SAINT THOMAS ET LE MYSTERE DE L’EGLISE



Publié le 12/01/2024 sur internet
Publié dans le N°669 de la publication papier du Courrier de Rome



1. Le mystère de l'Eglise fait l'objet du neuvième article du Credo, avec lequel la foi catholique professe « la sainte Eglise catholique et la communion des saints ». Cet objet est complexe, car deux réalités différentes, l'Eglise catholique et la communion des saints, sont connues et énoncées dans un seul et même article. Comme l'explique saint Thomas , chaque article du Credo correspond à un seul et même objet de connaissance, à une seule vérité particulière de notre foi . Si la sainte Eglise catholique et la communion des saints, qui sont réellement distinctes, font l'objet d'un seul et même article, cela signifie donc qu'il n'y a pas là deux mystères (ou deux objets de connaissance) distincts, mais qu'il y a plus exactement deux aspects différents mais inséparables d'un seul et même mystère . Dans l’ordre de la connaissance, l’Eglise et la communion des saints sont comme les deux parties d’un tout, qui est le neuvième article du Credo : elles sont connues simultanément, sous l’aspect même de leur différence et de leur rapport, dans et par ce tout. Mais la connaissance des parties dans le tout reste une connaissance encore confuse ; si l’on veut passer à une connaissance distincte, on est obligé d’étudier l’Eglise et la communion des saints chacune pour elle-même et l’une à part de l’autre, sans pour autant nier le rapport qui relie l’une à l’autre. Cette étude est le propre de la théologie, qui a justement pour but de passer de la connaissance confuse du Catéchisme à la connaissance distincte de la science dans l’ordre surnaturel.

2. Certes, Dieu voit tout à la fois, et de façon distincte, parce qu’Il voit tout dans l’éminence de son essence infinie ; en revanche, la condition naturelle de l’homme (et donc du théologien) implique une contradiction foncière entre la connaissance distincte et la connaissance totale. Il n’est pas possible que la même intelligence d’un même homme soit déterminée à la fois par plusieurs espèces intelligibles distinctes, pour connaître en acte et de manière distincte différents objets à la fois. La seule connaissance totale (ou globale) qui soit possible à l’homme est la connaissance confuse. C’est pourquoi, loin de défigurer le Catéchisme, la théologie donne la connaissance distincte des vérités de foi dont le Catéchisme ne peut donner qu’une connaissance confuse.

3. Une conséquence importante suit de là : si l’objet de connaissance est complexe, parce qu'il correspond à deux aspects, la même complexité doit se vérifier au niveau des expressions utilisées pour désigner cet objet de connaissance. Les théologiens auront donc la possibilité de parler de l' « Eglise » dans des sens et selon des aspects qui pourront être différents, même s'ils font tous référence à un seul et même objet, un même mystère. Et l’une des tâches essentielles à l’ecclésiologie sera de préciser la nature des rapports qui rattachent entre eux les deux aspects différents que recouvre ce même terme.

4. Les mêmes théologiens auront à résoudre une difficulté certes supplémentaire - mais découlant de la même ambivalence du mot « Eglise » - s’ils veulent indiquer où doit se placer l’étude de l’Eglise dans l’ensemble de la théologie, en la coordonnant avec ce qui la précède et ce qui la suit. Le Magistère n’a rien dit à ce sujet et laisse les théologiens libres de construire logiquement leur synthèse théologique comme ils l’entendent. Et, puisque la synthèse théologique de saint Thomas a cependant valeur de référence, c'est-à-dire de norme la plus sûre, la question inévitable est de savoir où aurait dû prendre place l’étude de l’Eglise dans la Somme théologique, si elle eût été achevée.

5. Les grands commentateurs de la Somme ont développé leur ecclésiologie en annexe au commentaire suivi de la 2a2ae, question 1, article 10, donc dans le cadre du traité de fide et à l’endroit où saint Thomas explique quelles sont les conditions requises à la visibilité de l’objet de la foi. Quant aux auteurs qui ont développé un traité De Ecclesia distinct de la Somme , ils l’ont fait avec le souci de présenter l’Eglise comme la maîtresse et la gardienne de la parole divinement révélée, donc en tant que règle de la foi, ce qui revient encore à faire de ce traité un prolongement du traité de fide. L’Eglise est alors entendue au sens d’une société visible et hiérarchique, au sein de laquelle Dieu a établi une fonction de Magistère, pour assurer la transmission et l’explication de l’objet de la foi, c’est-à-dire des vérités dont la connaissance est indispensable au salut. Cependant, d’autres auteurs estiment que saint Thomas traite du Corps mystique et de l’Eglise dans la 3a pars, avec le traité sur la grâce capitale du Christ, qui est le chef de ce que l’Aquinate y désigne précisément comme « l’Eglise ». Cette optique n’est pas fausse, à condition de ne pas perdre de vue d’une part que la notion de Corps mystique ou d’Eglise correspond ici à des points de vue différents, et d’autre part que ces différents points de vue restent de toutes façons beaucoup plus larges que le point de vue de l’Eglise militante, société visible : en effet, saint Thomas étudie ici d’abord et avant tout la grâce capitale du Christ. Les articles 1 et 2 montrent qu’en raison de sa grâce capitale le Christ est le principe d’un corps, qui regroupe tous les justes et tous les prédestinés à partir d’Abel, exclut les pécheurs et les réprouvés, transcende les médiations sociales et visibles. L’article 3 explique en quoi il est vrai de dire que les hommes dépendent de cette grâce capitale du Christ : c’est le point de vue précis non plus du Corps mais de ses membres, en acte ou en puissance. En acte, les hommes sont membres du Christ selon la gloire (dans l’Eglise triomphante) selon la charité (dans la communion des saints) ou selon la foi (dans l’Eglise militante). En puissance, les hommes sont membres du Christ selon qu’ils sont prédestinés (ce sont les pécheurs chez lesquels cette puissance sera amenée à l’acte) ou non (ce sont les pécheurs chez lesquels cette puissance ne sera jamais amenée à l’acte). Le point de vue précis de l’Eglise militante est évidemment plus restreint que le point de vue très différencié étudié par saint Thomas dans cette question : l’Eglise militante est l’unique société visible fondée par Dieu pour être la gardienne et la maîtresse de la foi, à laquelle il est nécessaire d’appartenir pour obtenir le salut éternel, et qui regroupe les baptisés, aussi bien les pécheurs que les justes, aussi bien les réprouvés que les prédestinés ; en ce sens, l’Eglise se définit essentiellement comme un ordre hiérarchique de médiations sociales et visibles, indispensable pour transmettre la vie surnaturelle.

6. Nous retrouvons ici, sur le plan de l’analyse théologique, la même ambivalence déjà observée dans l’énoncé du 9e article du Credo. Le mystère de l’Eglise relie dans l’unité formelle d’un même objet de connaissance deux réalités distinctes. Le mystère correspond tantôt à la société visible et hiérarchique fondée de son vivant par le Christ et dont l’évêque de Rome, le successeur de saint Pierre, est le chef suprême, tantôt à la communion mystique qui rassemble tous les justes d’ici-bas et tous les élus de l’au-delà, dans une même dépendance vis-à-vis du Christ, fondée sur la vie intime de la grâce sanctifiante. Ces deux réalités ne sont jamais séparées, avant la fin du monde, car il existe entre elles jusqu’à la fin du monde une relation nécessaire, l’une (la communion mystique) étant la fin de l’autre (la société visible) : voilà pourquoi elles font l’objet d’un seul et même mystère. Mais ces deux réalités restent formellement distinctes jusqu’à la fin du monde, et après la fin du monde, elles seront même définitivement séparées puisque la société visible cessera d’exister : voilà pourquoi le même mystère comporte deux aspects différents.

7. Lorsque l’on décide d’étudier l’Eglise, les deux points de vue, celui de la société visible hiérarchique et celui de la communion mystique des saints, sont possibles, mais n’oublions pas que, s’il est déjà difficile d’étudier un seul point de vue, il est absolument impossible d’en étudier deux à la fois. C’est la raison pour laquelle saint Thomas a résolument adopté le point de vue de la communion mystique et traité de ce qu’il dénommait comme « l’Eglise » (Ecclesia) dans le cadre de la grâce capitale du Christ, laissant aux canonistes le soin d’examiner le point de vue de la société visible et hiérarchique. Par la suite, et pour conserver l’intégrité du dépôt de la foi face aux attaques du protestantisme, le Magistère de l’Eglise a fait la distinction de ces deux points de vue, en privilégiant l’aspect de l’Eglise société visible et hiérarchique, dont il était important de souligner la réalité, niée par les hérétiques. Néanmoins, pour avoir été conduit à mettre davantage en relief l’idée de la société visible, le Magistère n’a pas voulu nier pour autant la réalité et l’importance de la communion mystique et invisible des saints. Et il appartient aussi à la théologie d’indiquer en quoi consiste précisément la relation qui existe entre l’Eglise et la communion des saints. Pour employer le langage technique de la scolastique, disons en bref qu’il s’agit ici d’une relation de forme à fin, la communion étant la cause finale de la société. Le protestantisme en fait une relation de matière à forme, la communion étant le constitutif formel de la société et celle-ci étant la société invisible des justes ou des prédestinés. Le modernisme en fait une relation de forme exemplaire à forme intrinsèque, ou de signe à signifié, la société étant le signe et l’instrument, c’est-à-dire le sacrement, de la communion. Et dans ces deux dernières explications hétérodoxes, la « forme » de l’Eglise admet des réalisations graduelles : la communion invisible se trouve plus ou moins présente et elle est signifiée de manière plus ou moins achevée dans des sociétés différentes, l’une de ces sociétés ayant même, éventuellement, une valeur de référence par rapport aux autres. Ces ecclésiologies acatholiques sont donc foncièrement œcuméniques et elles le sont parce qu’elles confondent radicalement la communion et la société, au lieu de les distinguer selon un rapport de cause finale.

8. Et il serait injuste et faux d’attribuer à saint Thomas la paternité d’une pareille confusion.

Abbé Jean-Michel Gleize

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