LA MUSIQUE SOUS INFLUENCE MATÉRIALISTE



Publié le 11/01/2024 sur internet
Publié dans le N°659 de la publication papier du Courrier de Rome



1. A trois heures du matin, un séminariste d’Ecône faisait part d’une surprisequ’il avait eue au cours de la messe de minuit juste achevée : le morceau musical de la communion commençait par une longue note tenue, qu’il avait prise pour l’alarme incendie ! Ce n’est qu’à la deuxième note qu’il s’était rendu compte de sa méprise. Méprise qui l’avait toutefois amené à distinguer les deux composantes de la musi¬que : celle statique — relative aux sons, abstraction faite de leurs relations mutuelles —, et celle dynamique — qui pose une relation dans le temps entre les notes.

2. C’est grâce à cette distinction qu’il devient possible d’analyser et de juger les musiques génériquement appelées rock , les musiques rap, ou encore les musiques de variété et la musique atonale. Cette analyse critique doit soigneusement distinguer ce qui relève de la matière — le statique —, de ce qui relève de la forme —la dynamique. Or, c’est bien de ce dernier ordre que provient l’essentiel de la musicalité, et c’est sur celui-ci que doit s’appuyer principalement une critique musicale. Dans l’imagination de l’auditeur, cet ordre reçoit une existence à part entière, que le philosophe Francis Wolff a analysé avec l’outil des quatre causes. Cet outil présente une efficacité toute spéciale pour manifester les faiblesses des musiques incriminées, et permet d’asseoir solidement deux reproches à ces nouvelles musiques, reproches qui sont liés principalement à la cause efficiente : leur pauvreté musicale et leur vulgarité. Dans une époque qui laisse de côté la cause finale, cette étudenous permettra également de savoir si la musique, elle aussi, n’aurait pas exclu cette dernière cause.

I. LES COMPOSANTES STATIQUES DE LA MUSIQUE

3. Les composantes statiques de la musique sont les sons utilisés, abstraction faite de leurs relations mutuelles dans le temps. Par exemple, une note touchée à l’orgue est affectée de qualités déterminées :une hauteur, une durée de quelques secondes, une intensité, c’est-à-dire un volume sonore, et un timbre, par exemple celui de la flûte. La faiblesse des moyens musicaux utilisés (par exemple une flûte de mauvaise qualité, donc un timbre imparfait) peut fournir matière à la critique musicale. Si cette critique a une valeur réelle, elle doit toutefois être mise à sa place. L’étude des musiques rock, sous le rapport des quatre composantes statiques, montrera la limite des reproches uniquement fondés sur ce critère, et l’on verra ainsi comment mieux les formuler en se plaçant sur l’autre point de vue du plan dynamique.

1. La hauteur

4. La première composante statique de la musique est la hauteur absolue . En effet, le son musical se distingue des sons de la nature par sa hauteur fixe. Les différentes hauteurs musicales se répartissent sur une échelle sonore (les notes du piano, par exemple), alors que le chant des oiseauxn’évolue pas sur une échelle fixe : les sons produits sont toujours à des hauteurs un peu différentes. Chaque civilisation a plus ou moins développé son échelle sonore : sur un son pour certaines tribus primitives (Patagonie), trois ou cinq (Afrique et Japon), huit pour le chant grégorien, douzepour la musique classique et plus encore pour la Chine . Les échelles musicales sont comme une palette de couleurs pour le peintre : s’il ne dispose que de deux couleurs, le noir et le blanc (deux sons), en fonction de son génie,il peut tout autant créer une magnifique toile en clair-obscur ou exécuter un vilain dessin d’enfant qui représente « papa ». Les sons, pris en eux-mêmes, ne sont pas le mouvement : c’est ce dernier qui donne aux hauteurs les contours d’une mélodie, géniale ou insipide.

5. Le nombre de barreaux d’une échelle musicale n’est donc pas absolument déterminant pour juger de la qualité d’une musique. Les compositeurs de rap utilisent moins de notes que les compositeurs classiques : chez le rappeur Orelsan , par exemple, on peut en entendre quatredans son dernier album et chez Jul , autre rappeur à succès, cinq . Ces échelles à quatre et cinq barreaux peuvent paraître pauvres à côté des douze barreaux de l’échelle classique. Critiquer ces morceaux sur ces seuls facteurs relèverait cependant de la facilité : l’Agnus XVIII est, lui aussi, écrit sur quatre sons . Les pièces grégoriennes les plus anciennes s’appuient souvent sur cinq sons principaux seulement. L’échelle utilisée n’est donc qu’une pure possibilité, un élément qui doit prendre toute sa valeur en fonction d’autres qui viennent le situer ou l’enrichir. Elle oriente le développement musical dans une direction (harmonique ou rythmique) mais ne le bride pas.

6. Si la richesse des échelles n’est pas absolument déterminante, la hauteur des notes, graves ou aigues, prises à part les unes des autres, n’apporte pas non plus de disqualification rédhibitoire. Les sons graves font certes davantage appel au corps. « Les vibrations acoustiques se transmettent à tout l’organisme et le font frémir d’autant plus fort que le son est plus intense et plus grave : les harmoniques inférieurs étant plus puissants et plus stables, leur amplitude favorise leur propagation et la réverbération dans les cavités profondes du corps, l’abdomen et le thorax » . Mais les compositeurs contemporains ne sont pas les seuls à utiliser les possibilités des résonnances graves : à côté du heavy, du rap et du free jazz, Boëllmann , Chopin , Stravinsky et les compositeurs baroques font appel à la viole de gambe, aux jeux de pédales à l’orgue ou aux timbales de l’orchestre. Le registre sonore grave fait du corps une caisse de résonnance, mais le compositeur reste libre d’exprimer, avec cette matière, un discours musical riche et complexe ou pauvre et indigent.

7. Toujours dans le domaine des hauteurs, l’accord, qui est une combinaison de sons de différentes hauteurs, peut être plus ou moins diversifié dans une pièce. Un accord est consonant — doux à l’oreille —, ou dissonant —en tension. Une petite méthode d’improvisation rock fait réaliser principalement deux accords au piano : la quinte (consonante) et la septième (dissonante). Si l’on trouve les mêmes accords dans le rap, plusieurs pièces récentes évitent la septième . Une pauvreté harmonique relative peut donc être constatée, mais elle ne préjuge pas de la richesse de la musique qui consiste dans un mouvement : là encore, nombre de musiques ne comportent aucune harmonie, et personne ne songe à les en critiquer.

2. La durée

8. Chaque note prise séparément peut durer plus ou moins longtemps. Notons simplement l’affinité que les durées ont avec certains mouvements. Une durée courte s’accorde volontiers avec l’élan. La répétition de très brefs mouvements sonores, comme l’ont mesuré des spécialistes, peut aller jusqu’à causer une saturation cérébrale qui va provoquer un état de stress : c’estce qui est reproché à la techno. Une durée longue trouve, au contraire, une affinité avec la détente. A ce titre, le slow rock ne pourrait-il pas être qualifié de musique relaxante ? Il y a là une invitation à chercher plus loin pour critiquer globalementles musiques rock.

3. L’intensité

9. Le volume sonore est aussi un argument habituel pour disqualifier les musiques rock. Notons qu’il ne s’agit pas d’une marque distinctive du rock. Des genres plus classiques ont également cherché à frôler des records sonores. Le 18esiècle s’est essayé à faire jouer Le Messie de Haendel par plusieurs centaines de musiciens . Si les raves parties montent des murs d’enceintes, c’est pour faire ressentir le son avec plus de force. L’intensité touche le corps de l’auditeur. N’importe quelle musique, du grégorien au heavy metal, écoutée avec des oreillettes à la limite de la dangerosité, fait vibrer le corps tout entier. Reste que certaines musiques semblent devoir être jouées toujours fort : est-ce là le signe d’un manque de ressort, là où il en faudrait ? La réponse ne résidera que dans une analyse proprement musicale.

4. Le timbre

10. Le timbre est la dernière composante statique de la musique. Francis Wollf dit que « le timbre est la matière sonore de la musique puisqu’il n’est que son ; mais de la ‘matière’ sonore, il est déjà la première ‘forme’. La musique est mise en forme des sons, le timbre est la mise en forme du son » . L’utilisation du timbre dans les différents genres musicaux n’est pourtant pas anodine : les Beatles doivent probablement une partie de leur succès au timbre aigu de leurs chansons, qui tranchait sur le caractère sombre du bluesde l’époque. Le timbre est un outil supplémentaire, mais ne reste qu’un outil, quoiqu’il puisse déjà suggérer et, dans une certaine mesure, impressionner le corps.

II. LES COMPOSANTES DYNAMIQUES LA MUSIQUE

11. Si la peinture est la « représentation des objets sans mouvement », la musique est la « représentation des mouvements sans objet » . Mouvements purs, changements de sons organisés, ordonnés, mais sans qu’aucun objet ne soit lui-même organisé ou ordonné : la musique est pur mouvement. C’est ici que se place la distinction entre cause réelle et cause imaginaire des sons. Les sons se trouvent produits par des instruments joués par des musiciens : c’est la cause réelle. Mais quand on entend de la musique, l’imagination entend aussi des relations de causalité entre les sons : c’est la cause imaginaire. C’est à ce niveau que la musique est représentation du mouvement sans objet. La musique n’image pas des violons qui se répondent mutuellement, mais bien des mélodies qui dialoguent et se meuvent. S’il y a des relations de causalité entre les sons, il est possible de les analyser avec l’outil des quatre causes : c’est ce que fait Francis Wolff dans son Pourquoi la musique ? déjà cité.

1. Cause matérielle

12. Toujours en mouvement, la musique pourrait être qualifiée d’art héraclitéen. Pourtant, l’oreille perçoit des événements musicaux tellement réguliers, que l’imagination se figure qu’ils ne changent pas. Parmi ces mouvements, il faut compter la pulsation régulière du rythme et la présence dominante de certaines hauteurs . Dans l’imagination, c’est ce qui paraît ne jamais changer qui tient lieu de cause matérielle. Toutes les musiques participent de la cause matérielle, mais toutes ne la mettent pas en valeur de la même façon.

13. Entre l’art de tout dire sans rien affirmer et celui de tout affirmer sans rien dire (par ailleurs), se glisse la différence qu’il y a entre un langage stylistique raffiné et une expression vulgaire. Le vulgaire et le grossier sont le propre de celui qui affirme avec excès, ou qui présente des objets honteux ou moches. Le hard rockdéclame son beat avec une telle véhémence qu’il en devient vulgaire. Comme un truisme répété plusieurs fois dans une conversation. Mais plusieurs pièces de rap manifestent leur rythme avec plus de douceur ou sont comparables à la chanson française . La véhémence de la cause matérielle rend la musique motrice, raison pour laquelle les marches militaires en usent volontiers. Le renforcement de la pulsation, en dehors de ses effets moteurs sur le corps, rend facile la perception intellectuelle de ce qui ne change pas : les musiques qui utilisent ce procédé sont plus aisées à comprendre sous le rapport de leur causalité matérielle.

2. Cause formelle

14. Si la pulsation et l’échelle sonore (causes matérielles)restent les mêmes, bien d’autres paramètres changent, et l’imagination cherche à comprendre « dans ce qui change, comment ça change ». Est-ce que les nouvelles notes qui sont différentes ressemblent un peu aux précédentes ? Par exemple, est-ce le même motif mais joué à une hauteur différente ? Si la mélodie et la hauteur sont différentes, y a-t-il malgré tout une continuité rythmique ? Etc. C’est la cause formelle de la musique. Les composantes statiques de la musique — hauteur, durée, intensité et timbre — sont autant de leviers dont dispose le compositeur pour imprimer des formes différentes. Pour l’auditeur, c’est la mémoire qui enregistre les notes passées, puis l’intelligence les met en relation avec les notes présentes et essaie de comprendre. Dans le temps, c’est le rythme qui pose une organisation, par exemple lorsqu’une mesure est entendue grâce à l’accentuation d’une pulsation tous les trois temps. La notion de mélodie vient ajouter des hauteurs à une continuité de notes déjà rythmées.

15. Dans une comptine pour enfant, les formes sont très simples (forme rythmique souvent binaire et mélodie dont les notes « se touchent »). Mais c’est le cas aussi du chant de la psalmodie grégorienne (forme rythmique libre et mélodie campée sur une échelle limitée), ou du Boléro de Ravel (la mélodie sans cesse répétée constitue une forme vite repérée). Évidemment, le rap n’échappe pas à cette simplicité, puisque les rappeurs aiment réciter sur une corde qui se repose sur un seul son différent habituel et appliquent un rythme binaire : les vers déclamés font généralement huit pieds, groupés par quatre ou par deux . Ici, la simplicité n’est pauvreté que si elle ne parvient pas à mettre en valeur une autre dimension de la composition. S’il s’agit de faciliter l’intelligibilité du texte, qui fera reproche aux religieux de réciter la psalmodie sur une unique note ?

3. Cause efficiente

16. Là où l’intelligence a sa part la plus grande en musique, c’est sans doute dans les deux causes motrices : la cause efficiente qui pousse, et la cause finale qui tire. La cause efficiente permet à l’auditeur de comprendre, toujours de manière imaginaire, les événements présents en fonction des événements passés. Parmi ces leviers, comptons : la répétition (si j’ai entendu trois fois do do si si fa fa fa la, j’entends cette formule répétée une quatrième fois en lui donnant pour cause imaginaire les trois premières séries), la similarité (après avoir entendu les premières notes d’une fugue, je comprends la suite comme une déclinaison similaire du premier motif écouté), ou encore la proximité mélodique (Au clair de la lune commence avec des notes qui sont toutes voisines) et la proximité harmonique (do majeur est voisin de la mineur).

17. Pas plus qu’unpsaume grégorien, la musique du rappeur Orelsan ne peut prétendre être riche en causes efficientes. Souvent, il répète inlassablement le même motif pendant toute la durée du chant. Vient se joindre à cette uniformité, dans « Shonen », la récitation sur le la aigu. Ici, l’uniformité de la causalité mène à la monotonie, dont le compositeur s’est sans doute rendu compte : il n’utilise pas de nouveaux leviers proprement musicaux pour distraire l’auditeur, mais seulement des onomatopées éparses. Cependant, la proximité des notes utilisées, la cohérence entre l’instrumentation et la corde récitative, retrouvée souvent chez les autres rappeurs, laissent l’imagination trouver des causes proportionnées aux mouvements musicaux entendus .

18. Bien différents sont le rock ou certains raps qui cherchent l’effet. C’est le battement régulier et renforcé qui assure ici une motricité très efficace. Les outils musicaux utilisés sont comparables à la gastronomie du fast food qui va chercher dans les excès : le très sucré ou le très salé. Excès des changements de couleur musicale , non préparés et faisant réaliser des sauts que seules des bottes de sept lieues permettraient de réaliser dans le monde des bipèdes . Excès des accords en tension , qui ne sont ni préparés ni résolus et qui, dans le contexte, font figure de coups de fouet .Excès des mouvements de plusieurs voix dans une même direction, comme un enfant de dix ans qui sauterait tout-à-coup dans les bras de sa maman, avec élan : renversant ! Toutcomme les menus proposés par McDonald sont faciles à apprécier, parce que les goûts y sont très primaires (salé ou sucré), de même les musiques afro-américaines présentent, elles aussi, des saveurs que l’on perçoit aisément. Entre l’accord de septième, qui vous agrippe, et unaccord de quinte, en repos maistrès présent, l’intelligence n’a pas de mal à discerner une relation de tension-détente, formant un couple cause-effet imaginaire aussi facileà décrypter que de boire du Coca-Cola !

19. A cette facilité de lecture se superpose l’analyse de ce qui en est la cause : la puissance des leviers utilisés. Puissance qui relève, dans l’ordre du mouvement musical, de l’excès. Un excès qui n’est pas qualifié moralement, comme le serait la vulgarité et la grossièreté, mais qui présente des mouvements d’une amplitude adaptée, dans notre imagination, aux grands bouleversements de ce monde : l’éruption d’un volcan, l’éclatement d’une guerre ou la déraison d’un amour fou. Écouter trop fréquemment ces musiques,c’est donc s’exposer à l’agueusie, liée à l’excès, mais également à la baisse du discernement musical, à travers l’habitude d’analyser seulement des mouvements musicaux simplistes. Les musiques rock et rap qui participent de ces deux qualités — l’excès et le simplisme —, peuvent par conséquent être accusées de grossièreté et d’indigence. Leur caractère frustre les rend abaissantes et accuse un vrai déclin civilisationnel.

4. Cause finale

20. La musique bouge. L’auditeur peut expliquer les mouvements par des causes passées, mais aussi par des motifs futurs. Dans le cadre de la cause finale, celle qui « tire la musique » vers l’avant, les attentes peuvent être rythmiques, comme dans le cas de la syncope . Elles peuvent être aussi harmoniques, quand les dissonances cherchent leur apaisement naturel , et également mélodiques, si la trajectoire des hauteurs cherche à retomber sur la tonique, la note-plancher du morceau.

21. Toute musique tonale —et c’est bien sûr le cas du rap et du rock, mais aussi du chant grégorien écrit dans une tonalité bien définie — comporte une tonique (un premier barreau de l’échelle sonore) et donc une certaine attente mélodique, pour se reposer à la fin sur cette note tonique. C’est l’affirmation claire du mode utilisé qui rend possible l’attente de la note tonique. Certaines musiques préfèrent ne pas affirmer clairement leur mode : dans ce cas l’auditeur n’attend pas aussi fortement l’arrivée sur la note tonique. Le chant grégorien laisse douter parfois l’auditeur. De même certaines musiques rock qui changeraient souvent de tonalité. La tension s’en trouve diminuée. Avec la différence que, en obtenant une faiblesse de tension, le grégorien « (vise) à l’évanescence du corps par ivresse de l’âme, alors que(le groupe Pink Floyd et le genre musicalstoner rock) cherchent au contraire l’évanescence de l’âme par ivresse du corps » .

22. Dans le domaine des attentes rythmiques, la syncope est surtout pratiquée dans le funk et le jazz : dans les musiques plus proches du rock, on aime trop le beat pour le laisser taire . Les attentes harmoniques sont également absentes dans ces musiques. Outre le fait que les compositeurs se refusent aux complexités de l’harmonisation classique, les dissonances présentes (septièmes et parfois neuvièmes) ne sont jamais résolues. L’auditeur doit s’accoutumer à ne pas attendre de solution aux conflits musicaux qu’il perçoit. Comme le remarque pertinemment Francis Wolff, « l’auditeur est sans cesse en tension physique, parfois extrême. Mais il est délivré de toute tension musicale, autrement dit de toute surprise et par conséquent de toute attente frustrée. On serait donc tenté de dire que ce sont des musiques sans détente plutôt que sans tension, si, au fond, les deux expressions n’étaient pas synonymes, puisque les deux concepts sont corrélatifs » .

23. Si le rock ne produit pas beaucoup d’attentes musicales, la musique atonale, elle, dans un autre domaine, en est totalement dépourvue. Francis Wolff parle d’une « musique pleine de causalité absente » . « Pleine de causalité » parce que toutes les conditions musicales sont réunies pour que l’auditeur cherche des causes imaginaires à ce qu’il entend. Il y a bien des hauteurs définies, des durées repérables, un volume sonore et des timbres maîtrisés. Toute la matière nécessaire pour faire de la musique est là et l’auditeur cherche à entendre les quatre causes de la musique. Mais la causalité musicale est largement « absente » parce que l’auditeur n’entend que les causalités matérielles et formelles. Les sons se suivent sans cohérence interne perceptible par l’intelligence . Ils ne semblent venir d’aucune cause interne à la musique et ne produisent aucune attente non plus. Ici, les causalités efficientes et finales sont donc bien absentes.

CONCLUSION

24. Les composantes statiques ne sont que la matière de la musique. Critiquer les musiques rocksur ces seuls critèresreviendrait à mettre en cause également le chant grégorien, les comptines pour enfants, la musique militaire, ainsi que de nombreuses œuvres de tous les styles musicaux. Aussi vaut-il mieux concéder qu’une pauvreté matérielle réelle peut être subjuguée par une forme plus riche. C’est dans le domaine des composantes dynamiques(forme de la musique), que doit se situer une critique des musiques rock qui se veut constructive. A cet endroit, le verdict pourra se montrer incisif : cause matérielle jouant souvent de vulgarité, cause formelle extrêmement simple, cause efficiente excessive ou simpliste — souvent les deux à la fois — et cause finale quasi-absente. Le rap, quant à lui, fait preuve d’une pauvreté musicale semblable, quoique, depuis peu, il ne donne plus nécessairement dans les mêmes excès.

25. Si l’intelligence, analyste des quatre causes, n’est que modérément sollicitée par la causalité efficiente des musiques rock, le corps, lui, l’est davantage : le beat s’adresse surtout au corps, à travers la binarité cardiaque ou respiratoire qu’il rejoint. L’esprit, s’il se rassasie trop souvent des musiques« frites &ketchup » de Funradio,deviendra bientôt incapable de goûter aux Saint-Emilions de l’intelligence musicale, marquant ici une plongée dans un matérialisme qui exclut la participation de l’esprit aux œuvres du corps. Les musiques rock auront consacré le métissage des cultures musicales africaine(à tendance rythmique) et occidentale(plutôt polyphonique).Si ce croisement amène unenrichissement mutuel, il est toutefois conditionné par un important appauvrissement de chacune desculturesconcernées : c’est bien là le revers de la médaille de cette parabolemoderne du multiculturalisme. En creux, le chant grégorien assume d’être tiré de terre — sa mélodie toute simple s’écoule régulièrement — mais parvient — œuvre artistique — à dessiner l’image du Dieu vivant.

Abbé Thibault de Maillard

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