, « est une réalité vivante et seule une vision partielle peut penser le " dépôt de la foi" comme quelque chose de statique ». Et de recourir, pour illustrer ce point, à l’une de ces expressions imagées dont il a le secret : « La Parole de Dieu ne peut êtreconservée dans la naphtaline comme s’il s’agissait d’une vieille couverture dont il faudrait éloigner les parasites ! Non. La Parole de Dieu est une réalité dynamique, toujours vivante, qui progresse et croît vers un accomplissement que les hommes ne peuvent entraver ». Mais aussitôt après, voici que le Pape ajoute la précision suivante : « Cette loi du progrès, selon l’heureuse formule de saint Vincent de Lérins- « annisconsolidetur, dilateturtempore, sublimeturaetate» (Commonitorium, XXIII, 9) - appartient à la condition particulière de la vérité révélée telle qu’elle est transmise par l’Eglise, et ne signifie absolument pas un changement de doctrine ».
5. Le Pape recourt ici à quatre expressions distinctes. Il parle en effet de la « Tradition », du « dépôt de la foi », de la « Parole de Dieu » et de la « doctrine ». A quelles réalités ces quatre expressions font-elles référence ? S’agit-il d’une seule et même réalité ou de plusieurs réalités distinctes ?
-III -
Tradition et Magistère avant Vatican II
6. D’après les explications héritées de la théologie traditionnelle , nous pouvons dire que la Parole de Dieu, la vérité révélée et le dépôt de la foi sont une seule et même réalité. Cette réalité ne peut pas changer dans sa signification. Tel est l’enseignement de la constitution Dei Filius du concile Vatican I : « La doctrine de foi que Dieu a révélée n'a pas été proposée comme une découverte philosophique à faire progresser par la réflexion de l'homme, mais comme un dépôt divin confié à l'Epouse du Christ pour qu'elle le garde fidèlement et le présente infailliblement. En conséquence, le sens des dogmes sacrés qui doit être conservé à perpétuité est celui que notre Mère la sainte l'Eglise a présenté une fois pour toutes et jamais il n'est loisible de s'en écarter sous le prétexte ou au nom d'une compréhension plus poussée » (DS 3020). Saint Vincent de Lérins, cité par cette constitution Dei Filius, dit en effet : « Que croissent et progressent largement et intensément […] l'intelligence, la science, la sagesse, mais exclusivement dans la même croyance, dans le même sens et dans la même pensée ».
7. La doctrine est la formulation de cette vérité révélée, telle que le Magistère la propose d’une manière toujours plus précise : la doctrine ne change pas dans la mesure où elle exprime toujours la même signification et elle change seulement dans sa formulation verbale, et dans la mesure où elle correspond à une expression plus précise.
8. Enfin, la Traditionpeut s’entendre en deux sens. Dans un premier sens, elle se dit par distinction d’avec la Révélation et désigne la transmission de la vérité déjà révélée telle qu’elle est accomplie par le Magistère de l’Eglise, avec l’assistance du Saint Esprit. Dans un deuxième sens, elle se dit par distinction d’avec la sainte Ecriture et l’une et l’autre sont précisément des sources, les deux sources de la Révélation. Cette expression de « sources » désigne les vérités objectives révélées par Dieu, telles qu’elles ont été communiquées à l’origine tantôt par le moyen des Livres saints de l’Ancien et du Nouveau Testament, tantôt par le moyen de la prédication orale du Christ et des apôtres enseignant sous la dictée du Saint Esprit. En ce deuxième sens, la Tradition désigne le mode selon lequel une partie des vérités révélées par Dieu a été communiquée aux hommes et ce mode de la Tradition se contre-distingue du mode de l’Ecriture.
-IV -
La Tradition dans la pensée de François
9. Qu’en est-il dans la pensée du Pape ? Reportons-nous, tout d’abord, au livre paru en 2017 et où François a voulu récapituler les grandes lignes de ses « rencontres » avec le sociologue français Dominique Wolton . Il y parle déjà de la Tradition et de l’éventuel « progrès » auquel celle-ci peut donner lieu. Il définitalors la Tradition comme un « mouvement ». La Tradition dit-il, c’est « la doctrine qui est en chemin, qui avance » . Il illustre aussitôt son propos avec l’exemple de la peine de mort, décrétée, dit-il, par les évêques au Moyen-âge et aujourd’hui considérée comme immorale par l’Eglise: « La tradition a-t-elle donc changé ? Non, mais la conscience évolue, la conscience morale évolue. […] Dans la tradition dynamique, l’essentiel demeure : ne change pas, mais grandit. Grandit dans l’explicitation et la compréhension. Ces trois phases de Vincent de Lérins sont très importantes. Comment grandit la tradition ? Elle grandit comme grandit une personne : par le dialogue, qui est comme l’allaitement pour l’enfant. Le dialogue avec le monde qui nous entoure. […] Le dialogue fait grandir et fait grandir la tradition. En dialoguant et en écoutant une autre opinion, je peux, comme dans le cas de la peine de mort, de l’esclavage, changer mon point de vue. Sans changer la doctrine. La doctrine a grandi avec la compréhension. Ça, c’est la base de la tradition » .
10. Il y a donc, dans la pensée du Pape, une différence entre la « tradition » et la « doctrine ». La doctrine ne change pas alors que la tradition grandit lorsque la conscience évolue, et cette croissance se fait grâce au dialogue. Quelle est cette « doctrine » qui ne change pas ? Quelle est cette « tradition » (avec un petit « t » minuscule) que nous voyons si vantée par le Saint Père et qui grandit ? Est-ce vraiment là la sainte Tradition (avec un « T » majuscule) assistée par l’Esprit de Notre Seigneur, pour transmettre à l’Eglise le dépôt de la foi ?
La Tradition est l’acte collectif du Peuple de Dieu
11. Dans un Discours de 2013 à la Commission biblique pontificale, le Pape parle de la Tradition dans son rapport aux Ecritures. « L’exégète », dit-il, « doit être attentif à percevoir la Parole de Dieu présente dans les textes bibliques en l’inscrivant à l’intérieur de la foi de l’Église elle-même. L’interprétation des Saintes Écritures ne peut être seulement un travail scientifique individuel, mais doit être toujours confronté, inscrit et authentifié par la tradition vivante de l’Église ». Et surtout, il ajoute : « Cette norme est décisive pour préciser le rapport correct et réciproque entre l’exégèse et le Magistère de l’Église ». Ce qui suppose une distinction entre : 1° les Ecritures ; 2° la « tradition vivante de l’Eglise » au sens où il l’entend ; 3° le Magistère de l’Eglise. La suite de son propos confirme d’ailleurs cette supposition : « Les textes inspirés par Dieu ont été confiés à la communauté des croyants, à l’Église du Christ, pour alimenter la foi et guider la vie de charité. Le respect de cette nature profonde des Écritures conditionne la validité et l’efficacité mêmes de l’herméneutique biblique ». L’interprétation (ou « l’herméneutique ») des textes bibliques doit donc respecter ce fait que « les textes inspirés par Dieu ont été confiés à la communauté des croyants », qui en est donc non seulement le destinataire mais aussi le dépositaire initial. Le Pape tire de ce fait la conclusion qui en découle alors nécessairement : « Cela comporte l’insuffisance de toute interprétation subjective ou simplement limitée à une analyse incapable d’accueillir en soi ce sens global qui, au cours des siècles, a constitué la Tradition de tout le peuple de Dieu, qui "in credendo falli nequit " (Concile œcuménique Vatican II, Constitution dogmatiqueLumen gentium, n° 12) » . La « tradition » doit donc se définir pour le Pape comme l’acte de tout le Peuple de Dieu qui donne son sens global aux textes inspirés.
12. Dans une pareille logique, 1° les Ecritures sont la Parole de Dieu telle que présente dans les textes bibliques ; 2° la « Tradition » est la vie collective du Peuple de Dieu, avec toutes les intuitions qu’elle recèle, et qui découvre sans cesse dans la foi le sens global de cette Parole, au-delà de la lettre des textes ; 3° la « doctrine » est la conceptualisation de ces intuitions collectives et leur expression verbale.
13. Cette logique est d’ailleurs clairement exprimée deux ans plus tard, en 2015, dans un message-vidéo que le Pape a adressé Congrès international de théologie de l’Université pontificale catholique argentine. François dit en effet ici que « nos formulations de foi sont l’expression d’une vie vécue et exprimée ecclésialement ». Il y a là une inversion et elle est extrêmement grave. Car les formulations de foi sont en réalité l’expression conceptuelle et verbale, plus précise et plus explicite, des vérités révélées par Dieu ; le Magistère institué par le Christ et assisté par le Saint Esprit doit les mettre au point et les proposer à l’adhésion des fidèles ; et ceux-ci mènent, dans l’Eglise, une vie sainte, dans la mesure où ils se conforment dans leur agir à ces vérités révélées par Dieu et proposées à leur adhésion par ces formulations du Magistère. C’est donc, si l’on veut, la vie vécue ecclésialement qui est l’expression ou la traduction concrète, c’est-à-dire la mise en pratique, des formulations de foi. A l’inverse de cela, pour François, les formulations de foi sont l’expression de la vie du Peuple de Dieu, ce qui suppose que c’est cette vie qui représente comme telle non seulement la tradition vivante de l’Eglise, au sens de la transmission de ce qui a déjà été révélé, mais aussi une source de la Révélation, au sens d’un mode de révéler la vérité. La Révélation s’identifie alors avec l’expérience ou la conscience commune du Peuple de Dieu. Elle s’identifie aussi avec la tradition qui communique cette vérité révélée. Révélation et Tradition sont un seul et même acte, l’acte collectif et ecclésial du Peuple de Dieu, car – François l’avait bien dit à Dominique Wolton - la Tradition est mouvement, au sens d’une Révélation incessante. Et les formulations de la foi en sont l’expression directe. Le Pape précise d’ailleurs que ces formulations procèdent de ce vécu ecclésial dans le cadre du dialogue avec le monde : « Nos formulations de foi », dit-il, « sont nées du dialogue, dans la rencontre, dans la confrontation, dans le contact avec les différentes cultures, communautés, nations, situations qui requéraient une plus grande réflexion face à ce qui n’a pas été expliqué avant ». Et d’ajouter : « Ne l’oublions pas, l’Esprit Saint chez le Peuple qui prie est le sujet de la théologie ». Le sujet de la théologie, c’est-à-dire la source de sa réflexion. Et c’est pourquoi, dit-il encore, « le théologien est en premier lieu un enfant de son peuple. […] Il est l’homme qui apprend à valoriser ce qu’il a reçu, comme signe de la présence de Dieu, car il sait que la foi ne lui appartient pas. Il l’a reçue gratuitement de la Tradition de l’Église, grâce au témoignage, à la catéchèse et à la générosité de beaucoup de personnes. Cela le conduit à reconnaître que le Peuple croyant dans lequel il est né a une signification théologique qu’il ne peut ignorer. Il sait qu’il est greffé dans une conscience ecclésiale et s’immerge dans ces eaux ». Et le Pape termine son message en concluant que, forts de cette idée de la tradition, « nous nous insérerons toujours plus dans ce Peuple croyant qui prophétise, un Peuple croyant qui annonce la beauté de l’Evangile ».
14. Mais qu’advient-il alors du Magistère et quel est son rôle, sinon de maintenir cette vie du Peuple croyant dans sa cohésion en lui donnant l’expression appropriée de ce qu’il vit ecclésialement, à travers les formulations de la foi ? Le « Magistère » doit donc se définir comme la fonction ministérielle qui a pour tâche de mettre au point ces formulations et de redonner avec elles au Peuple de Dieu l’expression conceptuelle et verbale, garante de son unité. Il suffit alors de relire l’Encyclique Pascendi de saint Pie X pour vérifier sans trop de peine qu’avec cette idée que François se fait de la Tradition et du Magistère nous sommes en plein modernisme. Le décret Lamentabili ne condamne-t-il pas, en effet, la proposition suivante (n° 6), qui refléte exactement la pensée du Pape actuel ? « Dans la définition des vérités, l'Eglise enseignée et l'Eglise enseignante collaborent de telle façon qu'il ne reste à l'Eglise enseignante qu'à sanctionner les conceptions communes de l'Eglise enseignée » (DS 3406).
15. D’autres extraits de la prédication du Pape viennent à l’appui pour confirmer la nature moderniste de cette idée de la Tradition.
La Tradition est l’acte de la vie du Peuple de Dieu
16. Dans un Discours adressé à des luthériens quatre ans plus tard, le Pape donne de la Tradition cette autre définition qui rejoint la précédente et la précise encore : « La tradition renvoie au verbe latin tradere, qui signifie consigner. En effet, la tradition n’est pas quelque chose que nous devons nous approprier pour nous distinguer, mais une consigne qui nous a été confiée pour nous enrichir les uns les autres. Nous sommes toujours appelés à revenir à la consigne originelle, dont jaillit le fleuve de la Tradition: c’est le côté transpercé du Christ sur la croix. C’est là qu’il s’est donné entièrement à nous, en nous remettant également son Esprit (cf. Jn, XIX, 30 et 34). C’est de là qu’a jailli notre vie de croyants, c’est là que se trouve notre régénération éternelle. C’est là que nous trouvons la force de porter les poids et les croix les uns des autres. Précédés et soutenus par tous ceux qui ont donné leur vie par amour du Seigneur et de leurs frères, nous sommes appelés à ne jamais nous lasser sur le chemin » . L’idée centrale de cette définition, pour le moins étrange, est suggérée à travers une image : celle d’une consigne à partir de laquelle la Tradition jaillit comme un fleuve, consigne qui est le côté transpercé du Christ : de ce côté transpercé du Christ jaillit précisément (sommes-nous toujours sur le plan d’une métaphore ?) « notre vie de croyants ». La Tradition serait-elle une vie ?Elle apparaît bien ici, dans la pensée de François, comme la vie collective du Peuple de Dieu, jaillie du Christ sous la motion de l’Esprit Saint, la vie de la communauté des croyants, qui donne tout son sens global aux textes inspirés de l’Ecriture à travers une expérience sans cesse renouvelée.
La Tradition est le dynamisme de la libertédu Peuple de Dieu
17. Encore deux ans plus tard, dans une Catéchèse dispensée au cours d’une audience générale, le Pape précise sa pensée – décidément bien diffuse- en d’autres termes. « Pensez », dit-il, « à la manière dont nous sommes appelés à proclamer l'Évangile en ce moment historique de grands changements culturels, où une technologie toujours plus avancée semble avoir la suprématie. Si nous prétendions parler de la foi comme nous le faisions dans les sièclespassés, nous risquerions de ne plus être compris par les nouvelles générations » . Voilà qui rejoint le propos initial de Jean XXIII, dans son Discours d’ouverture lors du concile Vatican II, le 12 octobre 1962 : « Il est nécessaire » disait-il, « que cette doctrine, certaine et immuable, à laquelle il faut donner un assentiment fidèle, soit approfondie et exposée comme l’exige notre époque – [earationepervestigetur et exponatur, quamtempora postulant nostra]. Car une chose est le dépôt de la Foi, c'est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, une autre est la manière de les proclamer, mais toujours dans le même sens et la même signification ». Le propos de François – censé donner l’interprétation authentique de son prédécesseur – est que l’expression nouvelle de la même doctrine est commandée par la liberté de la foi : « La liberté de la foi chrétienne – la liberté chrétienne - n'indique pas une vision statique de la vie et de la culture, mais une vision dynamique, une vision dynamique aussi de la tradition. La tradition croît mais toujours avec la même nature. Nous ne prétendons donc pas être en possession de la liberté. Nous avons reçu un don que nous devons garder. Il s'agit plutôt d'une liberté qui demande à chacun d'entre nous d'être constamment en marche, orienté vers sa plénitude. C'est la condition des pèlerins ; c'est l'état des voyageurs, dans un exode continu : libérés de l'esclavage pour marcher vers la plénitude de la liberté. Et c'est le grand don que nous a fait Jésus-Christ. Le Seigneur nous a libérés de l'esclavage gratuitement et nous a mis sur le chemin pour marcher en toute liberté » . Nous retrouvons ici toujours la même idée : la « Tradition », au sens où le Pape l’entend, est l’expression d’une vie, qui implique un dynamisme. Cette vie est le don de l’Esprit, lequel pousse le croyant à cheminer comme un pèlerin vers la plénitude, en devenant toujours plus libre d’avancer. Et ce propos rejoint celui du Discours précédent, adressé deux ans plus tôt aux luthériens, où il est question de la « consigne », d’où jaillit, comme à partir du côté transpercé du Christ, une exigence de vie. La précision apportée par cette Catéchèse, deux ans plus tard, est que cette exigence est celle d’une liberté. La Tradition est alors la vie collective du Peuple des croyants qui devient toujours plus libre dans son pèlerinage terrestre. Et c’est le dynamisme de cette liberté qui doit parler au monde d’aujourd’hui. Et pour qu’il puisse lui parler, il est nécessaire de ne plus « proclamer l’Evangile comme nous le faisions dans les siècles passés », mais bien plutôt d’exposer et d’approfondir la doctrine qui traduit ce dynamisme « comme l’exige notre époque ». C’est pourquoi, le nouveau Magistère de Vatican II s’est efforcé de mettre au point des formulations de la foi renouvelées, « suivant les modes de recherche et de formulation littéraire de la pensée moderne » .De Jean XXIII à François, tout se tient.
- V -
Dans la continuité de Benoît XVI
18. Et cela se tient aussi en passant par Benoît XVI. Dans un message-vidéo adressé en 2015 au Congrès international de théologie de l’Université pontificale catholique argentine, le Pape François donne une référence explicite à l’enseignement de son prédécesseur : « Il y a une image proposée par Benoît XVI qui me plaît beaucoup. Se référant à la tradition de l’Église, il affirme qu’elle "n’est pas une transmission de choses ou de paroles, une collection de choses mortes. La Tradition est le fleuve vivant qui nous relie aux origines, le fleuve vivant dans lequel les origines sont toujours présentes" (Audience générale, 26 avril 2006) . Ce fleuve irrigue différentes terres, alimente différentesgéographies, en faisant germer le meilleur de cette terre, le meilleur de cette culture. De cette manière, l’Evangile continue à s’incarner dans tous les lieux du monde, de manière toujours nouvelle (cf. Evangeliigaudium, n° 115) ». Cette catéchèse de Benoît, à laquelle François fait ici référence, doit garder toute son importance. En effet, le prédécesseur du Pape actuel y donne une définition de la Tradition que rejoint exactement celle donnée par son successeur, en lui donnant un éclairage impressionnant.
19. Dans la cinquième allocution donnée lors de l’Audience du 26 avril , Benoît XVI s’exprime ainsi : « Grâce au Paraclet, l'expérience du Ressuscité, faite par la communauté apostolique aux origines de l'Eglise, pourra toujours être vécue par les générations successives, dans la mesure où elle est transmise et actualisée dans la foi, dans le culte et dans la communion du Peuple de Dieu, pèlerin dans le temps. […] C'est dans cette transmission des biens du salut, qui fait de la communauté chrétienne l'actualisation permanente, dans la force de l'Esprit, de la communion originelle, que consiste la Tradition apostolique de l'Eglise ». La Tradition n’est donc pas d’abord la transmission des dogmes, l’enseignement perpétuel des vérités divinement révélées ni l’administration des sacrements et la célébration du culte. C’est cette transmission mais en tant qu’elle prolonge l’expérience communautaire des origines : moyennant cette transmission, la communion d’aujourd’hui continue la communion d’hier.
20. Un peu plus loin, Benoît XVI donne une deuxième définition qui exprime encore la même idée : « Cette actualisation permanente de la présence active de Jésus Seigneur dans son peuple, opérée par l'Esprit Saint et exprimée dans l'Eglise à travers le ministère apostolique et la communion fraternelle, est ce que l'on entend au sens théologique avec le terme Tradition » . La Tradition est donc la continuité d’une présence active, celle de Jésus qui vit dans son Peuple, elle est accomplie par l’Esprit-Saint et signifiée grâce au service du ministère apostolique. Le Pape insiste : la tradition , ajoute-t-il, « n'est pas la simple transmission matérielle de ce qui fut donné au début aux Apôtres, mais la présence efficace du Seigneur Jésus, crucifié et ressuscité, qui accompagne et guide dans l'Esprit la communauté qu'il a rassemblée » .
21. Vient encore une troisième définition : « La Tradition est la communion des fidèles autour des pasteurs légitimes au cours de l'histoire, une communion que l'Esprit Saint alimente en assurant la liaison entre l'expérience de la foi apostolique, vécue dans la communauté originelle des disciples, et l'expérience actuelle du Christ dans son Eglise » . Et enfin, quatrième et dernière définition, celle à laquelle François fait référence : « La Tradition n'est pas une transmission de choses ou de paroles, une collection de choses mortes. La Tradition est le fleuve vivant qui nous relie aux origines, le fleuve vivant dans lequel les origines sont toujours présentes. Le grand fleuve qui nous conduit aux portes de l'éternité .
22. Dans la sixième allocution donnée lors de l’Audience du 3 mai , Benoît XVI récapitule ainsi son propos : « la Tradition apostolique n'est pas une collection de choses, de mots, comme une boîte remplie de choses mortes ; la Tradition est le fleuve de la vie nouvelle qui vient des origines, du Christ jusqu'à nous, et qui nous fait participer à l'histoire de Dieu avec l'humanité ». Et il ajoute un peu plus loin : « La Tradition est donc l'histoire de l'Esprit qui agit dans l'histoire de l'Eglise à travers la médiation des Apôtres et de leurs successeurs, en continuité fidèle avec l'expérience des origines » .
23. D’après cette catéchèse de Benoît XVI, comme d’après l’enseignement de François, l’Eglise, Peuple de croyants, est à l’origine une communauté rassemblée par le Christ, à laquelle tous les hommes sont appe¬lés et dans laquelle ils peuvent faire l'expérience du salut donné par le Père. C’est une communion que l'Esprit Saint alimente au cours de l’histoire, en assurant la liaison entre l'expérience de la foi apostolique, vécue dans la communauté originelle des disciples, et l'expérien¬ce actuelle du Christ vécue dans son Eglise. La Tradition est ce vécu de la communauté, tout au long des différentes époques de son histoire, avec la liaison qu’il implique entre ces différentes époques. C’est pourquoi elle est vivante et dynamique. Les formulations de la foi sont l’expression de cette expérience et de ce vécu. Elles sont nécessaires pour assurer dans l’espace comme dans le temps la cohésion de cette vie collective et de cette expérience ecclésiale. Et c’est le Magistère qui a pour mission d’élaborer ces formulations. Dans cette définition, l’Eglise est d’abord et avant tout une expérience commune. Le ministère hiérarchique vient seulement se superposer à l’essence de l’Eglise, et il est au service de la communion qui le précède logiquement dans l’être. La communion et le ministère sont distincts et inséparables, comme le sont une expérience et ce qui en assure la permanence dans l’espace et dans le temps.
-VI -
L’herméneutique
24. Il est alors tout à fait logique de penser la « tradition » ainsi redéfinie en termes d’herméneutique, comme le fait Benoît XVI dans son Discours clé du 22 décembre 2005. Face à la crise qui secoue l’Eglise depuis le dernier Concile, le Pape déclarait : « Tout dépend de la juste interprétation du Concile ou - comme nous le dirions aujourd'hui - de sa juste herméneutique, de la juste clef de lecture et d'application. Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit ». La suite : est bien connue. Benoît XVI oppose deux herméneutiques, celle de « la discontinuité et de la rupture » d’une part et d’autre part « l’herméneutique de la réforme, du renouveau dans la continuité de l'unique sujet-Eglise, que le Seigneur nous a donné; c'est un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l'unique sujet du Peuple de Dieu en marche ».
25. Il y a ici une idée remarquable et essentielle, car elle est la conséquence nécessaire de l’idée nouvelle de la Tradition, qui lui sert de principe, tant chez Benoît XVI que chez François. L’herméneutique – c’est-à-dire l’interprétation ou la juste compréhension de la tradition - se dit de la rupture ou du renouveau dans la continuité par rapport à « l’unique sujet Eglise » - et non plus par rapport à l’objet de la vérité révélée. Car précisément, la tradition est définie comme le vécu de cet unique sujet Eglise, le Peuple de Dieu en marche de Benoît XVI ou le Peuple des croyants en pèlerinage de François. Car la tradition assimilée par François à l’Eglise Peuple des croyants, n’est autre que le vécu ecclésial de ce Peuple, qui « tend constamment vers la plénitude de la divine vérité ».
26. Bien sûr, nous savons que, la divine vérité ayant été révélée en plénitude à la mort du dernier des apôtres, l’Eglise enseignante en a la possession parfaite et définitive, et si, de son côté, l’Eglise enseignée tend vers une quelconque plénitude qu’elle ne possèderait pas encore, il ne saurait s’agir que de la plénitude de l’intelligence de la vérité, et non de la plénitude de la vérité elle-même. Le propos cité de Dei Verbum pèche donc gravement pour omettre deux distinctions absolument fondamentales : distinction entre l’Eglise enseignante et l’Eglise enseignée d’une part ; distinction entre la vérité du dépôt de la foi confiée à l’Eglise enseignante et l’intelligence de la vérité dans l’Eglise enseignée d’autre part. L’omission de ces distinctions ouvre la porte à l’erreur condamnée avec la proposition n° 5 du Syllabus de Pie IX : « La Révélation divine est imparfaite, et pour cette raison sujette à un progrès continu et indéfini qui correspond au développement de la raison humaine ». La même erreur est aussi condamnée avec la proposition n° 21 du Décret Lamentabilide saint Pie X : « La Révélation, qui est l'objet de la foi catholique, n'a pas été achevée par les apôtres ». Cependant, la nouvelle logique de Vatican II ne conçoit plus la « plénitude de la vérité » au sens objectif envisagé jusqu’ici. La plénitude dont il s’agit doit s’entendre dans un sens subjectif et immanentiste, au sens où la vérité est le vécu jamais achevé du Peuple des croyants, dans la liaison incessante entre le vécu – ou l’expérience – des origines et le vécu actuel dans l’Eglise de ce temps.
27. La juste herméneutique du renouveau dans la continuité est alors celle qui maintient l’unité du sujet Eglise « en assurant », dit Benoît XVI, « la liaison entre l'expérience de la foi apostolique, vécue dans la communau¬té originelle des disciples, et l'expérien¬ce actuelle du Christ dans son Eglise ». A l’inverse, l’herméneutique de la rupture se trouve, aux yeux de François, chez ceux qu’il désigne,dans un récent Discours de 2022, comme des «marche-arrièristes », comme ceux qui veulent faire marche arrière, « en dehors », dit-il, « de cette direction verticale, dans laquelle la conscience morale grandit, la conscience de la foi grandit, avec cette belle règle de Vincent de Lérins : ut annis consolidetur, dilatetur tempore, sublimetur aetate. C’est cela, la règle de la croissance. La marche- arriérisme, au contraire, te conduit à dire qu’on a toujours fait comme cela, il vaut mieux continuer ainsi, et ne te permet pas de grandir » .
28. Nous en revenons ainsi aux Dubia présentés au Pape par les cinq cardinaux en cette année 2023. « Est-il possible », demandaient-ils dans la première de leurs cinq questions, « que l’Église enseigne aujourd’hui des doctrines contraires à celles qu’elle a précédemment enseignées en matière de foi et de morale, que ce soit par le Pape ex cathedra, ou dans les définitions d’un Concile œcuménique, ou dans le Magistère ordinaire universel des évêques dispersés dans le monde ? ». Poser la question en ces termes, n’est-ce pas s’inscrire dans ce que François ne peut pas ne pas considérer comme lala logique d’une herméneutique de la rupture, dans une démarche radicalement inverse de celle voulue par le concile Vatican II, la démarche, précisément de ces « marche-arrièristes » ?
Abbé Jean-Miche