LA MUSIQUE SOUS INFLUENCE NATURALISTE



Publié le 11/01/2024 sur internet
Publié dans le N°659 de la publication papier du Courrier de Rome



1. Jean-Jacques Rousseau n’aimait pas le chant grégorien : le « plain-chant modulé », disait-il en 1753, « [...] n’a rien d’agréable en lui-même, (il) ne plaît qu’à l’aide de quelques ornements arbitraires, et seulement à ceux qui sont convenus de les trouver beaux » . Remarquons-le : les critères de jugement invoqués ici, l’« agréable » et ce qui « plaît », sont centrés sur la subjectivité de l’auditeur. Si ces critères ne peuvent raisonnablement être proscrits des jugements musicaux, ils peuvent néanmoins laisser perplexe, surtout tels qu’ils sont appliqués au chant propre de l’Eglise. Depuis la Renaissance, en effet, le rapport au monde est centré sur l’homme « modèle du Monde » selon Léonard de Vinci. La musique, représentation des mouvements du monde, aurait-elle changé aussi ? La musique issue de la Renaissance, qui s’épanouit vraiment dans le Baroque, ne risquerait-elle pas de relever d’une conception de l’homme qui exclut le divin ?

2. Prétendre qualifier certaines musiques de naturalistes paraîtra relever d’une gageure. Pour oser une telle affirmation, il faudrait du moins connaître l’action de la musique sur l’esprit, mais Francis Wolff lui-même souligne que « peu de philosophes se sont [...] risqués à analyser (l’)émotion esthétique » . Un dictionnaire de la musique dont les auteurs ne sont pas suspects d’avoir le cardinal Pie pour lecture quotidienne, se risque pourtant à qualifier la musique de la Renaissance — et combien plus le Baroque — de naturaliste : « A la Renaissance », y lit-on, « la musique [...] participe [...] (au) naturalisme et à la reconduction du sacré dans des limites naturelles » . De quoi tenter l’enquête — au risque de se tromper — pour démêler la part d’éternité et celle de temporalité qui cohabitent dans la musique.

I. QUAND L’HUMAIN PREND PLUS DE PLACE

1. Multiplier les voix

3. La musique est sans doute l’art qui donne le plus de place à la création humaine, puisque le musicien crée deux fois : la première en produisant des sons musicaux bien définis sur une échelle sonore, comme un peintre appliquerait des couleurs sur une toile, et la deuxième en ordonnant ces sons entre eux dans le temps pour leur donner une cohérence dynamique. Forts de ces deux niveaux de possibilités créatrices, les compositeurs ont à leur disposition une marge de création qui avoisine l’infini. C’est dans ce cadre qu’apparaissent successivement des leviers de musicalité qui vont faire croître la densité de la part humaine présente dans la musique. Au 11e siècle, l’apparition de la polyphonie va mettre en place un nouveau moteur interne dans l’évolution de la musique. L’enchaînement des dissonances, en tension, et des consonances, en détente, vient rythmer la musique et ajoute de nouveaux ressorts à la composition. Ce moteur est un nouvel outil d’expression. A ce ressort s’ajoute celui de l’histoire, qui pousse les compositeurs à créer sans cesse du nouveau pour se distinguer du passé. Ces deux facteurs ne pouvaient que « multiplier les tensions jusqu’au point où leurs résolutions s’avéreraient hors d’atteinte » . C’est à-dire qu’à force d’ajouter toujours plus de dissonances, ou de les faire durer plus longtemps, on n’en entend finalement plus les résolutions.

4. L’harmonisation fait cependant disparaître une part proprement humaine des musiques médiévales : l’intelligibilité du texte. En effet, le décalage du texte entre les voix rend celui-ci difficile à comprendre. Dès lors, la musique n’est plus au service du texte, mais à son propre service. A ce propos, F. Wolff considère la littérature et la musique comme deux genres qui participent plus ou moins l’un de l’autre. D’un côté il y a la prose, non rythmée, et de l’autre la musique purement instrumentale, sans aucune part de texte. Entre ces extrêmes, se situent la poésie, le chant grégorien et l’opéra, qui combinent en des proportions variables le texte et la musique. Avec le développement de la polyphonie baroque, la mode vire en direction de la musique pure, et s’éloigne de la prose. Le sens des mots se trouve relégué en second rang, mais paradoxalement, ce sera pour le mettre davantage en valeur.

2. Réunir tous les plaisirs artistiques

5. En effet, à partir de 1600, l’opéra trouve un développement considérable et va mettre la musique au service de l’action théâtrale. La musique a désormais pour fonction d’illustrer les passions des acteurs. Les grandes villes italiennes vont bientôt compter plusieurs dizaines d’opéras. La musique religieuse n’est désormais plus le seul genre savant qui soit accessible à un large public. Marco da Gagliano, prêtre compositeur (1582-1643), écrivait en 1605 dans la préface d’une nouvelle Dafne que l’opéra « est vraiment un spectacle de princes, admirable par-dessus tout, car en lui s’unissent tous les plus nobles plaisirs : l’invention poétique, le drame, la pensée, le style, la douceur des rimes, le charme de la musique, le concert des voix et des instruments, l’exquise beauté du chant, l’attrait de la peinture même dans les décors et les costumes » . Notons déjà la coïncidence des deux aspects : la musique savante se met au service des émotions et en même temps elle se rend plus accessible au public.

3. Développer les instruments

6. D’autre part, alors que, jusqu’en 1600, les instruments de musique étaient seulement destinés à accompagner la voix, ils se jouent désormais de plus en plus seuls. Plusieurs conséquences vont découler de cette nouveauté. Les instruments donnent la possibilité de représenter des mouvements que la voix est incapable de réaliser : des hauteurs inexplorées rentrent dans le répertoire, mais également une agilité dans les mouvements, une rapidité, que la voix peinerait à suivre. L’instrument supprime également certaines contraintes, liées notamment à la nécessité de respirer. Il multiplie les timbres disponibles et permet de varier plus facilement le volume sonore.

7. La voix en vient à devoir rivaliser avec l’instrument, et c’est quand elle y parvient qu’on l’admire. A la fin du 17e siècle, chanteurs et trompettistes rivalisent dans les foires pour amuser le badaud : d’où un développement de la virtuosité d’un côté, et le perfectionnement des instruments de l’autre. Au 17e siècle, l’Italie devient un centre international du violon et c’est au 16e siècle que la forme définitive de cet instrument est fixée . Le 16e siècle voit des efforts considérables pour améliorer la trompette et de nombreux autres instruments. Avec cette émancipation des instruments, se pose la question des rapports de la technique à l’homme. Au 18e siècle, les penseurs des Lumières estiment que l’instrument est incapable de représenter les passions humaines : ils ne lui prêtent donc pas d’intérêt et préfèrent la musique vocale.

4. Stimuler la virtuosité

8. Avec le développement des instruments, la virtuosité se trouve stimulée. Monteverdi (1567 1643) se félicite d’avoir inventé un nouveau genre musical. « C’est à moi », dit-il, « qu’appartiennent la recherche et l’invention (du) genre [guerrier], si nécessaire à l’art musical, sans lequel il était, peut-on dire avec raison, jusqu’ici imparfait car n’ayant que deux genres, le doux et le tempéré » . Ce genre fera école de manière durable et stimulera les envolées lyriques de l’opéra. C’est ainsi que les virtuoses prennent de plus en plus de place à la Renaissance, puis dans la période baroque. L’historien de la musique Rebatet dit que « l’émancipation de la mélodie, la naissance de l’air, la place de plus en plus importante qu’il prit pour l’opéra, particulièrement à Naples, tout avait favorisé le développement de la virtuosité vocale » . « Jamais on n’avait mis des moyens si raffinés au service de l’expression des sentiments humains, jamais on ne les avait traduits avec un tel faste, un tel éclat, un tel sens de la grandeur » . Une occasion pour artistes et compositeurs de se voir mis en valeur, au détriment de la beauté qu’ils sont censés exprimer ?

II. L’ÉMOTION EN HAUSSE

1. Distinguer, imiter et représenter

9. Le tournant accompli par la musique en cette période est culturel. En modifiant le rapport de l’homme avec le monde, le Baroque, désormais, change aussi la musique, art par excellence de la représentation des mouvements du monde. L’art redécouvre les Anciens et les musiciens renouent progressivement avec le théâtre des passions de l’Antiquité grecque centré sur l’homme et ses émotions. C’est la raison qui les pousse à s’écarter des règles ascétiques et austères de la polyphonie des 15e et 16e siècles, généralement construite de manière très verticale : toutes les voix y chantaient les mêmes paroles à l’unisson. Désormais, pour mieux représenter les passions humaines, les voix s’émancipent les unes des autres et se mettent à chanter de manière décalée et libre.

10. Le Baroque s’éloigne cependant des Anciens. Avec le Baroque, Francis Wolff dit que « la musique ‘représente’ moins des dispositions anthropologiques qu’individuelles. Et moins des dispositions constantes à agir, des caractères, que des états passionnels momentanés : des émotions. Et au lieu que la musique les imite en imitant des mouvements du corps en action, elle doit les exprimer au moyen des inflexions de la voix émue. Il y a là toute la différence entre deux manières, antique et moderne, de rapporter l’art à l’humanité : l’Homme ancien est un modèle général, l’Homme moderne est un individu particulier ; le premier est un sujet d’action aux principes invariables, le second est l’objet de passions passagères. [...] Il y a là une vraie transgression des règles ascétiques et austères de la musique polyphonique dominante qui excluait qu’on mette en scène la subjectivité humaine, ses singularités, ses troubles et ses faiblesses » .

2. Exprimer des émotions ou des climats ?

11. L’expression des émotions va progressivement s’imposer en musique comme un principe universel. Monteverdi, pionnier du nouveau style, affirme que « la bonne musique doit avoir pour but l’émotion, comme l’affirme Boèce en disant : Musicam naturaliter nobis esse coniunctam et mores vel honestare vel evertere [La musique nous est naturellement liée et elle élève ou pervertit nos mœurs] » . L’accueil du public au huitième livre de Madrigaux, qu’il préface ainsi, est exceptionnel : lors de la première représentation du nouveau livre, intitulé Le Combat, « les auditeurs étaient à tel point bouleversés ‘qu’il n’y eut pas un applaudissement’ » . L’idée selon laquelle la musique doit représenter des émotions fera école. Plus d’un siècle après, Rousseau écrira, dans son livre Lettre sur la musique française, qu’« une véritable musique, (est) faite pour émouvoir, pour imiter, pour plaire, et pour porter au cœur les plus douces impressions de l’harmonie et du chant » . Orientation vers l’émotion, l’affect : c’est l’apport de la musique Baroque.

12. Pour les nouveaux musiciens, cette orientation est naturelle. Monteverdi, en expliquant les fondements du style agité qu’il a inventé, s’attache à le montrer : « J’ai observé que nos passions, ou affections de l’âme, sont au nombre de trois principales, c’est-à-dire la colère, la tempérance et l’humilité ou supplication, comme l’ont affirmé les meilleurs philosophes, ce que l’on retrouve dans la nature de notre voix, qui peut être haute, basse et médiane, mais aussi dans l’art de la musique, clairement codifié par les trois termes concitato (animé), molle (doux) et temperato (tempéré) » . Au 18e siècle, les penseurs des Lumières en seront tellement convaincus qu’ils trouveront la musique purement instrumentale inexpressive, estimant que la voix seule est capable de manifester les émotions.

13. Séduits par la mise au jour de l’expressivité émotionnelle, les artistes et mélomanes baroques oublient que la musique a bien d’autres capacités représentatives. Les émotions ne sont qu’une petite partie des possibilités expressives de la musique. Plus largement, la musique représente des climats, qui ne dépendent pas entièrement des sujets sentants. Chaque musique a son climat : du morose et répétitif « La vie est comme ça » des chanteurs de blues à l’atmosphère d’éternité du grégorien. « Le climat est la face extérieure, publique, dont l’humeur est la face intérieure, privée. On éprouve l’un hors de soi, on ressent l’autre en soi » . Les émotions ont besoin d’un objet pour être précises : tristesse d’un deuil ou d’un ciel pluvieux. Mais la musique n’est capable de manifester que « la composante la plus incertaine et ambiguë de l’émotion : le calme, l’agitation, la lenteur, la rapidité, la fermeté, l’hésitation, etc. » . Avec ces seuls outils, le nombre de passions que la musique peut représenter est très restreint : la joie, la tristesse, le calme ou l’agitation. L’émotion en musique ne représente donc qu’une partie du répertoire possible, et pour quelques émotions seulement qui devront être vagues.

14. L’attachement à cette nouvelle conception de la musique fera école, mais pas de manière linéaire. Le Baroque (1600-1750) cultive les émotions, mais il les teinte de grandeur et de dignité. Le style galant (1730-1780) est une « rencontre entre le souci du prestige technique et l’obligation de rester plaisant » et quitte pour un temps le souci de retenue du Baroque. La période classique (1750 à environ 1800) renouera avec des formes plus sobres. Quant au Romantisme, il assumera entièrement cette prépondérance de l’émotion, avec pour témoin cette critique que le romantique Goethe formule sur Jean-Sébastien Bach : « Technique et mécanisme poussés à l’extrême conduisent les compositeurs à un point où leurs œuvres cessent d’être de la musique, et n’ont plus rien à voir avec les sentiments humains ; confronté à elles, on ne peut rien apporter qui vienne de son propre esprit ou de son propre cœur » . Suite au Romantisme, les passions sont bientôt délaissées, du moins dans la musique savante, en réaction au style précédent.

3. Une musique qui n’est plus destinée à Dieu et qui se centre sur l’homme

15. Dire que la musique baroque s’est totalement détournée de Dieu parce qu’elle s’est tournée vers l’homme et ses émotions serait abusif et caricatural. En effet, les compositeurs n’ont jamais cessé de composer des œuvres religieuses — c’est même la plus grande partie du répertoire de cette époque. De plus, dans les compositions religieuses, les musiciens disent faire attention à utiliser les dissonances de manière plus classique et plus ronde pour respecter le caractère propre à la musique sacrée. Enfin, les émotions mêmes, dans la période baroque, sont toujours empruntes de grandeur et de noblesse, ce qui fait dire à l’historien de la musique R. Goldron que « l’art musical de l’époque baroque ne tolère pas l’usuel, le journalier : la vie est située au-delà d’elle-même, dans un climat d’exaltation qui transfigure les sentiments humains les plus élémentaires, les plus permanents, en passions sublimes où hommes et dieux se confondent, où le ciel communique avec la terre dans une grande fusion cosmique » .

16. Si la finalité de la musique n’est pas vraiment détournée de Dieu, les perspectives de compositions évoluent. L’attention portée à l’homme et à ce qui en lui n’est pas le plus noble, à savoir les passions, subordonne désormais la musique à l’humain plutôt qu’à une harmonie considérée comme objective. En se détachant de la recherche d’un équilibre indépendant de l’homme, la musique cherche à plaire. Pour cela, elle prend le risque de rechercher l’effet et ce qui flatte. Comme conséquence ultime, la beauté musicale perd de son objectivité et s’assimile au plaire. En manifestant davantage les passions, la musique devient plus universelle, parce que plus « écoutable ». L’auditeur n’aspire plus à un climat riche et représentatif, mais cherche à ressentir des émotions, souvent faciles et fugitives.

17. La pensée naturaliste baroque marque par là le début d’une révolution universelle qui voit l’homme se révolter contre tout. Mais la musique de l’émotion ne se révolte ni contre les lois de l’harmonie, ni contre celles du rythme. Elle se révolte seulement contre la musique non émotionnelle, la musique de climat. Ce faisant elle se ferme les portes de la représentation de l’éternel. En refusant les représentations non émotionnelles, dans ses modalités, « la culture devient une fin en soi, notion tout à fait étrangère au Moyen Age pour qui l’existence n’était qu’une préparation au salut » . « L’homme ne se croit plus indigne de devenir sujet central et unique d’un tableau ou d’un livre. C’était bien là la conséquence logique de l’humanisme, si l’on admet avec Octave Nadal que l’un de ses desseins a été de ‘détacher l’homme de la gloire céleste dont les racines plongeaient depuis si longtemps dans son cœur pour lui faire chérir, en retour, sa propre gloire et l’apprivoiser à lui-même et à son séjour naturel’ (Le préclassicisme français, Cahiers du Sud). Autonomie, qui, ‘honneur redoutable’, conduira l’homme à la solitude et au monologue. (Vues dans cette perspective, les sonates de Beethoven ou l’œuvre pianistique de Schumann seront l’un des lointains aboutissements musicaux de l’humanisme.) » .
III. L’ÉMOTION CONTRE L’ÉTERNITÉ

1. Représenter l’éternité

18. Prétendre représenter l’éternité en musique, c’est friser le paradoxe, puisque éternel et temporel ne s’interpénètrent pas. Pourtant, l’art du temps en est capable de deux manières opposées : la pulsation régulière des temps qui s’enchaînent, ou encore le cercle toujours renouvelé des mesures identiques, en se répétant régulièrement, donnent la sensation de quelque chose qui ne change pas. Cette absence de changement, cette immobilité dans le mouvement, donne à l’auditeur l’impression d’un éternel présent, toujours identique. Ainsi, l’enchaînement des temps, indispensable à l’existence même de la musique, peut être mis en valeur ou, au contraire, être rendu moins perceptible par le style du compositeur. En cultivant le paradoxe et l’opposition, la musique baroque se rapproche de la représentation de la temporalité et s’éloigne de celle de l’éternité. Au contraire les compositeurs des 15e et 16e siècles privilégiaient des durées longues, régulières et homogènes, qui rendaient ces répétitions monotones à l’infini, allant dans le sens d’une représentation de l’éternité.

19. Une autre possibilité s’offre au compositeur pour représenter l’éternité : adopter le rythme libre, comme en chant grégorien. Dans ce cas, c’est l’absence de repères réguliers qui crée la sensation de quitter le temps, faute de repères constants. « Car une musique aspirant à dire et à contempler l’éternité doit s’abstraire du temps et de ses marques, elle vise au nunc stans (le « maintenant durable ») — comme aurait dit saint Augustin ; elle se produit en un présent dilaté sans avant ni après, extensible à l’infini, toujours identique à lui-même sans passé ni futur. Au contraire, une musique humaine, ‘humaniste’ pourrait-on dire, telle qu’elle s’épanouit dans la musique baroque, doit être marquée, comme la vie humaine, par la temporalité, même si elle nous invite à nous réjouir, dès ici bas, de l’existence d’un autre monde sur un air de menuet — comme le chœur final de la Passion selon saint Jean de Bach » .

2. Représenter la temporalité

20. Représenter la temporalité, c’est bien ce que fait la musique baroque. Toutes les innovations techniques sont utiles à cette représentation : l’agilité des instruments, la virtuosité des chanteurs, la polyphonie et la conjugaison des arts, tout cela permet une multiplication infinie des mouvements et une mise en valeur de la temporalité d’autant plus brillante. En polyphonie, « les idées des Grecs sur le chromatisme [les mouvements d’un demi-ton seulement], de même que l’usage moderne du procédé de l’altération des degrés de l’échelle diatonique [échelle d’un ton ou d’un demi-ton] en vue d’obtenir des ‘coloris’ nouveaux, ont été au centre des préoccupations des deux musiciens-théoriciens dont l’influence fut profonde, Vincentino et Zarlino » .

21. Ces nouveaux outils sont pourtant utilisés avec finesse, comme pour le madrigal, « qui use des effets sonores et descriptifs avec une délicatesse toute aristocratique ; la pédanterie en est absente. Aucune outrance, aucun pathétique, on s’en doute, dans cette ‘peinture des passions’. Le ton va de la grâce la plus légère à la gravité la plus noble » . Bien d’autres leviers musicaux, comme la « sensible » ou le chant des castrats, viennent alors enrichir une musique qui dispose désormais de ressorts nombreux et variés pour exprimer les émotions humaines.

CONCLUSION

22. Le monde n’est pas fait que d’émotions. Et la musique, si elle est la représentation des mouvements du monde, ne doit pas non plus n’être faite que d’émotions. L’émotion est bonne, mais elle n’a pas à dire son mot en tout. Parce que la raison divine est à l’origine du monde, et qu’elle en est aussi la fin. La propension à juger d’une musique par l’émotion qu’elle produit sur l’auditeur est pourtant devenue une habitude qui n’a quitté aucun des fils du 21e siècle : en liturgie où les chants à tendance charismatique sont pour cette raison bienvenus, au concert dont la musique doit nous « toucher », ou encore dans des rassemblements de type rave party. Une nouvelle conception de l’homme, plus émotionnelle et moins rationnelle, émerge de la Renaissance et va, plusieurs siècles après, conduire la musique populaire dans les pièges de la facilité et de la médiocrité qui lui sont attachés.

23. Pour redevenir capable de comprendre les mouvements non émotionnels du monde, l’homme a besoin d’une ascèse, ainsi que d’une éducation musicale empreinte de maturité. A cette condition, la musique devient capable de recréer un monde vraiment humain. C’est donc sans aucune partialité que Pie XII enseigne que « la fonction et la mission de l’art, pratiqué comme il convient, consiste à élever l’esprit grâce à la vivacité de l’expression esthétique jusqu’à un idéal intellectuel et moral qui dépasse la capacité des sentiments et le domaine de la matière, jusqu’à Dieu, bien suprême et beauté absolue, d’où proviennent tout bien et toute beauté » .

Abbé Thibault de Maillard

Infolettre du Courrier de Rome

Tenez-vous au courant de nos dernières actualités !
CAPTCHA
Cette étape est nécessaire pour nous protéger du SPAM