1. Penser est l’activité propre de l’homme. Elle consiste à ordonner ses idées, à cette double fin que l’activité de notre esprit soit conforme au réel et cohérente en elle-même, la conformité au réel pouvant d’ailleurs être considérée comme une forme de cohérence, celle de la pensée prise non plus en elle-même mais dans son rapport aux réalités extra mentales. L’activité qui cherche à bien penser est donc celle qui vise une double cohérence, extrinsèque, si l’on veut, et intrinsèque. Lorsqu’elle vise la première cohérence extrinsèque, cette activité est tantôt celle de la science et tantôt celle de la prudence. Lorsqu’elle vise la deuxième cohérence intrinsèque, cette activité est un art, l’art de bien penser qu’est la logique. Il est frappant de constater à quel point, aujourd’hui, l’activité intellectuelle est prise en défaut sur ces deux points pourtant essentiels. Notre époque est celle où l’esprit de l’homme subit trop facilement le triste et fâcheux dommage d’une double incohérence.
2. Il est inutile de rappeler ici comment les supposées « Lumières » du dix-huitième siècle ont introduit dans les esprits la première forme d’incohérence, celle où l’intelligence de l’homme renonce à se conformer à la réalité extra mentale, réputée inconnaissable, pour ne plus se rendre qu’aux impératifs d’un objet que la raison pure pose en face d’elle-même. Sous toutes ses formes, cet innéisme platonisant va au rebours des exigences profondes de la science et de la prudence, celles d’une cohérence radicale, qui exige toujours la conformité de la pensée au réel.
3. La deuxième forme d’incohérence n’est pas moins diffuse, d’autant moins que les moyens audio-visuels de communication œuvrent plus sûrement pour substituer les réflexes d’association d’images à l’art de bien penser, dont la fin principale est d’établir la cohérence des idées, au bénéfice de raisonnements justes et de jugements vrais. Les échantillons abondent un peu partout, sur YouTube comme ailleurs. Le bon Père Horovitz, en poste à la paroisse parisienne de Saint-Pierre-de-Chaillot, et dont nous avons eu l’occasion de parler [1], nous en a fourni récemment un piteux exemple [2], lorsqu’il assimile l’alternative d’une double proposition conditionnelle [3] à un jugement catégorique affirmatif [4]. Pareille assimilation nourrit ici le dénigrement systématique de la Fraternité Saint Pie X, dont les positions s’en trouvent une fois de plus caricaturées, mais, au-delà des inconditionnels toujours séduits par l’image de marque numérique d’un Père Horovitz, l’incohérence fondamentale du propos devrait avoir de quoi ouvrir les yeux des moins sagaces [5].
4. Lorsque ces incohérences de la pensée conduisent à des raisonnements faux, elles représentent ce que les logiciens désignent comme autant de « sophismes ». Aristote les a tous décrits dans son livre Des réfutations sophistiques et il se pourrait que saint Thomas lui eût fait écho dans son De fallaciis, ouvrage d’attribution controversée et dont il est d’usage de traduire le titre en le faisant suivre de sa dédicace : « Sur les tromperies, à quelques nobles artistes ». L’amalgame est aujourd’hui la forme la plus courante de ce que le vieil Aristote désignait jadis comme le « sophisme de l’accident ». Saint Thomas lui accorde, dit le chanoine Verneaux [6], une mention particulière dans son commentaire sur la Métaphysique d’Aristote [7] : le sophiste traite ce qui est et se dit par accident comme s’il était et se disait par soi, « tromperie très efficace, de nature à abuser même les sages ». La définition mise immédiatement à la portée de tout un chacun sur Google résume assez bien le mécanisme déjà décrit par nos anciens : « Sophisme consistant à conclure d’un caractère accidentel à un caractère essentiel, par exemple : du fait qu’un homme est mort de la grippe, que cette affection est mortelle ». L’exemple du Covid pourrait s’avérer tout aussi parlant, sinon plus, mais mieux vaut éviter au Courrier de Rome de se voir infliger le label d’un sombre complotisme. Restons-en donc à la grippe, illustration dont l’innocence est suffisamment garantie par la spontanéité de Google. Certains meurent alors qu’ils ont la grippe, mais de là à conclure qu’ils meurent de la grippe, ou, même s’ils en meurent en effet, que la grippe doit entraîner la mort de tous les grippés, il y a un pas que les règles de la logique ne sauraient franchir. Car, ayant la grippe, l’on peut fort bien ne pas en mourir, ou même mourir mais d’autre chose que de la grippe, par exemple, d’un assassinat commis avec préméditation. Peut-être l’une ou l’autre de ces malheureuses mises à mort par le célèbre Jack l’éventreur avait-elle la grippe lors de son assassinat ? Elle eût été – et l’on eût dit qu’elle fut – éventrée et elle eût été – et l’on eût dit qu’elle fut – morte grippée. Mais elle n’eût pas été morte de la grippe et nul n’eût dit qu’elle le fut. Eu égard à la mort, « éventrée » se dit ici par soi tandis que « grippée » se dit par accident.
5. L’histoire de France de jadis, telle que la connaissaient encore les générations d’avant mai 68, offrait à toutes les mémoires l’épisode bien connu des origines de ce qui fut la Guerre de cent ans : en ce début du quatorzième siècle, le duc d’Aquitaine était « par ailleurs » roi d’Angleterre. « Par ailleurs », ou « par accident », c’est-à-dire que le simple fait d’être couronné outre-Manche ne dispensait nullement celui qui l’était de prêter hommage au roi de France, pour le duché qu’il détenait dans le royaume des lys. Certes oui, le duc d’Aquitaine était en même temps le roi de l’Angleterre, mais pour être à la fois roi et duc, celui qui était roi dans son royaume ne cessait pas pour autant d’être vassal dans le royaume d’autrui. Les deux points de vue, quoique réunis dans la même personne, restent distincts et étrangers l’un à l’autre. Il est donc accidentel au duc d’être roi et au roi d’être duc. Le sophisme consiste ici à parler du duc comme s’il était roi – sophisme dont les conséquences néfastes valurent aux successeurs de Philippe IV le Bel les longs déboires que l’on sait et dont le dénouement providentiel passa par la Mission divine de sainte Jeanne d’Arc. En boutant les Anglais hors de France, celle-ci devait par le fait même dissiper l’illusion mortelle de la tromperie dénoncée par saint Thomas, la Grande Pitié du Royaume de France ayant trouvé ses causes lointaines dans le fameux sophisme de l’accident, principe et fondement de tous les amalgames.
6. A la différence d’Edouard III et de ses successeurs, Paul VI, Jean-Paul II, Benoît XVI, François et à présent Léon XIV ne sont ni rois d’Angleterre ni ducs d’Aquitaine. Mais ils sont à la fois (et c’est ici que la ressemblance peut s’avérer instructive) vrais Papes, vicaires de Jésus Christ, et prêtant allégeance aux faux principes d’une nouvelle ecclésiologie moderniste, dont la teneur s’est faite jour dans la sainte Eglise au moment du concile Vatican II. Pas plus que l’on ne saurait parler d’un duc comme s’il était roi, on ne saurait parler d’un moderniste comme s’il était Pape – à moins de commettre dans les deux cas le sophisme mortel de l’accident, en mélangeant deux « raisons formelles » distinctes – ou deux points de vue hétérogènes. Et pas plus que cela ne saurait signifier que celui qui est duc n’est pas – par ailleurs – roi, cela ne saurait non plus signifier que celui qui est moderniste n’est pas – par ailleurs – Pape. Autre fut Paul VI en tant que Pape, autre fut-il en tant que néo moderniste, ou libéral : autre en tant que successeur de Pierre, autre en tant qu’imbu des faux principes de Vatican II. C’est pourquoi, le Pape restant ce qu’il est, le discours que l’on tiendra sur lui en se plaçant au point de vue précis où son modernisme le conduit à agir en tant que moderniste, ne peut pas s’entendre de lui au point de vue précis où il demeure par ailleurs et malgré tout le successeur de Pierre.
7. On le voit : la bonne intelligence du langage utilisé doit faire l’objet d’une attention d’autant plus soignée que les réalités qui sont dites sont plus complexes. Et Dieu sait si, aujourd’hui encore, soixante ans après la clôture du concile Vatican II, les choses sont loin d’être simples dans la sainte Eglise de Dieu. Cela n’empêchera jamais les esprits simplistes de donner à leurs discours cette forme d’incohérence malheureusement si facilement répandue qu’est l’amalgame, rejeton néfaste du sophisme de l’accident. L’analyse qu’a voulu donner (au mois de mars dernier) la revue La Nef des propos, pourtant circonspects, tenus jadis par Mgr Lefebvre nous en fournit, hélas ! un triste exemple, de même envergure que ceux du Père Horovitz.
Abbé Jean-Michel Gleize
[1] https://laportelatine.org/formation/crise-eglise/depuis-saint-pierre-de-chaillot
[2] https://www.youtube.com/watch?v=p6d9eGkkEHk
[3] « Le Père Horovitz », écrivions-nous sur La Porte Latine, « termine son propos en invoquant un argument très émotionnel, Comment refuser de célébrer la messe de Paul VI, alors que cette célébration pourrait éviter à 10 personnes d’aller en Enfer ? A cette pétition de principe, que répondre ? Si la messe de Paul VI est bonne et sanctifiante, certes oui la célébration en sera salutaire. Si elle ne l’est pas, ce seront 11 personnes qui iront en Enfer. Il conviendrait donc de sortir du doute, et de réserver sa conduite ».
[4] « L’abbé Gleize me répond », affirme le Père Horovitz sur sa chaîne YouTube, « écoutez-bien parce que c’est public, il l’a écrit, l’abbé Gleize répond : un prêtre qui célèbre la Messe Paul VI pour le salut de 10 âmes prendrait le risque de se mettre lui-même en Enfer ».
[5] https://www.leforumcatholique.org/message.php?num=987962
[6] Roger Verneaux, Introduction générale et logique, Beauchesne, 1964, p. 147.
[7] Livre XI, leçon 8, n° 2275.