POUR UN MAGISTÈRE ÉCOLOGIQUE ?
Publié dans le N°666 de la publication papier du Courrier de Rome
1. Le« Temps de la création »est une initiative lancée par le Patriarche œcuménique Dimitrios Ier de Constantinople, le 1er septembre 1989. Ce « Temps » est une période qui s’étend du 1er septembre (début de l’année liturgique chez les Orthodoxes et journée internationale de prière pour la sauvegarde de la Création) au 4 octobre (fête de Saint-François d’Assise), et durant laquelle les chrétiens du monde entier sont invités à agir pour prendre soin de la Création. Cette initiative de Dimitrios Ierfut reprise par les autres confessions (ou « églises ») chrétiennes non catholiques, avant d’être reconnue officiellement par le Pape François pour l’Église catholique,le 6 août 2015 . C’est donc un temps œcuménique. On en trouve désormais l’écho régulier sur les sites officiels des différentes confessions. En France, par exemple, la revue « Unité des Chrétiens - Documentations et informations œcuméniques » , organe du Conseil des Eglise Chrétiennes en France (CECEF) , annonce que, pour cette année 2023, le thème du « Temps de la création » est emprunté à une citation du prophète Amos, chapitre V, verset 24 : « Que la justice et la paix se répandent » . Signalons au passage que le responsable légal de l’édition de cette revue est l’Union des Associations Diocésaines de France (UADF), organe de la Conférence des évêques de France.
2. C’est justement en prévision de la prochaine échéance de ce « Temps » œcuménique que, le 13 mai dernier, le Pape François a adressé à tous les chrétiens son Message annuel « pour la journée mondiale de prière pour la sauvegarde de la Création », prévue pour le 1er septembre 2023. L’intérêt de ce genre d’allocutions n’est pas petit. Nous y trouvons en effet, sous la plume du pape François, un commentaire autorisé et éclairant de la Lettre Encyclique Laudato Si, publiée le 24 mai 2015.Ce dernier document, qui se déploie sur une centaine de pages, dans la publication officielle des Acta apostolicae Sedis , à travers quelques 250 paragraphes, reste difficile d’accès, non seulement en raison de sa longueur décourageante, mais aussi parce que la pensée du Pape s’y exprime avec une sinuosité déconcertante. En revanche, les différents Messages composés par le Pape depuis 2015 pour introduire à la célébration du 1er septembre ont le mérite de rester relativement brefs et surtout de faire référence à l’un ou l’autre passage de Laudato Si, dont ils donnent la glose et l’explication appropriées à la mise en pratique du nouveau « magistère » écologique. De la sorte, pour parvenir à une intelligence aussi nette que possible de Laudato Si, nous disposons, outre la Lettre apostolique du 6 août 2015, instituant la Journée de prière pour la sauvegarde de la Création, de l’Homélie prononcée le 1er septembre 2015 par le Père capucin Raniero Cantalamessa, prédicateur de la Maison Pontificale, lors de la Liturgie célébrée par le Pape François à l’occasion de la toute première Journée mondiale de prière pour la sauvegarde de la Création, et aussi- et surtout - des six Messages qui se sont succédé jusqu’à cette année et où le Pape inscrit le commentaire le plus autorité qui soit de Laudato Si.
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Un Magistère œcuménique
3. La première évidence qui s’impose, à la lecture de ces textes, est que la démarche introduite par Laudato Si est une démarche commune, non point la démarche proprement catholique de la sainte Eglise romaine, mais la démarche conjointe des différentes confessions qui se voudraient « chrétiennes » : confessions orthodoxe et anglicane autant que catholique. Démarche à laquelle s’associent également les religions non chrétiennes. Le Pape François le rappelle régulièrement.
4. Dans la Lettre du 6 août 2015, instituant cette démarche chez les catholiques, le Pape déclarevers la fin : « Lacélébration de cette Journée, à la même date que l’Eglise orthodoxe, sera une occasion propice pour témoigner de notre communion croissante avec nos frères orthodoxes ». Et dès le début, il met en évidence cette intention œcuménique : « En union avec les frères et les sœurs orthodoxes, et avec l’adhésion d’autres Églises et Communautéschrétiennes, l’Église catholique célèbre aujourd’hui l’annuelle Journée mondiale de prière pour la sauvegarde de la création ». Ce passage est repris tel quel au tout début du Message du 1er septembre 2016. Et dans la suite de ce dernier Message, il est encore dit : « Il est très encourageant que la préoccupation pour l’avenir de notre planète soit partagée par les Églises et les Communautéschrétiennes avec d’autres religions. […] Je voudrais mentionner ici le Patriarche Bartholomée et son prédécesseurDimitrios, qui, pendant de nombreuses années, se sont prononcés constamment contre le péché de provoquer des dommages à la création, attirant l’attention sur la crise morale et spirituelle qui est à la base des problèmes environnementaux et de la dégradation ».
5. A deux reprises, en 2017 et en 2021, le Message du 1er septembre prit la forme d’une déclaration commune. En 2017, ce fut un « Message commun du Pape François et du Patriarche œcuménique Bartholomée » tandis qu’en 2021 ce fut une « Déclaration commune du Patriarche orthodoxe Bartholomée, du Pape François et de l’Archevêque anglican Justin ». Dans le Message de 2018, le Pape mentionne « cette Journée Mondiale de Prière pour la sauvegarde de la création que l’Église catholique célèbre, depuis quelques années, en union avec les frères et les sœurs orthodoxes » et il déclare souhaiter « que les communautéschrétiennes contribuent toujours davantage et toujours plus concrètement afin que tout le monde puisse jouir de cette ressource indispensable, dans la sauvegarde respectueuse des dons reçus du Créateur, en particulier des cours d’eau, des mers et des océans ». Dans le Message de 2019, le Pape déclare que la Journée du 1er septembre est « l’occasion de se sentir encore plus unis aux frères et sœurs des différentes confessions chrétiennes », songeant en particulier « auxfrères orthodoxes qui depuis trente ans déjà célèbrent cette Journée ». Et dans la conclusion de son Message de 2020, il dit encore : « Nous nous réjouissons aussi que les communautés croyantes se rapprochent pour donner vie à un monde plus juste, plus pacifique et plus durable. C’est un motif de joie particulière que le Temps de la Création devienne une initiative vraiment œcuménique ».
6. Si la démarche est commune et associe dans une même prière les représentants des trois confessions catholique, orthodoxe et anglicane, l’objet et le but doivent être communs eux aussi, par-delà les différences proprement confessionnelles, dogmatiques et disciplinaires. Le Pape le dit d’ailleurs dans sa Lettre inaugurale du 6 août 2015 : « Nous vivons à une époque où tous les chrétiens sont confrontés à des défis identiques et importants, auxquels nous devons apporter des réponses communes pour être plus crédibles et efficaces ». Et d’ajouter in fine : « C’est pourquoi je souhaite que cette Journée puisse impliquer également, d’une manière ou d’une autre, d’autres Eglises et Communautés ecclésiales et qu’elle soit célébrée en consonance avec les initiatives que le Conseil Œcuménique des Eglises organise sur ce thème ». La nature oecuménique de la démarche est donc une conséquence : elle s’explique, elle est exigée même, par l’objet de cette démarche.
7. La question qui se pose alors est la suivante : quel est précisément cet objet et, surtout, en quoi saurait-il se justifier, sinon d’après les données de la Révélation divine du moins d’après celle de la droite raison ?
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Un Magistère « écologique »
8. C’est encore la Lettre du 6 août 2015 qui nous indique la réponse : « La Journée Mondiale annuelle de Prière pour la Sauvegarde de la Création », précise le Pape, « offrira à chacun des croyants et aux communautés la précieuse opportunité de renouveler leur adhésion personnelle à leur vocation de gardiens de la création ». C’est d’ailleurs l’idée qui figure dans l’intitulé même de la démarche, avec cette « Journée de prière pour la sauvegarde de la création ». La prière se justifie dans sa modalité oecuménique dans la mesure où tout croyant, quelle que soit sa confession, reçoit une vocation : celle d’être « gardien de la création ». Qu’est-ce à dire ?
9. Cette sauvegarde de la création ne doit pas seulement s’entendre comme « la sauvegarde du réseau de la vie dont nous faisons partie » ainsi que le dit le Pape dans son Message du 1er septembre 2019. Réseau de la vie, certes, puisque, comme le précise le Message du 1er septembre 2020, « nous existons seulement à travers les relations : avec Dieu créateur, avec les frères et sœurs en tant que membres d’une famille commune, et avec toutes les créatures qui habitent la même maison que nous ». Mais précisément, le réseau ainsi défini n’est pas quelconque, puisquela création est « réseau de la vie », au sens où elle est « lieu de rencontre avec le Seigneur et entre nous », au sens où elle est « le réseau social de Dieu », ainsi que le précise le Pape dans le Message du 1er septembre 2019, en reprenant les paroles prononcées lors de l’Audience aux guides et scouts d’Europe, du 3 août 2019. Autrement dit, la création doit être ici entendue formellement pour ce qu’elle est, en toute rigueur de termes théologiques. Ce n’est pas la nature simplement physique, prise comme l’environnement et le cadre de vie de l’espèce humaine. C’est beaucoup plus que cela, puisque - le Pape le dit expressément -il s’agit de l’état de relation de tous les êtres physiques vis-à-vis de Dieu, qui est leur « Créateur », et donc aussi l’état de relation de ces mêmes êtres les uns vis-à-vis des autres, du fait même qu’ils sont tous en relation avec le même Créateur.
10. Comme le précise encore le Message du 1er septembre 2022, en référence à l’Encyclique Laudato Si, l’idée de la sauvegarde de la création doit susciter une spiritualité « attentive à la présence de Dieu dans le monde naturel ». Spiritualité qui doit donc se fonder sur « la conscience amoureuse de ne pas être déconnecté des autres créatures, de former avec les autres êtres de l’univers une belle communion universelle » (Laudato Si, n° 220). Cette « communion » doit s’entendre au sens où, comme le précise à son tour le Message du 1er septembre 2020, « nous sommes appelés à accueillir de nouveau le projet initial et aimant de Dieu pour la création comme un héritage commun, un banquet à partager avec tous les frères et sœurs dans un esprit de convivialité ». Le fondement de cette communion est donc la relation de tous les êtres de ce monde, l’homme compris, mais pas seulement lui, à l’égard du Dieu créateur. Le Message du 1er septembre 2019 est l’endroit où le Pape explicite le mieux cette idée : « A la racine, nous avons oublié qui nous sommes : des créatures à l’image de Dieu (cf. GnI, 27), appelées à habiter comme des frères et des sœurs la même maison commune. […] Nous avons été pensés et voulus au centre d’un réseau de la vie constitué de millions d’espèces amoureusement rassemblées pour nous par notre Créateur. L’heure est venue de redécouvrir notre vocation d’enfants de Dieu, de frères entre nous, de gardiens de la création. […]Nous sommes les créatures de prédilection de Dieu qui, dans sa bonté, nous appelle à aimer la vie et à la vivre en communion, reliés à la création ».
11. Le sous-titre de l’Encyclique Laudatio Si, « Sur la sauvegarde de la maison commune », résume cette problématique et correspond par le fait même au concept que voudrait traduire le mot même « écologie », tel que l’emploie la dite Encyclique. Ce terme fut inventé en 1866 par le biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919), qui lui donna un sens spécifique . Dans son ouvrage Morphologie générale des organismes, il désignait par ce terme« la science des relations des organismes avec le monde environnant, c'est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d'existence ». Le mot « écologie » est en effet construit à partir du grec, « oîkos » désignant la maison ou l’habitat et « logos » désignant le discours ou la science. Cependant, ce terme reste très générique, du fait même qu’il se contente de désigner un simple objet matériel, c’est-à-dire un phénomène susceptible d’être étudié selon des points de vue formels très différents. Ernst Haeckel adopte pour sa part le point de vue d’un matérialisme athée, hérité de Parménide et d’Héraclite. Envisager, comme le fait le Pape François, la « maison commune » dans sa relation au Dieu Créateur,c’est faire œuvre, certes, d’un Magistère écologique, si l’on entend par là donner au Magistère, comme objet d’étude ou de réflexion, voire de jugement, l’ensemble de tout l’univers créé pris dans sa relation à ce Créateur, c’est-à-dire la fameuse « maison commune », qui est commune parce qu’émanée du même Dieu. Ce point de vue pourrait-il donc être celui d’une philosophie, voire d’une théologie, saines parce qu’opposées tant au matérialisme qu’à l’athéisme ?
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Sens et portée d’un
Magistère « écologique »
12. C’est ici qu’il convientde préciser de quelle « écologie » il s’agit dans Laudato Si, c’est-à-dire du point de vue formel de la considération adoptée par le Pape. Au-delà d’une approche principalement descriptive, qui resterait celle d’une écologie étroitement scientifique au sens des successeurs biologistes de Haeckel, c’est-à-dire au sens de la science moderne, il y a place pour une approche philosophique, et aussi pour une approche théologique.
13. L’approche philosophique, tout comme l’approche théologique, ne se contentent pas d’inventorier et de décrire. L’objet de leur considération n’est pas seulement de mettre en évidencele « réseau de la vie », compris comme l’ensemble des relations qui relient à Dieu comme à leur même Créateur et les uns aux autres les différents êtres de ce monde. En effet, ces deux approches se veulent l’une et l’autre, quoique dans deux ordres différents, l’approche d’une sagesse. La sagesse cherche à mettre en évidence les causes, les raisons profondes qui rendent compte de l’objet observé et mis en évidence. Et ici, il s’agit donc d’expliquer précisément pourquoi les êtres de ce monde sont mis en relation avec un Créateur ou avec un Dieu. Il y a donc une écologie philosophique et une écologie théologique, l’une et l’autre bien différentes d’une simple écologie scientifique. L’une et l’autre cherchent les causes, le pourquoi de la relation. Et l’une le cherche avec un angle de vue bien différent de l’autre.
14. L’écologie philosophique cherche à expliquer la relation des êtres au Créateur en s’appuyant sur les lumières de la raison naturelle, et cela la conduit à envisager une relation de causalité sur le plan formel de l’être, d’un point de vue résolument métaphysique. L’écologie s’explique ainsi du fait que Dieu est l’Être au sens le plus absolu du terme, l’Être par soi, l’« Ens a se », tandis que les êtres de ce monde sont « êtres » dans un sens relatif, êtres non pas par eux-mêmes, mais par un autre, « entia ab alio ». Le Créateur apparaît ainsi à la droite raison comme le Principe efficient (ou comme le Premier Moteur) de tous les êtres mobiles et aussi comme le Principe créateur (ou comme la cause Première) de tous les êtres pris comme êtres. Et entre ces différents êtres dont Dieu est le Principe au double sens indiqué, l’écologie philosophique voit des distinctions essentielles, qu’elle explique en raison de différentes réalisations plus ou moins parfaites ou accomplies de l’être, l’homme étant établi au sommet de la création d’ici-bas, comme la plus parfaite des créatures, en raison de sa nature douée de raison.
15. L’écologie théologique cherche, quant à elle, à expliquer la relation des êtres au Créateur d’une manière essentiellement différente, c’est-à-dire en s’appuyant sur les lumières de la Révélation divine, reçue dans l’adhésion de la foi, et non sans l’aide des ressources de la raison. La source principale, mais non la seule, de cette explication sera évidemment le récit du livre de la Genèse, éclairci par les données de la Tradition, les commentaires des Pères de l’Eglise et des théologiens, au premier desquels le Magistère de l’Eglise considère saint Thomas d’Aquin comme son Docteur commun. L’explication se base ici sur l’autorité de la Parole divine communiquée aux hommes et fidèlement transmise par le Magistère divinement institué. Grâce aux lumières surnaturelles de cette Révélation, l’écologie pénètre plus avant dans l’intelligence du cosmos, car elle comprend mieux que Dieu, Principe de l’être des créatures, cause celles-ci de manière intelligente et libre, et en conformité avec un dessein providentiel qui dépasse les simples exigences de la nature ou de l’être fini. Dieu destine la créature douée de raison à le connaître et à l’aimer comme Il se connaît et s’aime Lui-même, de manière surnaturelle, ici-bas par la grâce puis dans l’au-delà par la gloire. Et le reste de la création se trouve ordonnée, mise au service, de cette destinée des hommes et des anges, destinée proprement divine, puisque la grâce est une participation réelle à la propre nature de Dieu. De plus, Dieu permet la défaillance, par le péché, de ces créatures libres, en sorte que l’obtention de la gloire prendra la forme d’une rédemption accomplie par le Verbe Incarné, Jésus Christ et dispensée par son Eglise unique et catholique. L’écologie théologique aboutit ainsi à l’intelligence de la catholicité, qui est la réalisation concrète du dessein divin.
16. Comme l’a bien montré le Docteur angélique , la connaissance naturelle de la raison et la connaissance surnaturelle de la foi procèdent selon des voies diverses. Et par conséquent, les deux sagesses écologiques aussi. L’écologie philosophique remonte au Dieu Créateur à partir des êtres de ce monde comme l’on remonte à la Cause à partir de ses effets. L’écologie théologique procède à l’inverse à partir de Dieu, connu en Lui-même et en ses desseins providentiels et libres, vers le cours des créatures. Cette connaissance est plus aboutie et plus profonde. L’écologie philosophique, en effet, nous donne l’explication principalement par la Cause première efficiente,tandis que l’écologie théologique nous donne l’explication principalement par la Cause finale. L’explication qui se tire de la cause finale est plus profonde que celle qui se tire de la cause efficiente. C’est pourquoi, la sagesse théologique dépasse la sagesse philosophique. Saint Paul l’affirme dans son Epître aux Ephésiens (chapitre III, versets 3-7) : « Dieu m’a découvert par sa Révélation ce mystère, dont je vous ai écrit ci-dessus, en peu de paroles, la vérité, mais où vous pourrez néanmoins connaître, par la lecture que vous en ferez, quelle est l’intelligence que j’ai eue du mystère de Jésus Christ, qui n’a pas été découvert aux enfants des hommes dans les autres temps, comme il est révélé à présent par le Saint Esprit à ses saints apôtres et aux prophètes ».
17. Reste alors à savoir de quelle écologie doit se réclamer l’entreprise de Laudato Si.
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Du matérialisme athée
à l’immanentisme œcuméniste
18. L’un des passages les plus significatifs de l’Encycliqueest assurément celui du numéro 76, car c’est en cet endroit que le Pape François semble donner non pas une vraie définition mais un semblant d’explication de ce qu’il faut entendre, selon lui, par la « création ».
« Pour la tradition judéo-chrétienne, dire “création”, c’est signifier plus que “nature”, parce qu’il y a un rapport avec un projet de l’amour de Dieu dans lequel chaque créature a une valeur et une signification. La nature s’entend d’habitude comme un système qui s’analyse, se comprend et se gère, mais la création peut seulement être comprise comme un don qui surgit de la main ouverte du Père de tous, comme une réalité illuminée par l’amour qui nous appelle à une communion universelle ».
19. Pour le Pape le mot « nature » ferait référence à un « systèmequi s’analyse, se comprend et se gère » : faut-il voir ici une référence à l’écologie selon Haeckel et ses héritiers scientifiques ? La « création » en revanche est explicitement désignée en référence à l’activité de la Providence divine, et, à travers elle, en référence aussi à ce qui pourrait apparaître comme une cause finale, un appel à « la communion universelle ». Comment entendre cela ? Le numéro 89de la même Encyclique semble indiquer une piste :
« Les créatures de ce monde ne peuvent pas être considérées comme un bien sans propriétaire. […] D’où la conviction que, créés par le même Père, nous et tous les êtres de l’Univers, sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble ».
20. La famille universelle, à laquelle nous appelle l’amour du Père, doit s’entendre comme le lien qui rattache entre eux tous les êtres créés par Dieu, du fait même qu’ils ont tous reçu – quoique à des degrés divers – le même don surgi de la main ouverte du Père de tous, le don de l’amour du Père créateur, le don de l’être. Quels sont alors ces liens invisibles qui sont censés relier entre eux les hommes et tous les êtres de l’Univers ? Seraient-ce seulement les liens d’ordre naturel qui résultent de la communauté dans l’être, reçu à la première création ? Le numéro 221 de l’Encyclique pourrait s’entendre dans ce sens lorsqu’il évoque la conscience que « chaque créature reflète quelque chose de Dieu et a un message à nous enseigner ».
21. Cependant, le même numéro évoque aussitôt après« l’assurance que le Christ a assumé en lui-même ce monde matériel et qu’à présent, ressuscité, il habite au fond de chaque être, en l’entourant de son affection comme en le pénétrant de sa lumière ». Et le Pape ajoute à la fin de ce numéro l’exhortation suivante : « J’invite tous les chrétiens à expliciter cette dimension de leur conversion, en permettant que la force et la lumière de la grâce reçue s’étendent aussi à leur relation avec les autres créatures ainsi qu’avec le monde qui les entoure, et suscitent cette fraternité sublime avec toute la création, que saint François d’Assise a vécue d’une manière si lumineuse ».
22. L’être tout court, donné à l’univers lors de la première création, ne tendrait-il pas ici à se confondre avec l’être de la grâce, donné aux seules créatures douées de raison, par les mérites du Verbe Incarné et Rédempteur ? L’on est d’autant plus porté à le penser que, un peu plus loin dans l’Encyclique, le numéro 236 laisse éclater un hymne où l’on pourrait déceler comme une saveur teilhardienne : « Dans l’Eucharistie, la création trouve sa plus grande élévation. La grâce, qui tend à se manifester d’une manière sensible, atteint une expression extraordinaire quand Dieu fait homme, se fait nourriture pour sa créature. Le Seigneur, au sommet du mystère de l’Incarnation, a voulu rejoindre notre intimité à travers un fragment de matière. Non d’en haut, mais de l’intérieur, pour que nous puissions le rencontrer dans notre propre monde. Dans l’Eucharistie la plénitude est déjà réalisée ; c’est le centre vital de l’univers, le foyer débordant d’amour et de vie inépuisables. Uni au Fils incarné, présent dans l’Eucharistie, tout le cosmos rend grâce à Dieu ».
23. Pour étayer ce genre d’affirmation, le Pape s’appuye ici sur les déclarations de ses deux prédécesseurs, Jean-Paul II et Benoît XVI. Dans l’Encyclique Ecclesia de eucharistia du 17 avril 2003, au numéro 8 , Jean-Paul II affirme que la célébration de l’eucharistie est un acte d’amour cosmique : « Oui, cosmique! Car, même lorsqu’elle est célébrée sur un petit autel d’une église de campagne, l’Eucharistie est toujours célébrée, en un sens,sur l’autel du monde ».Dans une Homélie prononcée à l’occasion de la Messe du Corpus Domini, le 15 juin 2006 , Benoît XVI déclareque, dans le pain eucharistique, « la création est tendue vers la divinisation, vers les saintes noces, vers l’unification avec le Créateur lui-même ».
24. Faut-il voir, du moins directement, dans tous ces passages une grille de lecture, qui devrait nous conduire à déchiffrer l’ensemble de Laudato Si en lui donnant un sens immanentiste, c’est-à-dire un sens selon lequel la grâce se trouve confondue avec la nature, l’une et l’autre n’étant que deux modalités diverses d’un même don du Créateur ?
25. Certes, les passages cités pourraient s’interpréter dans un sens thomiste : en ce sens, la création intègre indissociablement la nature et la grâce du point de vue de sa cause finale, la nature créée étant donnée par Dieu dans un premier don comme support de la grâce, donnée dans un deuxième don. Dans l’intention divine qui est uniment celle d’un Créateur et d’un Sanctificateur et Rédempteur, la nature est donnée en vue de la grâce, et l’une et l’autre en vue de la gloire. Tel est le point de vue adopté par saint Thomas dans les cinq premières questions de la 1a2ae dans la Sommeet l’article 8 de la question I manifeste comment tout le Cosmos est ordonné à travers l’homme et pour l’homme à une seule et même fin ultime, qui est la glorification des élus. Mais à condition d'entendre proprement par là la glorification des natures humaines et angéliques, bénéficiaires du don de la grâce et d’y inclure la glorification du reste de l’Univers dans la mesure où celui-ci donne aux créatures douées de raison les conditions nécessaires quoique non suffisantes à cette œuvre surnaturelle. Certes oui, en un certain sens, « uni au Fils incarné, présent dans l’Eucharistie, tout le cosmos rend grâce à Dieu », mais c’est au sens où l’homme récapitule tout le cosmos. Dans son Homélie pour la fête de l’Ascension , saint Grégoire le Grand peut dire dans le même sens que l’Evangile est prêché à toute créature lorsqu’il est prêché seulement à l’homme, puisque l’Evangile est prêché à celui en vue duquel toutes choses ont été créées sur cette terre ».
26. Cependant, il faut bien reconnaître que l’ambiguïté de Laudato Si demeure assez lourde, au point qu’une interprétation thomiste ne pourrait tout de même pas éviter d’apparaître sinon controuvée, du moins artificielle. Le sens qui s’impose beaucoup plus naturellement, non seulement en consonance avec tout le reste de l’Encyclique, et avec tout son contexte global, mais aussi en harmonie avec les différents Messages délivrés pour le Temps de la création, est bien celui de l’immanentisme signalé – et redouté. En fait surtout foi la nature œcuménique de cette démarche « écologique ».
27. Pour échapper au matérialisme athée d’une écologie conçue à la façon d’un Ernst Haeckel, Laudato Sine saurait satisfaire pleinement les attentes des catholiques attachés à la profession de foi de leur baptême. La démarche suivie ici par le Pape François va dans le sens d’un immanentisme où la grâce et la nature ne sont plus clairement distinctes, et où l’ensemble de toute la Création apparaît comme le don surgi de la main ouverte du Père de tous, gage d’une communion universelle. Il est alors logique que toutes les confessions chrétiennes confondues, les catholiques, les orthodoxes et les anglicans se fassent, de concert avec les tenants des religions non chrétiennes, les gardiens de ce don et les artisans de cette communion.
28. Ainsi, pour reprendre les termes mêmes par lesquels le Pape saint Pie X stigmatisait en son temps l’erreur de Marc Sangnier et du Sillon, Laudato Si ne travaille pas pour l’Eglise mais pour l’Humanité , à travers cette sauvegarde de la Maison commune, qui n’est qu’un leurre de plus, destiné à masquer la dissolution de l’ordre surnaturel dans un humanisme intégral.
Abbé Jean-Michel Gleize