LA THÉOLOGIE DU CORPS MYSTIQUE CHEZ SAINT THOMAS
Publié dans le N°669 de la publication papier du Courrier de Rome
L’enseignement de la Tradition.
1. L’apôtre saint Paul parle du « Corps du Christ » par rapport à sa « tête », qui est le Christ , ainsi que par rapport à ses « membres » qui sont ceux du Christ , et enfin par rapport à son « âme » qui est le Saint-Esprit . Le Magistère de l’Eglise a toujours expliqué ces affirmations révélées dans l’Ecriture en enseignant, avec une constance remarquable, que le Corps mystique du Christ est identique à l’Eglise catholique romaine. Dans la Bulle Unam sanctam du 13 novembre 1302 (DS 870), le Pape Boniface VIII enseigne que le Corps mystique dont le Christ est le chef est identique à l’Eglise hiérarchique catholique romaine et que les membres en sont les fidèles baptisés, soumis à l’autorité de l’évêque de Rome, vicaire du Christ. Dans sa session XIV du 25 novembre 1551, au chapitre 2 du Décret sur le sacrement de pénitence (DS 1671), le concile de Trente impose à croire qu’il y a identité entre le Corps mystique et l’Eglise hiérarchique instituée dans le Nouveau Testament. Enfin, Pie XI, dans l’Encyclique Mortalium animos du 6 janvier 1928 et Pie XII, dans l’EncycliqueMystici corporis du 29 juin 1943, affirment catégoriquement que le Corps mystique de Jésus-Christ est l’Eglise catholique romaine.
Les explications de saint Thomas
2. Cependant, lorsque saint Thomas d’Aquin explique l’enseignement de saint Paul, en affirmant que le Christ est selon son humanité le chef de l’Eglise, comme la tête est le chef du corps, il est clair que, dans sa pensée, ce corps désigne un ensemble beaucoup plus large que l’Eglise militante. Dans la 3a pars, question 8, saint Thomas étudie en effet la grâce capitale du Christ. Il est donc clair que l’expression où le Christ est considéré « selon qu’Il est la tête du corps de l’Eglise » ne doit pas s’entendre seulement ici au sens strict où le Christ est dans son humanité le chef de la société visible de l’Eglise. La plupart des théologiens récents l’ont signalé dans leur De Ecclesia, comme par exemple le Père Salaverri : il y a ici chez saint Thomas un sens large et impropre du mot « Eglise » et il faut entendre par là toute relation des créatures au Christ fondée sur la grâce, principe de vie surnaturelle.
3. Cela se vérifie tout spécialement dans l’article 3 de cette question 8, lorsque l’Aquinate se demande si le Christ est la « tête » de tous les hommes, et non plus – ayons soin de le noter – s’Il est la « tête » de l’Eglise. Saint Thomas n’entend pas ici indiquer quels sont les membres de l’Eglise visible et militante. Il veut indiquer quels sont tous ceux dont le Christ est dit la « tête », ce qui correspond exactement à tous ceux qui sont au terme d’une relation dont le Christ est le sujet selon son humanité et qui a pour fondement la vie surnaturelle de la grâce.
4. Saint Thomas commence par expliquer de quelle manière le Corps du Christ comporte ses membres. Cela nous est est indiqué par comparaison avec la manière dont le corps naturel physique possède les siens : le corps physique naturel possède ses membres tous à la fois et non pas de manière successive, tandis que le Corps mystique les possède de manière successive. Du point de vue de l’acte, le membre du Corps mystique est constitué comme tel par la grâce ; et l’on distingue selon qu’il l’est constitué de manière imparfaite, par la foi seule sans la charité, ou de manière parfaite, par la charité, tantôt ici-bas et tantôt dans l’au-delà. Il est donc manifeste qu’ici, pour saint Thomas, le « Corps mystique » n’est nullement la société visible militante, mais correspond à un point de vue beaucoup plus large. Les articles 1 et 2 montrent qu’en raison de sa grâce capitale le Christ est le principe d’un « corps », qui contient les hommes comme ses membres, tandis que l’article 3 explique selon quels points de vue divers les hommes dépendent de cette grâce capitale du Christ : c’est le point de vue précis non plus du corps mais de ses membres, en acte ou en puissance.
5. Dans l’explication qu’il donne à cet article, le Père Charles Héris insiste sur cette idée, mais d’une manière qui n’est pas entièrement exacte :« Saint Thomas se place en effet au point de vue de la Rédemption qui est universelle et qui établit le Christ chef de tous les hommes. Le plus souvent au contraire, quand on parle du corps de l’Église, on envisage le point de vue de la Révélation extérieure faite par le Christ et ses Apôtres, et explicitée au cours des siècles par l’Église : font partie du corps de l’Église tous ceux qui ont reçu cette révélation et qui y adhèrent extérieurement par la foi professée au baptême. Le corps de l’Église en ce sens n’est pas, de fait, universel : une foule innombrable d’hommes au cours des siècles n’ont pas été baptisés : ils appartiennent pourtant au Christ puisque tous ont été rachetés par lui. Ils forment à des degrés divers le corps mystique de l’Église, tandis que les baptisés seuls forment son corps visible ».Une pareille terminologie - qui voudrait distinguer entre un Corps mystique et un corps visible - ne peut plus se soutenir depuis que Pie XII, dans l’Encyclique Mystici corporis de 1943, a précisé que l’expression du « Corps mystique » désigne adéquatement et exclusivement la société visible de l’Eglise catholique et romaine. Le Père Charles Vincent-Héris (1885-1975) écrivait en 1927, c’est-à-dire seize ans avant l’Encyclique de Pie XII. Le Père Timothée Zapelena (1928-1958), qui écrit en 1954 , quelques trente ans après le Père Héris, c’est-à-dire après la parution de Mystici corporis, donne une appréciation beaucoup plus juste à la fois de l’ecclésiologie telle qu’elle doit se fonder sur les enseignements du Magistère et de la théologie de saint Thomas concernant la grâce capitale du Christ.
7. La réponse de saint Thomas, dans l’article cité, distingue six états possibles et indique leurs différences. Premièrement, l’état des bienheureux, qui comprend les justes de l’Ancien Testament tels qu’ils étaient dans les limbes des Pères, avant la mort du Christ, car ils étaient formellement distincts des enfants morts sans baprtême et des âmes du purgatoire, étant des bienheureux empêchés. Deuxièmement, l’état des viateurs ayant la foi avec la charité : il comprend les âmes du purgatoire ; les justes prédestinés ; les justes non prédestinés. Troisièmement, l’état des viateurs ayant la foi sans la charité : il comprend les fidèles prédestinés (membra permansura) et les fidèles non prédestinés (membra abscindenda). Quatrièmement, l’état des viateurs sans la foi ni la charité mais prédestinés. Cinquièmement, l’état des viateurs sans la foi ni la charité et non prédestinés. Sixièmement, l’état des damnés : ceux-ci sont totalement en dehors du Corps du Christ, et ne sont membres du Christ ni en acte ni en puissance ; on trouve parmi eux ceux qui subissent la double peine du sens et du dam, tels que sont les adultes morts en état de péchlé mortel ; ceux qui subissent seulement la peine du dam, tels que sont les enfants et les amentes morts sans avoir reçu le sacrement du baptême.
Des nuances très précises.
8. Le deuxième argument contre a toute son importance, non seulement sur un plan purement spéculatif et eu égard aux principes, mais encore sur un plan pratique et eu égard à des circonstances variables mais qui ne font le plus souvent que faire ressurgir sous des modalités différentes la même méprise substantielle. Nulle souillure ou ride n’est dans l’Eglise (MJ).Or, beaucoup d’hommes, et même parmi ceux qui ont la foi, sont des souillures ou des rides (MN).Donc beaucoup d’hommes ne sont pas dans l’Eglise et donc le Christ n’est pas la tête de tous les hommes (CCL).La réponse de l’ad secundum appelle deux distinctions à propos de « l’Eglise » dans la MJ et dans la CCL : saint Thomas en fait explicitement une seule, tandis que l’autre reste chez lui implicite.La 1e distinction est celle que fait explicitement saint Thomas et qui a lieu entre :d’une part l’Eglise glorieuse du ciel, qui est la fin ultime(Eglise au sens 1) et d’autre part l’Eglise sur cette terre(Eglise au sens 2). La 2e distinction qui reste implicite chez saint Thomas est celle que nous avons signalée dès le départ et qui a lieu, au niveau de l’Eglise entendue au sens 2, entre :d’une part l’Eglise entendue comme une relation entre le Christ et les hommes d’ici-bas fondée sur la communication de la grâce : ce que l’on pourrait appeler faute de mieux « le Corps du Christ » par distinction d’avec le Corps mystique du Christ ou encore l’Eglise au sens large par distinction d’avec l’Eglise au sens strict (Eglise au sens 2.1) ; d’autre part l’Eglise entendue comme une relation entre le Christ et les hommes d’ici-bas, fondée sur des médiations visibles et sociales, dont la principale est celle du propre vicaire du Christ, chef visible de l’Eglise, l’évêque de Rome qui est le Pape : c’est l’Eglise militante ou le Corps mystique du Christ ou l’Eglise au sens strict (Eglise au sens 2.2).
9. Si l’on prend l’Eglise au sens 1, l’on parle de ceux qui sont dans le premier état; la MJ est vraie et la CCL aussi mais la conséquence ne suit pas, puisque la MN doit s’entendre des hommes qui sont dans l’état de voie, et non dans le premier état. Saint Thomas le dit explicitement :« L’Église " glorieuse, sans tache ni ride ", est la fin ultime à laquelle nous sommes conduits par la Passion du Christ. Elle ne se réalisera donc que dans la patrie céleste, et non en cette vie où " nous nous trompons nous-mêmes si nous prétendons être sans péché " (I Jn I, 8) ».
10. Si l’on prend l’Eglise au sens 2, saint Thomas sous-entend implicitement qu’il s’agit en outre de l’Eglise au sens 2.1, laquelle correspond à la fois aux deuxième état et au troisième ; la MJ - et avec elle la CCL - est vraie si l’on parle de ceux qui sont dans le deuxième état et fausse si l’on parle de ceux qui sont dans le troisième état ; et la conséquence ne suit pas. Il est à remarquer que, pour saint Thomas, le fondement de la relation au Christ est la grâce telle qu’elle comporte la totalité des vertus et des dons, avec la vertu de charité. A elle seule, la vertu de foi dépourvue de la charité (ou foi informe) ne suffit pas à établir la relation sinon de manière imparfaite. Saint Thomas apporte donc ici une nuance à ce qu’il a dit dans le corps de l’article concernant le troisième état des hommes viateurs ayant seulement la foi. Le corps de l’article affirme sans nuance qu’ils sont unis au Christ en acte ; la précision donnée ici hésite entre dire qu’ils le sont en puissance ou qu’ils le sont en acte mais de manière imparfaite. Saint Thomas dit en effet à la fin de l’ad secundum : « Il y a cependant certains péchés, les péchés mortels, dont sont indemnes les membres du Christ qui lui sont unis en acte par la charité. Quant à ceux qui sont esclaves de tels péchés, ils ne sont pas membres du Christ en acte, mais en puissance, sauf peut-être d’une manière imparfaite par la foi informe. Car celle-ci unit au Christ de façon relative, et non de cette façon absolue qui permet à l’homme d’obtenir par le Christ la vie de la grâce, selon saint Jacques (II, 20) : " La foi sans les œuvres est morte. " De tels membres reçoivent du Christ l’acte vital de croire, et ils sont semblables à un membre mort que l’homme parvient à remuer quelque peu ». Enfin, bien évidemment, au sens 2.2, la MJ est fausse ; la CCL est de toutes façons vraie, mais elle ne découle pas des prémisses et la conséquence ne suit pas.
Une ambivalence foncière …
12. En définitive, la question précisément posée ici est de savoir si l’on peut parler de l’Eglise comme du corps « du Christ ». Si l’on parle dans un sens métaphorique impropre d’une société comme d’un corps, on peut désigner ce qui en est le principe moteurmoyennant l’expression métaphorique du « chef » ou de la « tête » du corps. Le Christ étant le principe moteur de l’Eglise, il peut être désigné comme le chef ou la tête du corps de l’Eglise. Cependant, le Christ est principe moteur – et donc tête – du corps de l’Eglise de deux manières différentes . Il l’est premièrement en tant que principe moteur éloigné, dont l’influence passe par un principe moteur prochain, qui est le Pape, vicaire du Christ, et réalise un gouvernement juridique ainsi qu’une opération sacramentelle et sanctifiante. En ce premier sens, le Christ est le chef d’un corps qui est l’Eglise militante, société visible et hiérarchique. Le Christ est deuxièmement principe moteur unique et prochain, dont l’influence immédiate cause le don de la grâce et réalise la sanctification intérieure des âmes. En ce deuxième sens, le Christ est le chef d’un corps qui dépasse la structure juridique de l’Eglise visible et s’étend aussi loin que la communion invisible et mystique des justes. Autrement dit, le Christ chef peut être considéré selon deux points de vue. Un premier point de vue est celui où la grâce capitale du Christ est donnée seulement selon l’instrument conjoint de son humanité, et le Christ est alors chef immédiat d’une communion mystique. L’autre point de vue est celui où la grâce capitale du Christ est donnée en outre selon l’instrument séparé des sacrements de la Loi nouvelle et donc dans le cadre d’une société hiérarchique, extérieure et visible, l’Eglise catholique et le Christ est alors chef médiat par l’intermédiaire d’un chef immédiat qui est le Pape et il est le chef invisible de l’Eglise visible qui a un chef visible, vicaire du Christ.
… dissipée par le Magistère
13. L’on peut donc désigner l’Eglise comme le corps « du Christ » en deux sens différents et c’est pourquoi l’expression « corpus Christi » est ambivalente. Elle peut désigner tantôt la société visible de l’Eglise militante, tantôt la communion invisible des justes. Saint Thomas a voulu conserver cette ambivalence et avec elle la richesse nuancée de signification inhérente à l’expression révélée. Cependant, dans les sources de la Révélation, en particulier dans le Nouveau Testament, spécialement chez saint Paul, le sens propre et littéral de l’expression, directement voulu par le Saint-Esprit, correspond à la société visible et hiérarchique de l’Eglise catholique romaine . Et dans les textes du Magistère, qui indiquent avec autorité le sens propre et littéral de l’Ecriture, l’expression précise du « Corpus Christi mysticum » correspond au « corpus Christi » dont parle saint Paul . Pie XII dit dans Mystici corporis que cette expression désigne adéquatement l’Eglise catholique romaine, société visible et hiérarchique et les théologiens suivent communément cette interprétation .
Abbé Jean-Michel Gleize