1. Face à la quasi-unanimité dont il a été question dans l’article précédent [1], y a-t-il des évêques opposés à la définition de la double Médiation de la Sainte Vierge et quels sont leurs arguments ? On en trouve dix seulement, et encore convient-il de bien faire la différence entre ceux qui sont résolument opposés à la définition (ils sont deux seulement) et ceux qui se contentent d’exprimer des réserves ou des hésitations (ils sont au nombre de huit).
2. Les deux opposants sont Mgr Collignon [2], évêque haïtien, des Cayes, en Amérique centrale, et Mgr Heenan [3], futur cardinal archevêque de Westminster, pour lors évêque de Liverpool, en Grande-Bretagne.
3. Le premier se contente de demander si la doctrine de la Médiation universelle de la Très Sainte Vierge ne pourrait pas être approfondie et expliquée de manière plus claire que jusqu’ici ; car il s’agit selon lui d’une doctrine assez complexe et qui n’est pas encore suffisamment mûre pour pouvoir faire l’objet d’une définition dogmatique ; mais avec cela, cet évêque estime qu’il est à présent opportun d’étendre à l’Eglise universelle la fête liturgique de Marie Médiatrice [4].
4. Le second estime que l’on ne doit pas multiplier les définitions dogmatiques et que ce serait une erreur de vouloir en prononcer plusieurs pour mettre en valeur les privilèges de la Sainte Vierge et lui donner davantage de gloire, et ce pour deux raisons : premièrement, cela obscurcirait son tout premier et sublime titre de gloire, à savoir sa Maternité divine ; deuxièmement, l’on donnerait trop d’importance à des aspects qui sont de toutes façons déjà reçus et peuvent être admis sans qu’il soit besoin de recourir à une définition. Et d’autre part, ajoute-t-il, en apportant une attention croissante aux dévotions fondées sur ces aspects, l’on risque de réduire l’importance du rôle particulier et unique de la Sainte Vierge dans l’économie du salut, et d’encourager les prédicateurs qui insistent sur les apparitions de Lourdes ou de Fatima au détriment de l’Evangile. Cet évêque ajoute que, même s’il s’agit là d’une raison de moindre importance, ce genre de définitions peut mettre obstacle au retour des non catholiques à l’unité de l’Eglise » [5].
4. Les huit autres évêques réticents font seulement valoir l’inconvénient déjà signalé (et considéré comme mineur) par Mgr Heenan : la définition ne sera pas comprise par les non catholiques et ceux-ci resteront loin de l’unité de l’Eglise.
5. Mgr Parker [6] avance cet inconvénient mais reconnaît avec cela que la définition apportera un progrès certain dans la dévotion des fidèles catholiques, mais l’objection susmentionnée l’arrête [7].
6. Mgr Murphy [8] reconnaît que cette définition est en soi désirable (« in se desideranda »), mais recule devant l’objection précitée [9].
7. Mgr Rintelen [10] ne s’oppose pas à la définition mais fait seulement remarquer que, si on les utilise, les termes de « Médiatrice » et de « Corédemptrice » ne seront pas du tout compris par les protestants et exigeront de trop longues et trop nombreuses explications pour pouvoir être compris correctement. Et d’autre part, il ne semble pas possible de trouver et d’employer des termes qui éviteraient de pareils inconvénients. « Je sais bien », s’objecte-t-il à son objection, « qu’il n’est pas ordinaire de demander que l’on évite d’employer à l’avenir des termes dont les Papes usent déjà, qui désignent de plus, dans de nombreux diocèses, l’objet particulier d’une fête liturgique, la fête de Marie Médiatrice de toutes grâces, et qui sont usuels dans le langage des théologiens »[11]. Il conclut en disant que le Concile pourrait définir ces termes mais à condition d’en donner une explication appropriée [12].
8. Mgr Blais [13] propose que des communiqués officiels venant du Vatican pourraient porter sur le Christ « unique intermédiaire » entre Dieu et les hommes, car « les non catholiques (et des catholiques) pensent que la Très Sainte Vierge remplace Notre-Seigneur comme intermédiaire ou ils ne comprennent pas que son rôle de Médiatrice de toutes grâces puisse se concilier avec le Christ » [14].
9. Deux autres évêques des Etats-Unis d’Amérique sont opposés à la définition, pour la raison que celle-ci risque d’empêcher les non catholiques de revenir à l’unité de l’Eglise : Mgr Nold [15] estime que la définition de Marie Médiatrice causera plus de difficultés pour les protestants que la définition de l’infaillibilité du Pape [16] ; Mgr Shehan [17], futur cardinal, reconnaît que la définition de la Médiation de Marie est nécessaire pour mettre en lumière le rôle que joue la Sainte Vierge dans le mystère de la Rédemption, d’autant plus que cette vérité découle logiquement des deux dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption et qu’il est bien requis que les points de doctrine relatifs à Marie soient parfaitement définis. Mais une raison lui semble suffisamment grave pour s’opposer à la définition : celle-ci écarterait loin de l’unité de l’Eglise nombre de non catholiques, dont certains se rapprochent des catholiques. La définition ne lui semble pas nécessaire puisque la doctrine que l’on se propose de définir n’apporterait pas grand ’chose pour développer la dévotion mariale, qui est déjà plus grande que jamais, alors que cette même définition empêcherait le retour des égarés [18].
10. Un troisième évêque des Etats-Unis, Mgr Schulte [19] ne s’oppose pas à la définition mais fait remarquer qu’il importe de définir clairement la place de la Très Sainte Vierge Marie dans le Corps mystique du Christ et d’expliquer pour cela ce que signifie son rôle de Médiatrice et de Corédemptrice, car certaines exagérations venant de la part de fidèles catholiques insuffisamment instruits ont pu présenter aux protestants une notion faussée de la foi catholique [20].
11. Enfin, une dernière objection fut émise par Dom Riha [21] aux yeux duquel la définition paraissait inopportune en raison des circonstances présentes, en raison des non-catholiques [22]
12. Au terme de cette recension, trois faits semblent évidents. Premièrement, si opposition il y a elle est quantitativement négligeable puisqu’elle se réduit à deux évêques, les huit autres étant seulement indécis ou réticents. Deuxièmement, les raisons apportées pour justifier tant l’opposition que la réticence ne sont pas des raisons théologiques décisives, car elles ne portent pas sur la nature même de la vérité en question, qui est d’ailleurs reconnue par tous comme faisant partie de la profession de la foi catholique, mais sur des aspects tout à fait extrinsèques : on va jusqu’à dire qu’il n’est pas opportun de définir cette vérité, mais on ne conteste pas cette vérité, prise en elle-même. Troisièmement, les raisons apportées sont surtout des raisons pastorales qui se veulent prudentielles : la définition risquerait d’éloigner les non catholiques de l’unité de l’Eglise ; et Mgr Heenan, qui fait valoir comme les autres cette raison, est bien obligé de reconnaître qu’il s’agit là d’une raison « de moindre importance ». Ajoutons un quatrième fait : comme nous l’avons montré dans l’article précédent, déjà cité, la grande majorité des évêques qui demandent la définition ont prévu cette objection et y répondent – inspirés par une véritable prudence surnaturelle – en disant que, au contraire, la définition aura de quoi convertir les égarés.
13. Il est donc licite de conclure que, à la veille du concile Vatican II, la doctrine de la Médiation de la Très sainte Vierge bénéficie de l’unanimité de l’enseignement des évêques, sans rencontrer d’opposition véritablement sérieuse.
14. La « Note doctrinale » Mater populi fidelis, en son § 13, ne rend donc pas un compte exact de la doctrine du Magistère de l’Eglise, lorsqu’elle se contente de donner en note de simples références muettes à Pie IX, Léon XIII, saint Pie X, Benoît XV, Pie XI et Pie XII. A ces Papes dont les textes ne sont pas cités, la parole est confisquée au profit de la seule constitution Lumen gentium (n° 56) : « Les Saints Pères considèrent Marie non pas simplement comme un instrument passif aux mains de Dieu, mais comme apportant au salut des hommes la coopération de sa libre foi et de son obéissance ». Comme nous venons de le montrer, la coopération de Marie à l’œuvre du salut va beaucoup plus loin que l’exemple et l’activité de sa foi et de son obéissance ; c’est surtout toute l’activité de la charité de Marie qui mérite le salut de tous les hommes aux côtés du Christ. De cela, le cardinal Fernandez ne dit absolument rien et au § 14 il se contente de dire que la Vierge Marie « peut coopérer plus intensément et plus profondément avec le Christ et avec l’Esprit, en devenant un prototype, un modèle et un exemple de ce que Dieu veut accomplir en chaque personne rachetée ». Un simple exemple et modèle, c’est tout. L’omission est déjà grave, et si elle est délibérée elle est malhonnête, voire pire : elle sent l’hérésie.
15. Mais la doctrine unanime de tous les évêques, au moment de Vatican II, reste là comme un signe de contradiction en face de cette « Note » pour attester la véritable nature du rôle de la Vierge Marie dans l’œuvre de notre Rédemption.
Abbé Jean-Michel Gleize
[1] Voir l’article intitulé : « Marie médiatrice à la veille du Concile : la doctrine de l’épiscopat » dans le présent numéro du Courrier de Rome.
[2] Jean-Louis-Joseph Collignon (1904-1966) fut évêque des Cayes, à Haïti, de 1942 à 1966.
[3] John Carmel Heenan (1905-1975) fut évêque de Leeds de 1951 à 1957, puis archevêque de Liverpool de 1957 à 1963 et enfin archevêque de Westminster de 1963 à 1975, créé cardinal en 1965.
[4] Acta, ibidem, vol. II, pars VI, p. 570.
[5] Acta, ibidem, vol. II, pars I, p. 22-23.
[6] Thomas Léo Parker (1887-1975) fut évêque de Northampton de 1940 à 1967 puis évêque de Magarmel de 1967 à 1970.
[7] Acta, ibidem, vol. II, pars I, p. 26-27.
[8] John Aloysius Murphy (1905-1995) fut évêque coadjuteur de Shrewsbury de 1948 à 1949 puis évêque de Shrewsbury de 1949 à 1961 et enfin archevêque de Cardiff de 1961 à 1983. On ne doit pas el confondre avec le cardinal Murphy-O’Connor (1932-2017) qui fut évêque de Brighton de 1977 à 2000 puis cardinal archevêque de Westminster de 2000 à 2009.
[9] Acta, ibidem, vol. II, pars I, p. 36.
[10] Friedrich Maria Heinrich Rintelen (1899-1988) fut évêque auxiliaire de Paderborn de 1951 à 1970.
[11] « Scio extraordinarium esse, rogare, ut in futuro termini evitentur, quibus iam utuntur Papae – quique in multis Dioecesibus peculiare festum designant (festum Mariae Mediatricis omnium gratiarum) et qui sunt usuales linguae theologorum ».
[12] Acta, ibidem, vol. II, pars I, p. 714.
[13] Léo Blais (1904-1991) fut évêque de Prince-Albert (dans la Province de Saskatchewan au Canada) de 1952 à 1959, puis évêque auxiliaire de Montréal (dans la province de Québec au Canada). On ne doit pas le confondre avec André-Albert Blais (1842-1919) qui fut évêque de Saint Germain de Rimouski (dans la Province de Québec) ni avec Jean-Pierre Blais, né en 1949 et évêque émérite de Baie-Comeau (dans la Province de Québec).
[14] Acta, ibidem, vol. II, pars VI, p. 155.
[15] Wendelin Joseph Nold (1900-1981) fut évêque coadjuteur de Galveston (dans le Texas) de 1947 à 1950 puis évêque de Galveston-Houston de 1950 à 1975.
[16] Acta, ibidem, vol. II, pars VI, p. 327.
[17] Lawrence Joseph Shehan (1898-1984) fut évêque auxiliaire de Baltimore-Washington (dans le Maryland) de 1945 à 1953, puis évêque de Bridgeport (dans le Connecticut) de 1953 à 1961, archevêque coadjuteur puis archevêque de Baltimore de 1961 à 1974, créé cardinal en 1965.
[18] Acta, ibidem, vol. II, pars VI, p. 285-286.
[19] Paul Clarence Schulte (1890-1984) fut évêque de Leavenworth (dans le Kansas) de 1937 à 1946 puis archevêque de Indianapolis de 1946 à 1970.
[20] Acta, ibidem, vol. II, pars VI, p. 342.
[21] Josef (en religion Maur) Riha (1889-1971) fut abbé autrichien de l’abbaye bénédictine de Michaelbeuern de 1933 à 1969 puis Père Abbé Général de la Congrégation bénédictine autrichienne de 1956 à 1966. Il prit part à ce titre à la préparation et au déroulement du concile Vatican II.
[22] Acta, ibidem, vol. II, pars VIII, p. 38.