PRINCIPES PHILOSOPHIQUES DU TRANSHUMANISME
Publié dans le N°668 de la publication papier du Courrier de Rome
Comme nous l’avons montré dans notre précédent article , la généalogie du transhumanisme est composée presque exclusivement de scientifiques pour l'époque ancienne et d'ingénieurs pour l'époque moderne. Une telle collusion entre l'idéologie du transhumanisme et la science est-elle purement fortuite ? L'objet de cet article est de montrer qu'il ne s'agit pas seulement d'une coïncidence mais qu'il y a réellement une filiation entre la science telle qu'elle est conçue depuis le XVIIe siècle et le transhumanisme du XXIe siècle, si étonnant que cela puisse paraître.
Jusqu'à Galilée, toutes les connaissances de l'homme équivalaient à celles de la philosophie. La science dans l'acception moderne du mot, à savoir une connaissance physico-mathématique de la nature, était à peu près inconnue des Anciens à l'exception de quelques applications en astronomie, dont le plus bel exemple est le calcul détaillé de la position des planètes et des étoiles par Ptolémée (100-168) dans l'Almageste.
Avec Galilée une révolution s'opéra dans la science par les mathématiques, qui détrônèrent la philosophie et s'affirmèrent comme unique source légitime de connaissance dans les sciences de la nature.Le philosophe Marcel de Corte explique ainsi cette révolution : « Toute l’erreur - à notre sens énorme, et qui vicie complètement l’interprétation des avatars de l’esprit humain depuis la Renaissance et sous le choc du cartésianisme - est de croire que la nouvelle science de la nature s’est définie en divorçant de la métaphysique (et de la morale) et en contractant mariage avec les mathématiques » .
Les pères de la science moderne
Galileo Galilei, dit Galilée (1564-1642)
La méthode utilisée par Galilée pour étudier la nature et ses lois est résumée dans une phrase célèbre qui pose bien le problème de la science moderne : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui continuellement reste ouvert devant les yeux (je dis l'Univers), mais on ne peut le comprendre si, d'abord, on ne s'exerce pas à en connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. II est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement d'en saisir le moindre mot ; sans ces moyens, on risque de s'égarer dans un labyrinthe obscur » . Cette affirmation condamne comme illégitime toute connaissance de la nature dont l'objet formel quo ne serait pas mathématique tout comme serait douteuse voire erronée l'interprétation d'un livre dont on ne maîtrise pas la langue. Tout doit donc être mathématisé afin d'être intelligible.
Francis Bacon (1561-1626)
Bacon, sans être l'inventeur de la méthode expérimentale complète, en est considéré comme le père car il en a posé les fondements par sa vision purement empiriste de la science. Sa méthode est basée sur des expérimentations systématiques visant à faire des inductions légitimes, des comparaisons et des exclusions pour découvrir les lois de la nature et la cause des phénomènes. Le principe de cette méthode est donc la modélisation : construire à partir d'expériences un modèle explicatif de ce qui se passe dans la nature. Ce que présente Bacon est donc davantage la connaissance d'un modèle rendant compte des aspects observables de la nature que la véritable connaissance de la nature elle-même. La différence est de taille, comme nous le verrons par la suite. Notons dèsà présent que Bacon ne considère la nature que comme un ensemble de phénomènes : « In natura nihil vere existat praeter corpora individua, edentia actus puros individuos ex lege » . Dans la nature, postule-t-il, il n’existe véritablement rien en dehors des substances corporelles individuelles, qui produisent des actes purement individuels, en vertu de leur loi. Par conséquent la découverte d'une quelconque intention dans la nature est une erreur de l'intelligence . Les causes finales sont inutiles dans les sciences, sauf pour étudier les actions humaines.
René Descartes (1596-1650)
La défiance envers la philosophie trouve un autre champion avec le contemporain de Galilée. Voici en effet comment Descartes juge l'enseignement qu'il reçut de ses maîtres au collège de La Flèche: « Puis, pour les autres sciences, d'autant qu'elles empruntent leurs principes de la Philosophie, je jugeais qu'on ne pouvait avoir rien bâti qui fût solide, sur des fondements si peu fermes. [...] Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point encore leur vrai visage, et pensant qu'elles ne servaient qu'aux Arts Mécaniques, je m'étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n'aurait rien bâti dessus de plus relevé » . Non content d’exalter les mathématiques, Descartes apprécie ainsi la science spéculative : « Elles [les sciences physiques] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » . Il est intéressant de noter le but qu'assigne Descartes à cette nouvelle science physico-mathématiques : elle est par nature pratique, par opposition à la science spéculative, et elle doit servir à étendre la maîtrise de l'homme sur la Nature. Sa visée n'est donc pas la compréhension du réel (θεωρία), mais sa fabrication (ποίησις). Ce glissement de finalité dans la nouvelle science est important pour comprendre comment cette dernière a pu enfanter le transhumanisme.
La révolution de la science
Analysons un instant cette science nouvelle-née. Elle est exclusivement basée sur les mathématiques et de ce fait se limite au deuxième degré d'abstraction (la quantité), se contentant de décrire les systèmes naturels en les mesurant, les modélisant, établissant des lois physiques grâce auxquelles il devient possible de déterminer à l’avance les comportements d’ordre physique, en réalisant des simulations. Selon ce degré d'abstraction, lorsque l'intelligence étudie la réalité sensible qui lui est proposée, elle invente des rapports de mesure entre un ou plusieurs objets, et un étalon. Celui-ci peut être une règle métallique appelée le "mètre-étalon" en ce qui concerne la dimension, un cylindre de platine et d'iridium appelé "Prototype international du kilogramme" en ce qui concerne la masse, ou la durée donnée par la demi-vie du césium en ce qui concerne la durée . À l'aide d'instruments de mesure, le travail de l'intelligence est de dégager de la réalité sensible son aspect quantitatif à l'aune de ces multiples étalons. Ayant pénétré au cœur des phénomènes qu'elle étudie, et y découvrant des relations merveilleuses entre les choses, l'intelligence croit avoir compris la réalité sensible. Mais ce qu'elle connaît n’est que créations de l'esprit, des êtres de raison qui ne représentent qu'un certain aspect du réel, à savoir son aspect quantitatif. « La connaissance scientifique cesse d'être la qualité perçue en devenant la quantité mesurée » . À l'aide de la mesure, le mesurant croit connaître le mesuré alors qu'il n'en connaît que la mensuration. Le scientifique Eddington, constatant cette impuissance de la science moderne à atteindre adéquatement la réalité sensible, aboutit à cette conclusion paradoxale : « Il n’y a rien, dans les descriptions du monde physique que nous acceptons, qui doive son accès au fait que nous possédons un sens de la couleur. Tout ce que nous affirmons peut être vérifié par une personne aveugle aux couleurs... ».
Et c'est là tout le problème de la nouvelle science, comme le note Marcel de Corte : « Ce savoir n’atteint en rien la nature de la matière, mais seulement les objets qui, en elle, rentrent dans la catégorie de la quantité » . Partant, la connaissance de la Nature issue de cette science révolutionnée, divorcée de la métaphysique et remariée aux mathématiques, est considérablement appauvrie puisque le savant ne perçoit plus la réalité observée dans toute sa richesse, mais, l'ayant passée au crible de sa science, n’en retient que ce qui est quantifiable, laissant tout le reste de côté. Comme le note le philosophe Olivier Rey : « Le monde n'est pas compris, il est mathématisé : par là, il est fonctionnalisé, mais il ne reçoit aucun sens. Au contraire tout sens lui est ôté : l'homme n'y trouve plus rien qui lui parle » . Or qu'est-ce qui est abandonné après ce passage au crible ? Toute la richesse ontologique du réel et avec elle toutes les causes que le philosophe seul peut appréhender. Parmi elles, la cause finale des choses. Autrement dit la dimension de la finalité (dite dimension téléologique) de la Nature n'est pas appréhendée par cette science car sa méthode est incapable de la saisir. Pour comprendre l'appauvrissement considérable de la connaissance du réel que provoque ce recours à l'instrument mathématique, imaginons que nous prenions en photographie une peinture de Fra-Angelico, peinture magnifique faut-il le préciser, avec un appareil numérique. Cet appareil transformera l'image en en faisant une ligne de code numérique. Certes tous les traits y sont, la position de chaque point est rigoureusement exprimée, mais on ne peut percevoir la beauté du tout. On ne peut pas vibrer devant une ligne de code. On ne retrouvera la beauté de l’œuvre que lorsque l'harmonie des traits et des couleurs sera restituée par l'impression de la photographie. La raison en est que toutes les parties sont ordonnées entreelles de manière à ce que le tout soit harmonieux. Les parties sont finalisées par le peintre pour faire que cette œuvre soit belle. Or une ligne de code numérique ne peut rendre compte de cette finalisation car, bien que ce code indique l'emplacement de toutes les parties, il ne peut montrer la relation des parties entreelles ni la finalisation de toutes les parties au tout. En d'autres termes, la finalité lui échappe.
Ainsi la science moderne, dont le seul degré d'abstraction est le second, celui des mathématiques, est imperméable à la finalité de la nature car elle ne fait que décrire une organisation sans en donner le but. Tel est aussi le constat du biologiste Jacques Monod, prix Nobel de physiologie : « La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l'objectivité de la Nature. C'est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance "vraie" toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c'est-à-dire de "projet" » .
De plus, comme Descartes nous le dit dans son Discours sur la méthode , cette science révolutionnée est fabricatrice par essence. C’est afin de fabriquer qu’il faut connaître. On peut trouver plusieurs raisons à cela : premièrement puisque la métaphysique, science des causes les plus hautes et des premiers principes, science de l'être et des attributs de l'être en tant qu'être, n'a plus droit de cité dans les sciences modernes, il faut bien trouver une raison de scruter la Nature. Si ce n'est plus pour s'émerveiller, trouver les causes, il faut que ce soit pour fabriquer. Secondement, le grand avantage d'une modélisation mathématique des réalités sensibles est que les lois et les structures naturelles sont répétables à l'infini et dans d'autres contextes. Lorsqu'un scientifique modélise une réaction chimique en en comprenant tous les paramètres, les facteurs et les conséquences, il sera en mesure de reproduire cette réaction en réunissant de nouveau les mêmes facteurs pour en produire les mêmes conséquences dans un autre contexte. C'est ainsi que Howard Walter Florey se servit des travaux d’Alexander Fleming sur les propriétés antibactériennes de la pénicilline, afin de reproduire à l'intérieur d'un organisme humain les mêmes propriétés antibactériennes dans un but thérapeutique ; il fut ainsi l'inventeur des antibiotiques. Une telle compréhension modélisatrice de ce qui nous entoure dépose donc logiquement un pouvoir d'action inconnu jusqu'alors dans les mains de l'homme.
Les conséquences épistémologiques et pratiques sont colossales et nous commençons à comprendre pourquoi cette science physico-mathématique a engendré comme naturellement le transhumanisme. Comme le note Marcel de Corte : « Il ne s’agira plus désormais de contempler la nature dans la relation à la cause transcendante qui l’ordonne, ni d’accomplir par des actes humains l’être qui a été départi à l’homme avec mesure dans l’économie générale du cosmos, mais de suivre la seule voie qui reste encore disponible lorsqu’on a quitté les chemins de la spéculation et de l’action : être celui qui déploie son activité poétique [au sens de ποίησις] dans un univers considéré sous son seul aspect matériel et se comporter à son égard comme le démiurge ou le sculpteur vis-à -vis de la glaise qu’il informe. Faire va monopoliser toutes les énergies contemplatives et actives de l’homme à son profit. La théoria et la praxis se confondent avec la poésis à un point tel que toute pensée sera désormais une sorte d’œuvre d’art et toute action fabrication d’un monde et d’un homme nouveaux. Telle est la science moderne. L’homo faber évince l’homo sapiens » . En d'autres termes, la conséquence est une inversion de la primauté de la connaissance sur l'action : désormais, lorsque le savant observe la nature, il ne s'émerveille plus de l'ordre qu'il constate et qui s'impose à lui, mais en observant une réalité dont il ne voit plus le sens, il repère des mécanismes dont il pourra tirer profit et qu'il pourra, au besoin, modifier pour son intérêt. Le transhumanisme est tout proche.
Application de cette révolution aux sciences du vivant
Forts de ces considérations sur l'évolution de la science, nous pouvons maintenant nous pencher sur ses conséquences dans les différentes disciplines qui ont trait d'abord aux sciences du vivant, puis plus précisément à l'homme.
Au sujet des sciences du vivant, le biologiste et prix Nobel François Jacob (1920-2013) fait ce constat : « On n'interroge plus la vie aujourd'hui dans les laboratoires. On ne cherche plus à en cerner les contours. [...] C'est aux algorithmes du monde vivant que s'intéresse aujourd'hui la biologie » . Cette réflexion corrobore les explications que nous avons fournies plus haut. Or d'une science qui modélise à une science qui modifie, il n'y a qu'un pas comme nous l'avons dit. C'est pourquoi nous voyons déjà depuis de nombreuses années le progrès du génie génétique qui a pour ambition de modifier le vivant pour le soigner ou le modifier pour l'améliorer. C'est ainsi que nous avons appris à vivre avec les produits de cette industrie, les OGM.
En ce qui concerne les sciences de l'homme, nous trouvons d'abord l'anthropologie qui est devenue une science descriptive, qui se contente d'avoir une vision la plus exhaustive possible du donné humain qu'elle étudie. Elle cherche à comprendre les différentes cultures et à trouver les grands schémas et similitudes qui peuvent exister entre les différentes sociétés. En aucun cas elle ne prétend comprendre l'homme en lui-même : elle ne fait que décrire les humains. Puis nous trouvons la médecine. C'est ici qu'il faut bien faire la distinction entre l'ancienne conception de la médecine qui est encore en vigueur aujourd'hui et qui a pour objectif de rétablir l'ordre dans l'homme, c'est-à-dire une visée thérapeutique, et la nouvelle conception qui a une finalité augmentative et donc transhumaniste. Le corps humain n'étant vu que comme un ensemble de structures et de réactions bio-chimiques, l'objectif n'est plus de soigner mais de modifier cet ordre pour en mettre un nouveau. Une sorte de solve et coagula qui veut modifier ou augmenter les capacités de l'homme. Ainsi cette nouvelle médecine propose la « transition de genre », la « transition de race » , et proposera un jour toutes les augmentations promises par le transhumanisme, vues dans l'article précédent. Il est à noter que les personnes dites « transsexuelles » sont considérées par les transhumanistes comme « les troupes de choc du transhumanisme » . Tout cela n'est possible que par le biais d'importantes modifications de l'homme (opérations, ablations, implants, réactions chimiques) par la technique médicale. Le Comité de bioéthique du Conseil de l'Europe prend acte de ce monitorage (selon l'expression d'Olivier Rey) des hommes et finit par l'intégrer dans la définition même de la condition humaine : « La condition humaine se transforme de plus en plus en condition technico-humaine » . De plus,« la convergence N.B.I.C n'est pas un concept neutre », en ce qu'elle permet « l'entrée de la pensée transhumaniste dans la recherche publique » et « crée de nouvelles ambitions autour des processus biologiques et cognitifs, allant jusqu’à l’amélioration de l’humain » .
Conclusion
Nous avons vu dans cet article les conséquences que la révolution dans la Science a provoquées dans les sciences. Le recours à l'outil mathématique et à son degré d'abstraction rend aveugle le scientifique qui, croyant mieux saisir tout le réel, n'en saisit qu'une partie, celle qui est quantifiable. Tout le reste lui échappe et spécialement la saisie de l'ordre du monde car la saisie de la cause finale n'appartient pas au deuxième degré d'abstraction. De plus la capacité à modéliser des mécanismes présents dans la Nature ouvre des perspectives extrêmement séduisantes de modifier celle-ci à sa guise. « Tous les problèmes se ramènent ainsi au seul problème de l’art, de la technique, de la méthode, des voies, moyens et instruments qui assureront à l’homme la régence d’un monde privé de trancendance et de mesure, devenu malléable et disponible, voué à la sujétion, à l’hominisation »
Alors que la vision du monde que porte le transhumanisme était en réalité en germe dans la nouvelle science, celle-ci est-elle pour autant illégitime ? Alors que la science a pour vocation d'atteindre à une connaissance vraie de la Nature et à écarter toute erreur, elle est en mesure de tuer l'idéologie. Mais si c'est elle qui l'enfante, le peut-elle vraiment ? Le savant est-il condamné à être muet face au transhumaniste ? Ces questions trouveront leur réponse dans l'article suivant.
Abbé Florent Marignol