LA COSMOLOGIE, VRAIE REPONSE AU TRANSHUMANISME
Publié dans le N°668 de la publication papier du Courrier de Rome
Dans l'article précédent, nous avons montré la filiation entre la science physico-mathématique et le transhumanisme. Nous ne discuterons pas ici de la pertinence et de la légitimité de la révolution effectuée par Galilée et Descartes dans les sciences. Nous postulerons que cette nouvelle manière de voir le monde est tout à fait légitime et que la méthode mathématique a toute sa place dans la connaissance des réalités naturelles. En revanche nous vérifierons en quoi se justifie l'abandon de la philosophie de la nature qui est à l'origine de l'apparition du transhumanisme. Pour faciliter la compréhension de cet article, nous appellerons « sciences expérimentales » les sciences modernes de la nature qui utilisent la méthode expérimentale et mathématique, et « cosmologie » la philosophie de la nature d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin.
Un accord est-il possible entre ces deux sciences ainsi définies ? Oui, répond le philosophe Henri-Dominique Gardeil, « si chacun de ces savoirs se trouve ramené à ses possibilités propres : si, en particulier, la physique péripatéticienne se voit purifiée de tout un appareil scientifique évidemment périmé, et si, éventuellement, la physique moderne abandonne certaines prétentions à s'ériger en sagesse suprême, ce qui n'est pas de son ressort » . Il faut donc que chacune reste à sa place : les sciences expérimentales au niveau de la quantification des réalités sensibles, et la cosmologie au plan supérieur des principes. « La formulation par Galilée et Descartes du principe d’inertie », affirme Jacques Monod, « ne fondait pas seulement la mécanique, mais l’épistémologie de la science moderne, en abolissant la physique et la cosmologie d’Aristote » . Ce fut justement la grande erreur des pères de la science moderne : la science sans cosmologie engendre rapidement le transhumanisme, comme nous l'avons expliqué précédemment. Mais que peut donc apporter la cosmologie aux sciences expérimentales de sorte à former une connaissance profonde de la nature ?
La finalité des êtres naturels n'est accessible qu'à la cosmologie.
De par leur méthode, les sciences expérimentales sont aveugles sur la finalité présente dans la nature. Ainsi un biologiste d'aujourd'hui qui scrute les organismes vivants est comme un enfant qui lit un texte en s'appliquant à bien prononcer chacun des mots mais qui n'en saisit pas le sens général. Le texte est bien là, avec son sens intrinsèque, mais l'enfant, s'arrêtant sur un seul aspect du texte qui est la forme et la prononciation des lettres, ne comprend pas la signification des phrases, issue de la coordination harmonieuse des mots que réalise la syntaxe. Si bien que s'il lit un texte absurde, il ne s'en rendra pas compte.
Or précisément cette impossibilité de percevoir la finalité (appelée aussi téléologie) dans la nature pousse le scientifique moderne à se résigner, à dire qu'elle est inconnaissable et à postuler toujours dans sa science qu'il n'y en a pas, pour ne considérer la réalité qu'il étudie que comme un flux de phénomènes sensibles que le hasard seul a agencés ainsi. D'où la conséquence relevée par Marcel De Corte : « Un monde qui n’est plus formellement appréhendé dans sa subordination à une cause suprême qui lui confère son existence et son intelligibilité, n’est plus un monde, un cosmos, un ensemble, un arrangement, un système de parties congruentes. Privé des lumières supérieures qui dessinaient en lui un ordre, il devient un chaos, un flux de phénomènes sensibles insaisissables, un pêle-mêle d’énergies disparates qui suscitent, abandonnées qu’elles sont à leur cours en apparence incohérent et confus, la volonté de puissance de l’homme » .
Or la cosmologie, qui présidait jusqu'au XVIIe siècle à la connaissance des réalités naturelles, est en mesure de fournir ce qui manque aux sciences expérimentales. En effet celle-ci ne se situe pas au même degré d'abstraction, puisqu'elle considère l'être naturel en abstrayant tout ce qui en fait son individualité et en gardant ses qualités sensibles communes. Saint Thomas enseigne qu'à ce degré on abstrait de la matière individuelle, a materiaindividuali, tout en gardant la matière sensible materiasensibilis. Ainsi le scientifique ne considère plus les os et la chair de ce chat qui est devant lui, mais les os et la chair du chat pris universellement. « Sous leur aspect commun, les propriétés accessibles aux sens, coloration, dureté, sonorité, etc., demeureront donc comprises dans cet ordre du savoir », précise Gardeil . L'avantage que représente ce degré d'abstraction pour la cosmologie sur les sciences expérimentales est de lui donner accès à la connaissance des causes qui expliquent les réalités naturelles, ce qui est proprement la définition commune de la science : connaissance certaine par les causes. Ainsi l’explique Jacques Maritain dans Les Degrés du Savoir : « En philosophie de la nature [cosmologie, NDLR], tout en continuant à se référer aux objets perçus par les sens (1er degré d'abstraction), on fait appel à des principes d'explication ressortissant à une ontologie générale ; tandis qu'avec les Sciences de la nature [sciences expérimentales, NDLR]on reste au plan des notions immédiatement contrôlables par l'expérience et mesurables, et lorsqu'on y a recours à une lumière supérieure, l'on s'en tient à celle de l'abstraction mathématique » . Voilà pourquoi la cosmologie et les sciences expérimentales devraient se porter mutuellement secours afin de donner une compréhension complète de l'objet de la science, comme le dit Gardeil : « Les résultats scientifiques ne peuvent être tout à fait ignorés par le philosophe de la nature, et les déterminations de celui-ci concernant des notions telles que la finalité, le hasard, l'espace, le temps, etc., ne seront peut-être pas indifférentes au savant » . Contredisant Descartes, Marcel De Corte affirme que « ce type d’expérience [connaissance par la cosmologie, NDLR] qui se fonde sur des faits absolument généraux et radicalement premiers, accessibles à l’observation immédiate, dont la simple et universelle présence s’impose sans contestation possible au regard le moins averti, et ce type d’argumentation qui remonte, en s’appuyant sur le principe de causalité, jusqu’aux raisons d’être des choses, engendrent des certitudes plus consistantes et plus irréfragables que les sciences expérimentales toujours astreintes à recourir à des théories changeantes afin de coordonner et de systématiser leurs données » .
Ce que la cosmologie dit de la nature
La cosmologie étudie les êtres en tant que mobiles, donc essentiellement les êtres sensibles non-vivants et, sous ce rapport, les êtres vivants. La psychologie, qui se situe au même degré d'abstraction, étudie les êtres vivants en tant qu'ils sont doués d'activité immanente et qu'ils se meuvent eux-mêmes.
Or que nous disent ces deux sciences sur les réalités naturelles ? Que tous les êtres sensibles, vivants ou non-vivants, sont ordonnés en eux-mêmes et finalisés à autre-chose. C'est à dire qu'il y a un ordre dans le monde, que la philosophie baptise κόσμος (cosmos) c'est à dire « bon ordre, ordre de l'Univers » par opposition au Χάος (chaos) qui est un monde béant, désorganisé. Nous ne ferons pas la liste complète des preuves de l'existence de cet ordre dans la nature qui s'appuient sur des constatations. Nous ne ferons que donner une des plus explicites : les animaux sont capables d'adaptation alors qu'ils n'agissent pas par intelligence. Nous pourrions même dire que les structures naturelles (microcosmes, macrocosmes) sont capables d'adaptation. C'est ainsi qu'après la grande extinction de masse datée par les scientifiques à -66 millions d'années, la vie a fait preuve d'une extraordinaire capacité d'adaptation en repeuplant la terre et en s'y organisant différemment . Nous pouvons le constater tous les jours avec les ingénieuses trouvailles que font les êtres vivants et les structures alliant vivants et non-vivants (comme le cas des microcosmes) pour survivre et se perpétuer. Ainsi, par exemple, le pin d’Alep est une espèce résiliente aux feux : ses cônes sérotineux s’ouvrent sous l’action de la chaleur libérant une grande quantité de graines afin de repeupler le milieu après un incendie. Cette espèce est adaptée au danger potentiel qu'est le feu afin de se perpétuer. Or voici comment raisonne Saint Thomas : « Un agent ne peut mouvoir que dans l'intention d'une fin. Si en effet il n'était pas déterminé à un certain effet, il ne produirait pas ceci de préférence à cela. Il est donc nécessaire, pour qu'il produise un effet déterminé, qu'il soit déterminé à quelquechose de certain, qui a raison de fin » . Dans les exemples que nous avons donnés, nous voyons que tout dans la nature s'organise en faveur d'un effet précis et déterminé qui est la vie, et cela à des échelles aussi variables que le milieu microbien ou l'échelle planétaire . L'effet étant toujours le même, c'est que les êtres naturels, vivants ou non-vivants, ont une tendance à cet effet déterminé et pas à un autre. Cet effet a donc raison de fin et cette tendance est appelée finalisation. Nous avons déjà cité le biologiste Jacques Monod, prix Nobel de physiologie au sujet du rejet de la notion de finalité par la science expérimentale. Voici cependant ce qu'il ajoute : « Il est impossible de s'en défaire [de la notion de fin dans la nature, NDLR], fût-ce provisoirement, ou dans un domaine limité, sans sortir de celui de la science elle-même. [...] L'objectivité cependant oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet » .
Cette notion de finalité dans la nature est évidente aux yeux de tout observateur de bonne foi, mais c'est un fait qu'elle est bannie du milieu scientifique. « La téléologie est pour le biologiste comme une maîtresse sans laquelle il ne peut pas vivre, mais avec laquelle il ne veut pas être vu en public » . La notion de finalité est gênante pour le scientifique car, d’une part, elle lui rappellel’impuissance de sa science à lui révéler ce qu’il perçoit de façon évidente, et d’autre part,elle conduit nécessairement à la question d’une cause efficiente suprême. Le scientifique préfère donc se réfugier derrière le postulat de la théorie de l'évolution de Charles Darwin, que nous avons déjà exposée. Dans sa théorie, ce dernier change la notion d'adaptation en notion d'évolution puis remplace la cause efficiente par le hasard et le mécanisme de la sélection naturelle. Point de place pour la finalité, tout est expliqué par la survie du plus apte et la destruction des moins aptes. Nous ne développerons pas ici un argumentaire contre cette théorie mais il faut noter que la réalité est inverse : l'organisation de la vie est telle, non parce qu'elle est issue du hasard, mais parce qu'elle a raison de fin. « Il est donc manifeste que dans les choses de la nature il y a un nécessaire qui se comporte comme matière ou mouvement matériel, la raison de cette nécessité tenant à la fin. Ainsi, en raison de la fin, est-il nécessaire que la matière soit telle. Le physicien, quant à lui, doit déterminer l'une et l'autre cause, à savoir la cause matérielle et la cause finale, mais surtout la finale, car la fin est cause de la matière, et non l'inverse. Ce n'est pas parce que la matière est telle que la fin est telle, mais plutôt la matière est telle parce que la fin est telle » .
Ainsi réunies à la cosmologie et la psychologie, les sciences expérimentales nous enseignent également que cette finalisation se trouve dans les êtres vivants eux-mêmes. Cela veut dire qu'un être vivant est un tout organisé : chacune des parties du corps, qu'elle soit un organe, un fluide, une hormone ou une cellule, fonctionne en coordination avec les autres parties et en vue du bien du tout. Chacune de ces entités naturelles est finalisée au bien du tout par la fonction organique qu'elle a ou à laquelle elle contribue. Darwin lui-même écrit : « Nous ne pouvons sonder la complexité merveilleuse d’un être organisé, complexité qui est loin d’être diminuée par notre hypothèse. Il faut considérer chaque être vivant comme un microcosme – un petit univers, composé d’une foule d’organismes aptes à se reproduire par eux-mêmes, d’une petitesse inconcevable, et aussi nombreux que les étoiles du firmament » .
Ce que la cosmologie dit de l'homme.
Ce que peut dire le scientifique réconcilié avec la cosmologie aristotélicienne au sujet de tout être vivant, il peut le dire de l'homme en particulier. Comme tout être vivant, celui-ci possède un équilibre biologique extraordinaire : systèmes organiques mettant en coopération plusieurs organes (système nerveux, digestif, endocrinien, immunitaire…) mais encore systèmes cellulaires organites, organisation interne de l’ADN, mécanisme de fusion entre deux patrimoines génétiques différents lors de la fécondation, etc. Cet ordre naturel est parfait dans le sens où l'ensemble est équilibré et l’interaction entre chacune des cellules est parfaitement coordonnée. Il peut cependant arriver que quelquefois la nature défaille, comme dans le cas de la maladie, mais cela reste de l’ordre de l’exception par rapport à l'ordre merveilleux que le physiologiste peut constater. Chacune des parties est finalisée. Or on peut se demander quelle est la finalité d'un tel tout organique dans l'homme. Saint Thomas répond à cette question : « La fin prochaine du corps humain, c’est l’âme raisonnable et ses opérations ; car la matière est pour la forme, et les instruments pour les actions de l’agent principal. Je dis donc que Dieu a établi le corps humain dans la disposition la meilleure pour répondre à une telle forme et à de telles opérations. Si l’on voit quelque défaut dans la disposition du corps humain, il faut considérer que ce défaut découle de la matière, par ailleurs nécessaire aux propriétés requises par un corps pour qu’il soit exactement ajusté à l’âme et à ses opérations » . Une multitude d'arguments peuvent être apportés dans le sens de cette conclusion par la science expérimentale réconciliée avec la cosmologie, et nous n'en donnerons qu'un parmi les plus représentatifs : lors d'un traumatisme ou d'une maladie, l'ensemble du corps humain cherche (par des mécanismes aveugles) à sauvegarder en priorité le cerveau, siège des sens et de la connaissance. Or la connaissance est une des deux activités principales de l'âme raisonnable.
Étant posé ce constat que l'ensemble des fonctions organiques a l'âme raisonnable pour fin, nous pouvons analyser les conséquences que les modifications ambitionnées par les transhumanistes auraient sur l'homme. Nous parlons bien évidemment ici des modifications augmentatives et non purement thérapeutiques. « Une fois écartée la fin naturelle qu'est l'organisme, ne restent que des fonctions dont chacune, prise séparément, est susceptible d'être boostée, upgradée » . C'est justement le rêve du transhumanisme : l'homme augmenté est celui qui a été décrit au premier article de cette étude. Toutes ses facultés sont décuplées soit par des techniques dites non-invasives (sans greffe ni ablation) soit par des techniques invasives (implants cérébraux, manipulations du génome, traitement hormonal, greffe de prothèses, etc.). Ces techniques, invasives ou non, si elles vont jusqu'à modifier le fonctionnement du corps de manière substantielle dans le but de faire disparaître la mort ou d’augmenter les capacités cognitives ou sensorielles de l’homme ou même de le rendre résistant à certaines maladies, risquent de perturber l'équilibre de l'organisme qui est parfait, et par conséquent de faire apparaître des dysfonctionnements irréversibles . Plus encore, l'acquisition de la fin de l'homme qui est l'exercice des facultés de l'âme raisonnable sera rendue difficile voire impossible. Le fonctionnement des sens internes, primordial pour le bon exercice de l'intelligence, serait complètement perturbé : la quantité d'images, dans l'imagination gavée par tous les super-sens, serait un obstacle à la vie intérieure, la greffe d'implants cérébraux violerait l'intériorité de l'homme indispensable pour l'équilibre psychique humain, le remplacement ou l'hypertrophie des organes sensoriels parasiterait le cerveau par l'afflux et la force des sensations. Enfin, suprême illusion, la puissance décuplée de calcul et de mémorisation ferait croire à l'homme qu'il est plus intelligent alors qu'il serait aussi limité qu'une intelligence artificielle dans la compréhension des concepts et la capacité de contemplation.
En résumé le tort du transhumanisme est de croire que la technique est capable de modifier l'homme pour l'augmenter. Or la finalité de tous les mécanismes physiologiques humains, perceptibles uniquement par une science de type philosophique, est l'exercice correct des facultés de l'âme : actes de connaissance du vrai et d'amour du bien. Et cet exercice détermine lui-même une certaine mesure interne de « grandeur » dans le corps humain. Celui-ci peut certainement recevoir l’appoint de la technique dans la mesure où celle-ci restaure le bon fonctionnement de ses facultés. Mais une augmentation voulue pour elle-même ou pour le seul profit des puissance organiques, sans égard au fonctionnement de l’âme spirituelle, serait contre la nature même et l’équilibre du composé humain. L’augmentation graduelle de l’homme entraînera graduellement des perturbations de cet équilibre humain très parfait, et la modification complète de celui-ci achèvera sa mort. Le remplacement de la finalité de l’organisme par des finalités mécaniques aura transformé ce tout substantiel qu’est l’homme en un tout accidentel : le cyborg de John Bernal. Autrement dit, ce qui est présenté comme une augmentation est en réalité un suicide.
Conclusion
Dans cette étude, nous avons exposé tout à la fois le problème menant au transhumanisme et la solution à celui-ci. Si l'abandon de la philosophie de la nature, appelée cosmologie, prépare un terreau favorable à l'éclosion de cette idéologie, c'est un retour à une authentique connaissance de la nature et de l'homme qui permettra d'apporter les réponses adaptées pour lutter contre elle. Les sciences expérimentales ne se situent pas sur le bon terrain et ne portent pas les bonnes armes pour s'opposer ni pour répondre de manière satisfaisante à l'hybris enfiévrée de ces nouveaux Icare. Le seul rempart que les scientifiques modernes ont à leur opposer est une vague éthique libérale, donc molle, dont la stupéfiante élasticité a été expérimentée lors des dernières régressions sociales.
Au contraire, la philosophie pérenne démontre que la véritable perfection de l'homme est la vertu, laquelle rend l'homme plus parfait en tant qu'homme et non en rajoutant accidentellement des éléments à ce tout déjà constitué et substantiel qu'est l'être humain. Les algorithmes ne la remplaceront jamais. Au contraire, ils peuvent poser des obstacles à celle-ci en dotant l'homme de capacités inadaptées, faisant courir ce nouvel être hybride vers les mirages contemporains à la vitesse d'une machine.
Abbé Florent Marignol