LA MUSIQUE SOUS INFLUENCE LIBÉRALE



Publié le 11/01/2024 sur internet
Publié dans le N°659 de la publication papier du Courrier de Rome



1. La Révolution française, en bouleversant l’ordre de la société, aura aussi pesé sur l’histoire de la musique. Les compositeurs deviennent indépendants. Dès lors, leur propension à exprimer des formes musicales plus personnelles s’accroît progressivement. A la Révolution, la source du droit devient la volonté générale : de même, la source du beau découle du couronnement populaire, ou de la volonté des compositeurs. Deux sources qui scinderont bientôt la musique en deux continents éloignés l’un de l’autre : le public n’a plus qu’à faire son choix. Trois options sont possibles : la musique des compositeurs, celle des masses ou celle d’avant la Révolution.

2. Le libéralisme de la Révolution, c’est-à-dire l’application du naturalisme à la politique, a provoqué un éclatement de la société : de sa forme antérieure fondée sur la hiérarchie, la société devient atomisée, unie par le seul lien de la fraternité. L’histoire de la musique en a été bouleversée durablement. Sans apporter, nécessairement, ni décadence ni progrès, ces transformations suppriment les cadres qui garantissaient aux œuvres d’être en accord avec l’ensemble de la société. La présente analyse démontrera combien les hiérarchies sont utiles et nécessaires, et cela, même si les méthodes de l’Ancien Régime peuvent être discutables. En effet, si le système hiérarchique impose son lot de servitudes, il facilite néanmoins l’association, en musique, de deux qualités difficiles à réunir : la richesse artistique et l’universalité.

I. DES COMPOSITEURS ÉMANCIPÉS

1. De la vérité d’une représentation sociale à la liberté

3. « Avant 1800, (les compositeurs) devaient, pour la plupart, s’en remettre à une forme de protection directe. Au Moyen Age, par exemple, l’Eglise constituait le principal protecteur. La majorité des compositeurs sérieux entraient dans les ordres à un degré ou à un autre, puis restaient au service de l’Eglise pour diriger sa musique et former ses musiciens » . Aux 17e et 18e siècles, trouver une place de maître de chapelle ou de professeur de musique auprès d’un jeune prince c’était s’assurer des revenus réguliers, que n’apportait pas directement l’écriture de nouvelles œuvres. L’entrée au service d’un prince comportait des obligations musicales mais aussi morales, puisque les compositeurs étaient assimilés aux serviteurs. En 1761, le quatrième article du contrat d’embauche de Haydn stipulait, par exemple, que « le dit Vice-Kapellmeister [le nouveau titre de Haydn] sera sous l’obligation de composer toute musique que pourra commander Son Altesse sérénissime [le prince Esterhazy], de ne communiquer ces compositions à personne d’autre, ni de permettre qu’elles soient copiées mais de les conserver à l’usage exclusif de Son Altesse et de ne rien composer pour personne d’autre sans que Son Altesse le sache ou l’autorise » . Mozart, de son côté, n’avait pas de protecteur aussi puissant et il eut toujours des difficultés financières : il n’a gagné l’essentiel de son salaire qu’en vendant ses œuvres aux éditeurs, ou en dirigeant sa propre musique .
4. C’est l’apparition des droits d’auteurs qui change tout. Avant la Révolution française, quelques droits étaient perçus, mais presque jamais de façon proportionnelle aux recettes des éditeurs et des artistes. Le cas de Philippe Quinault qui, en 1653, obtint une « part d’auteur » proportionnelle aux recettes (11,11%), fait figure d’exception. En France, le tournant s’opère d’abord dès 1775, lorsque la Comédie-Italienne commence à verser systématiquement des droits aux auteurs des pièces représentées, puis le 3 juillet 1777, quand « Beaumarchais fonde un syndicat de défense qui regroupe une vingtaine d’auteurs dramatiques et de compositeurs » . Mais c’est les 19 janvier 1791 et 19 juillet 1793 que de « nouvelles lois transfèrent aux créateurs le privilège qu’avaient acquis les libraires, au 16e siècle, avec l’apparition de l’imprimerie. Les droits de représentation, de reproduction, de cession et de distribution sont garantis aux auteurs leur vie durant, ainsi qu’à leurs héritiers ‘pendant l’espace de 10 ans après la mort des auteurs’ » .

5. L’impulsion des œuvres musicales change donc de camp. Avant la Révolution, les compositeurs étaient au service des événements princiers et ecclésiastiques. Leurs créations revêtaient donc un caractère public, représentatif de la volonté des autorités de leur époque. Au contraire, les compositeurs autonomes du début du 19e siècle cherchent leur inspiration dans leur subjectivité. Parmi leurs nouvelles impulsions, notons l’impulsion théorique — qui découle de réflexions musicales —, et l’impulsion populaire — qui vient du couronnement du public, et d’autres inspirations : philosophique — c’est le cas de Richard Wagner —, ou patriotique, avec le développement des écoles nationales.

2. Du rôle hiérarchique au génie incompris

6. Entre les 16e et 18e siècles, la compétence des mécènes a été peu discutée, tant elle était avérée au cours des siècles. Les exemples abondent. « Le Roi-Soleil était (par exemple) un [...] excellent joueur de guitare. Il pouvait accompagner à vue n’importe quel ballet ou opéra, en jouant de cet instrument pour lequel il s’était passionné dès l’enfance » . Sous Louis XV, Mme de Pompadour joue également à un niveau professionnel. Philippe d’Orléans et Marie-Antoinette sont des amateurs éclairés qui influencent puissamment leur époque. Quand ces commanditaires cèdent leur place, deux catégories de personnes les remplacent pour influencer les œuvres nouvelles : les compositeurs eux-mêmes et le public accompagné des critiques.

7. Si la compétence musicale des compositeurs n’est pas à mettre en cause, celle du public et des critiques, en revanche, laissera à désirer. Les compositeurs du 19e siècle en arrivent vite à mépriser leur nouveau public, et Chopin préfère jouer pour des cercles restreints d’auditeurs. Pour illustrer l’incompétence des critiques qu’il suffise de citer, au 19e siècle, Fétis, musicologue de renom et professeur de composition, qui décrétait sans détour : « M. Berlioz n’est pas musicien » . « Le public bourgeois, quant à lui, accepte de moins en moins la nouveauté » , alors que les mécènes d’autrefois l’encourageaient. Marie-Antoinette aura fait venir plusieurs compositeurs étrangers à Paris pour renouveler le répertoire français qu’elle jugeait désuet. Parmi eux Gluck, Sacchini et Salieri . Rien de tel chez le public bourgeois qui, par souci de sécurité, s’accroche aux formes anciennes.

8. Séparés des élites du pouvoir, les compositeurs se retrouvent face à eux-mêmes et à leurs auditeurs, qu’ils méprisent. Ils connaissent donc un isolement progressif. Comme aboutissement de cet isolement structurel, un autre isolement, conséquence du premier, va se mettre en place. Au 20e siècle, le compositeur est devenu une personnalité non désirée, parce qu’il n’est plus représentatif de sa communauté. « Le ‘compositeur à résidence’ n’est plus un homme qui fait partie de sa communauté natale, mais une invention artificielle imposée de l’extérieur et davantage tolérée par déférence à l’égard d’une certaine conscience sociale que par conviction profonde » . Il s’isole, pour la première fois, alors que les artistes médiévaux, classiques et baroques, répondaient à des mécènes et à des clients : « Savoir s’accommoder des circonstances — temps, lieu, auditeurs — faisait partie, alors, des qualités d’un bon compositeur » . Désormais, le compositeur de musique savante n’est plus tenu à aucune adaptation vis-à-vis de son public.

3. D’une charité perdue à une fraternité sans consistance

9. Jusqu’à la Révolution, la société chrétienne était unie avant tout par des relations hiérarchiques, parfaitement réalisées par les rapports qui existaient entre les compositeurs et les mécènes. Dans les inévitables heurts de la vie sociale, c’est la charité qui suppléait aux désagréments de l’existence. Peut-être est-ce dans la déchristianisation du comportement des élites qu’il faut chercher l’un des ferments de révolution dans le monde musical. Ainsi, Mozart, qui accepte de « jouer et travailler pour des aristocrates mélomanes », refuse de « ‘courber l’échine et de se faire traiter de domestique parce qu’ils sont aristocrates’ » . Ou encore, dans les années 1780, le violoniste Viotti qui quitte Versailles en plein concert, après que le comte d’Artois en a forcé l’arrêt par son entrée bruyante, puis continué de bavarder après la reprise.

10. C’est sans doute parce que certains nobles et ecclésiastiques ont, pour partie, abandonné vis à vis des musiciens cette douceur qui est la marque de l’exercice chrétien du pouvoir, que les compositeurs eux-mêmes manifestent une vraie désaffection pour leurs protecteurs. Quand Grétry porte, en 1801, un regard rétrospectif sur l’Ancien Régime, il déplore que « dans ce qu’on appelait le beau monde, nous [les artistes] n’étions que de sublimes marionnettes dont les nobles daignaient s’amuser » . Bien d’autres compositeurs réagiront de la même manière : « Le jeune Beethoven demeurera l’archétype d’un ‘résistant’ envers les conventions et les personnes titrées, surtout si celles-ci ne daignent pas respecter son talent » .

11. Le divorce, une fois consommé, laisse place à une relation entre le compositeur et la masse du public qui relève de la fraternité révolutionnaire, et à une acceptation du comportement d’autrui qui n’est pas fondée sur le partage d’une vérité ou d’une action commune, mais plutôt sur une injonction volontariste. En effet, à partir du 20e siècle, « la musique la plus avancée n’attire qu’une très faible minorité » . Les affiches des grandes salles de concert en sont témoins aujourd’hui dans le domaine des musiques savantes : seule la musique du passé remplit les salles et trouve résonnance chez un public désormais loin des compositeurs actuels. La perte de charité a laissé place au divorce social du compositeur d’avec son public. Seul un respect de principe unit désormais le musicien et la foule.
4. Une élite en crise

12. Les compositeurs, déconnectés des élites politiques et religieuses, sont devenus des spécialistes au sens que décrit Marcel de Corte. « Depuis deux siècles, les hommes ne savent plus ce qu’ils sont. Ils n’ont plus de modèles qui leur proposent d’être des hommes complets. [...] Les uns deviennent des ventres. Les autres deviennent des cerveaux. L’une ou l’autre des multiples tendances qui se partagent l’être humain et que le modèle disparu rassemblait en sa synthèse, est érigé par eux en fin totale de sa vie » . Ni ventres ni cerveaux, les compositeurs seraient, pour filer la métaphore de Marcel de Corte, des oreilles. Les compositeurs ne sont plus les hommes de cour, parfois entremetteurs, amis même des puissants, souvent bien intégrés aux milieux de pouvoir, mais sont devenus des êtres à part entourés d’un halo de mystère. Privés de relations réelles avec la société, pour n’en avoir plus que d’artificielles, c’est-à-dire créées par l’homme, les compositeurs sont aujourd’hui privés du contact chaleureux de leurs cadres naturels de vie.

II. UNE MUSIQUE ECLATÉE

1. Une séparation consommée au 20e siècle

13. Quand la trilogie révolutionnaire est en place dans la société musicale, les conséquences en sont près de jaillir. Les compositeurs ont conquis leur liberté, ils sont devenus les égaux de leurs mécènes passés et, à terme, rien ne les unit plus aux auditeurs sinon le lien de la fraternité. Deux voies se mettent alors en place qui vont déterminer, jusqu’à aujourd’hui, les évolutions de la musique et séparer la musique savante de la musique populaire.

14. Ces deux musiques avaient toujours entretenu une grande proximité. En effet, à l’époque baroque, « le travail du compositeur n’était généralement pas dicté par sa seule ‘inspiration’, mais bien plutôt par les obligations de satisfaire les exigences musicales du noble ou de la cour qui l’employait. Par ailleurs, les compositeurs voyaient cette contrainte renforcée par le nombre et la qualité des chanteurs et des instrumentistes qui, eux aussi, dépendaient du même protecteur et des mêmes exigences. Tout compositeur devait ainsi tenir compte de limitations techniques et d’impératifs pratiques » . La musique savante, confrontée à autant de limites objectives, ne pouvait pas être le fruit unique des spéculations d’un auteur. Ainsi réglée, la musique correspondait à tous, et les différents milieux pouvaient assimiler, chacun selon leurs qualités propres, les compositions des puissants.

15. « C’est seulement le 20e siècle qui a réussi à établir une distinction entre le compositeur ‘populaire’ et le compositeur ‘sérieux’. Schubert savait écrire de grandes symphonies et des danses populaires avec autant de conviction et le même vocabulaire de base. Cette situation naturelle n’existe plus » . « Le 20e siècle (voit donc) naître la musique pour critiques professionnels et pour spécialistes, qui pour elle est avant tout objet de spéculation philosophico-esthétique » . Le vocabulaire de la musique populaire a, de son côté, chuté dans une pauvreté de moyens qui la rend étrangère aux règles de l’harmonie classique : le divorce est consommé. C’est probablement la radio, le disque et l’Internet qui, en facilitant une écoute sans limite pratique, seront le catalyseur d’une séparation qui déjà, était inscrite dans les institutions musicales issues de la Révolution . « On n’entend plus », commente en 1967 Etienne Gilson, « les musiques telles que le chef d’orchestre a voulu les faire entendre, mais telles que leur metteur en ondes a décidé de les enregistrer. […] Le premier effet de la diffusion sans cesse accrue de la musique en conserve est ainsi de dissoudre les sociétés particulières, qui sont de vraies sociétés, pour ne laisser subsister qu’une poussière d’individus prêts à se laisser absorber par la grande société de masse qui les emmusiquera et les endoctrinera à son gré » .

2. Entre mépris du public et désir de succès

16. Il faut probablement chercher la cause profonde de ce nouvel écartèlement de la musique dans la confrontation du compositeur avec son nouveau public. A partir de la Révolution, les compositeurs se retrouvent face à un public bourgeois non averti, qui se montre critique face à des procédés qu’il ne comprend pas ou qui sont nouveaux. Beethoven et bien d’autres en viennent à mépriser leur public. Chopin n’accepte de jouer que devant des spectateurs avertis. Liszt « manifeste son mépris pour le public par ses retards volontaires ou des rallongements considérables de ses concerts » . Progressivement indifférents aux critiques de leur public, les compositeurs sérieux n’en viennent à jouer que pour suivre les idées d’une école. Ces idées sont elles-mêmes aiguillonnées par la nécessité du nouveau et du changement, ce qui les force à trouver toujours de nouvelles formes pour satisfaire leur public désormais très restreint.

17. D’un autre côté, la recherche du succès auprès du public conduit la musique populaire à un nivellement par le bas. N’ayant plus de langage communicable, la musique savante se voit rejetée des foules, qui se tournent vers des formes musicales plus rassurantes. Au milieu de la musique savante et de la musique populaire, « la bourgeoisie, menacée à la fois par le développement incontrôlé d’un capitalisme de masse et par l’apparition d’inquiétantes agitations sociales, rechercha dans la grandeur du passé l’assurance d’une fonction historique semblant désormais en péril, et s’irrita contre une musique faite de doutes et d’incertitudes ou qui semblait ne plus croire aux bons sentiments ou aux autres grandes valeurs » . Les trois pôles de la musique diffusée aujourd’hui, savants, populaires et passés étaient en place.

3. De l’éclatement à la soumission commune à l’idéologie régnante

18. La Révolution a vu disparaître le modèle de l’honnête homme d’Ancien Régime, qui représente un modèle humain idéal et « dont l’attraction commande l’effort de tous ceux qui bénéficient de son rayonnement » . Les compositeurs, comme toute la société, n’en subissent plus l’attrait. La musique ne bénéficie plus de l’inspiration chrétienne. « Pendant des siècles », dit R. Goldron, « la religion chrétienne fut pour tous une grande patrie spirituelle. Ce lien ayant faibli, il ne resta que la nation — car l’esprit du musicien a besoin d’une terre où s’enraciner. Et c’est pourquoi depuis le 18e siècle, l’élément national a pris dans la musique la place du religieux » . Quoiqu’il reste encore une place pour le religieux, cette tendance indique que tout système doit nécessairement s’inspirer d’une doctrine ou d’une idéologie : au 20e siècle, la chute du nationalisme et l’émergence de l’individualisme après la deuxième guerre mondiale, ne coïncident-elles pas avec le fort développement des musiques dites rock ? Musiques savantes et musiques populaires représentent deux langues différentes qui vont désormais se rejoindre sur un même terrain : celui de l’idéologie individualiste.
CONCLUSION

19. La Révolution applique littéralement sa trilogie au monde musical : liberté d’inspiration des compositeurs, égalité des compositeurs avec leurs concitoyens, fraternité comprise comme une amitié qui n’est plus fondée sur des proximités réelles. Après l’engouement postrévolutionnaire, les fruits de ce libéralisme sont manifestes : les nouvelles musiques ont perdu leur ancrage dans le réel. En étant de plus en plus le reflet d’idéologies, elles ne sont populaires que si elles flattent les instincts d’une population désormais déchristianisée. Les compositeurs savants, la foule des auditeurs et le pouvoir sont devenus les planètes éloignées d’un système révolutionnaire qui isole ses membres.

20. Les fondements de la société musicale chrétienne semblaient certes amers : une exigence de vérité plus grande, un respect hiérarchique dans le processus d’inspiration et une charité vraie entre puissants et compositeurs. Mais les fruits en étaient doux. La musique, puissant lien social s’il en est, unissait tous les membres de la société. Le royaume entier pouvait chanter « Richard, Ô mon roi » en l’honneur de Louis XVI, unissant le charretier et le prince de sang. Tous communiaient à une musique qui, déclinée sous diverses formes, relevait d’une même culture, sophistiquée, élevée et porteuse d’idéal. C’est par le biais de cette union hiérarchique que la musique cultivée se trouvait être celle des élites tout autant que celle du peuple. Epoque heureuse où la musique savante était à tous !

Abbé Thibault de Maillard

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