DEUX FOIS CENTENAIRE



Publié le 12/01/2024 sur internet
Publié dans le N°669 de la publication papier du Courrier de Rome



1. Saint Thomas d’Aquin a vu le jour avant le 7 mars 1223, puisque son premier historiographe, Guillaume de Tocco, nous dit qu’il est mort au commencement de sa cinquantième année, le 7 mars 1274. Il sera canonisé un siècle après sa naissance, par le Pape Jean XXII, le 18 juillet 1323 et proclamé docteur de l’Eglise par le Pape saint Pie V, le 11 avril 1567. L’année qui s’achève présentement aura donc vu le huit-centième anniversaire de la naissance de frère Thomas, ainsi que le sept-centième annniversaire de sa canonisation.

2. Lors de la canonisation du célèbre dominicain, le Pape Jean XXII ira jusqu’à déclarer que frère Thomas « a davantage éclairé l’Eglise que tous les autres docteurs » et que « en lisant ses œuvres on tire plus de profit en une seule année d’étude qu’en étudiant l’enseignement des autres pendant toute la durée de sa vie ». Et de fait, par la bouche du pape Pie XI, dans l’Encyclique Studiorum ducem, l’Eglise décernera à saint Thomas le titre de « docteur commun ou universel de toute l’Eglise », voulant signifier par là que « l’Eglise a fait sienne sa doctrine, comme elle l’a affirmé à plusieurs reprises en toutes sortes de documents ». Autant dire que le double anniversaire, signalé plus haut, ne saurait laisser indifférent aucun catholique digne de ce nom.

3. La doctrine de saint Thomas devrait s’imposer d’autant plus à l’attention des catholiques que, aujourd’hui, les vérités les plus fondamentales du Catéchisme subissent l’érosion continuelle de l’après Vatican II. L’un des aspects de celle-ci est l’apparition récurrente d’un renfort supposé « thomiste » à l’appui du néo modernisme, spécialement en matière d’ecclésiologie. Renfort pernicieux, qui ose impunément se réclamer de l’autorité du Docteur commun, en profitant de ce que saint Thomas ne nous a laissé aucun traité d’ecclésiologie. Du moins, dans son œuvre maîtresse qu’est la Somme théologique, n’assigne-t-il aucune place à une réflexion spéculative sur le Corps mystique du Christ, envisagé pour lui-même. Ce fait ne s’explique pas seulement parce que l’Aquinate nous a laissé la Somme dans un état inachevé. Il tient surtout à ce que saint Thomas n’a pas envisagé le De Ecclesia, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, comme une matière proprement théologique. Traiter de l’Eglise, prise au sens d’une société hiérarchique, était en son temps l’affaire des canonistes. C’est son commentateur – et génial continuateur – Cajetan, qui, à la faveur de la révolte luthérienne, a fondé la théologie de l’Église : théologie véritable, qui étudie l’Église pour elle-même à la lumière des principes de la Révélation divine et des enseignements du Magistère.On ne saurait trop estimer, à cet égard, le passage du Traité sur la comparaison entre l’autorité du Pape et celle du concile où Cajetan définit sa méthode : il le fait en précisant sous quel angle il convient d’étudier l’Église . Cette question, explique-t-il, relève premièrement et principalement de la théologie, à laquelle il revient d’étu-dier en détail la sainte Écriture et ce que Dieu a révélé.Les traités de Cajetan inaugurent ainsi une ère nouvelle dans la spéculation : « Cajetan se saisit d’une matière réservée aux canonistes, et en fait un objet de théologie. La nature du pouvoir du pape et l’autorité de l’Église universelle relèvent de la théologie, et cela parce qu’elles sont de droit divin et reposent sur l’Écriture Sainte » .

4. Il reste pourtant que saint Thomas a tout de même traité de ce qu’il appelle tantôt « l’Eglise », Ecclesia, tantôt le Corps du Christ, Corpus Christi, tantôt les membres du Christ, membra Christi, spécialement dans le traité du Verbe Incarné, à la question 8 de la tertia pars dans la Somme . Comme l’ont justement fait remarquer les théologiens , saint Thomas entend ici l’Eglise et le Corps mystique du Christ dans un sens très large, qui est bien différent du sens classique finalement adopté par le Magistère et les théologiens de l’époque postérieure au concile de Trente, surtout à partir du concile Vatican I. Ce sens élargi peut s’avérer problématique, dans la mesure où nos modernes « thomasiens » - c’est-à-dire les théologiens modernistes qui voudraient accorder saint Thomas avec Vatican II - s’en autorisent pour justifier les fondamentaux d’une nouvelle ecclésiologie où l’Eglise institution se trouve minimisée au profit d’une Eglise mystère. « Le traité du Verbe Incarné (tertia pars, question 8) », remarque ainsi l’un de ces nouveaux ecclésiologues, « présente le Corps mystique qui est l’Eglise comme composé de membres invisibles qui sont les anges, les justes de l’Ancien Testament et les bienheureux. Cela confirme que l’institutionnalité ecclésiale n’est pas essentielle au mystère […] En conclusion, le Corps mystique dans la pensée de saint Thomas n’est pas identique à l’Eglise catholique romaine ; cette dernière en fait partie seulement. Pour résumer l’exégèse de saint Thomas qui nous est ici présentée, on peut dire en forme de syllogisme : ce qui est essentiel à une réalité est ce sans quoi elle ne peut exister ; or le corps mystique peut exister et existera sans institutionnalité visible, parce que les anges qui sont invisibles en font partie, parce que l’institutionnalité ecclésiale consiste dans l’ensemble des médiations qui disparaîtront dans l’Eglise du ciel ; donc l’aspect institutionnel visible du Corps mystique en ce monde ne lui est pas essentiel » .

5. L’on peut cependant se demander si une pareille conception de l’Eglise peut s’accommoder avec les données de la Révélation, telles que le Magistère les a toujours proposées avec le poids de son autorité divine. En effet, en 1943, dans son Encyclique Mystici corporis, le Pape Pie XII non seulement déplorait mais plus encore condamnait « l'erreur funeste de ceux qui rêvent d'une prétendue Église, sorte de société formée et entretenue par la charité, à laquelle - non sans mépris - ils en opposent une autre qu'ils appellent juridique » .Et vingt ans plus tard, nous trouvons comme un écho de cette préoccupation du Pape Pacelli dans les remarques écrites par Mgr Luigi Carli, au moment du concile Vatican II, lors de la rédaction du schéma de la future constitution dogmatique Lumen gentium. Celle-ci débute en effet par un chapitre premier où il est question du « Mystère de l’Eglise ». Or, le mot de « société »(coetus) était pourtant le terme choisi par le concile Vatican I puis repris par toute la tradition du Magistère constant postérieur (jusqu’à Vatican II) pour désigner adéquatement l’Eglise. Et ce mot a été évacué lors du concile Vatican II, qui a prétendu lui substituer ce terme vague de « mystère ». Mgr Carlidénonça ce subterfuge, en faisant la remarque suivante : « Dans tout le schéma, le mot société utilisé pour désigner l’Eglise se rencontre à peine à trois reprises, aux lignes 7 et 20 de la page 11 et à la ligne 3 de la page 12. Pourquoi une telle phobie ? La notion de société, appliquée à l’Eglise, est classique, même chez les Pères : elle ramène à l’esprit un élément visible (qui est premier dans l’ordre de la connaissance), une autorité stable et une fin. D’ailleurs, les hommes d’aujourd’hui comprennent parfaitement ce qu’est une société, alors qu’ils ne comprennent pas aussi facilement ce qu’est un mystère ou un rassemblement. Le concept de société correspond mieux à ce que l’on appelle la loi de l’Incarnation » .

6. Il est en tout cas manifeste que l’idée d’une Eglise « mystère » s’accommode beaucoup mieux d’une ecclésiologie de tendance latitudinariste et œcuménique que l’idée d’uneEglise institution ou société. Le sens élargi selon lequel saint Thomas a voulu traiter de ce qu’il désignait comme « l’Eglise », et qui est le sens d’une optique résolument théologale, où l’Eglise se définit d’abord et avant tout comme une communion de grâce, donc comme un mystère, pourrait ainsi servir d’alibi aux défenseurs de la nouvelle ecclésiologie. Voilà pourquoi il importe d’en indiquer la place et la portée exacte au sein de cette explication préférentielle du dogme catholique qu’est la Somme théologique.

Abbé Jean-Michel Gleize

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