Le refus des enfants invalide-t-il le mariage ?



Publié le 20/11/2021 sur internet
Publié dans le N°643 de la publication papier du Courrier de Rome



Il arrive que certains fiancés soi-disant catholiques, tout en désirant se marier à l’église, ne souhaitent aucun enfant. Ils se mettent donc d’accord, avant le mariage, pour pratiquer des méthodes d’une honnêteté douteuse afin de ne pas procréer. Un tel mariage est-il valide ?

L’objet du contrat matrimonial est clairement défini par le Code de droit canonique de 1917 au canon 1081 §2 :« Le consentement matrimonial est un acte de la volonté par lequel chaque partie donne et accepte le droit perpétuel et exclusif sur le corps, pour l’accomplissement des actes aptes de soi à la génération des enfants ». Partant de cette définition, les théologiens enseignent que cette tradition et cette acception du droit sur le corps de l’autre (jus ad corpus) constituent la matière et la forme du sacrement de mariage. Or, il est évident qu’un sacrement ne peut être valide sans sa matière et sa forme. Que dire d’un baptême sans eau ni parole ou d’une Eucharistie sans pain ni consécration ? C’est pourquoi saint Thomas écrit : « Consentir au mariage, c’est consentir implicitement aux relations charnelles »[1]. Par conséquent, si au moins l’un des fiancés, au moment de l’échange des consentements, refuse dans sa volonté de donner à l’autre le droit perpétuel et exclusif sur son corps, le mariage est invalide.

Un tel refus peut être simplement temporaire. C’est suffisant pour rendre le mariage nul. En effet, l’échange du droit doit être perpétuel. Cela est requis par la nature même du contrat matrimonial. Si l’un des fiancés, par conséquent, ne donne le droit que pour un temps, par exemple tant qu’ils n’auront pas trois enfants, il ne donne à son épouse le droit sur son corps que pour une durée restreinte. Dans ce cas, il n’y a pas de vrai consentement matrimonial.De même, si les fiancés ne se donnent mutuellement le droit qu’après un an de mariage, par exemple pour voyager ou finir leurs études, le contrat de mariage est nul.

Droit ou usage du droit ?

Cependant, dans la pratique, les choses sont rarement si simples. Il peut arriver en effet que les contractants refusent non pas le droit, mais seulement l’usage du droit sur le corps de l’autre. Ils s’échangent bien le droit, mais ont l’intention de ne pas user de ce droit. Il n’existe alors aucun vice de consentement et le mariage est valide. Saint Thomasen donne la raison :« L’existence d’une chose ne dépend pas de son usage »[2]. En d’autres termes, il est tout à fait possible de posséder un droit tout en voulant ne pas l’exercer. C’est ce qui est arrivé dans le mariage qui unit la sainte Vierge et saint Joseph. Tout en s’échangeant le droit, ils ont par leur vœu de chasteté renoncé à user de ce droit, ce qui est légitime pour un motif supérieur, par exemple pour mener une vie contemplative.De même, le mariage entre l’empereur saint Henri et l’impératrice sainte Cunégonde ne fut jamais consommé. Les deux époux firent vœu de chasteté et y furent fidèles jusqu’à la mort, sans que leur mariage fût nul pour autant. C’est aussi ce qui peut arriver, pour des raisons beaucoup moins louables, lorsque des époux, par égoïsme, fuient les charges familiales et décident de pratiquer la contraception ou la continence périodique pendant toute leur vie. Il est possible que ces époux s’échangent le droit tout en ayant l’intention de n’en pas user. Ils sont vraiment mariés, bien qu’ils désobéissent à la loi divine.

Ces réflexions nous font mieux comprendre pourquoi l’impuissance est un empêchement dirimant de droit naturel[3], autrement dit un empêchement qui, en raison de la nature même du contrat matrimonial, invalide le mariage. Une personne incapable d’accomplir l’acte conjugal ne pourra jamais se marier validement. En effet, elle est inapte à donner à son conjoint le droit sur son corps pour les actes aptes à la génération. Saint Thomas l’explique :« Il en est du mariage comme de tout contrat où, en aucun cas, l’obligation ne peut valoir si l’une des parties contractantes s’engage à ce qu’elle est incapable de faire ou de donner. Le contrat de mariage ne vaudra donc pas si l’un des deux conjoints ne peut accomplir le devoir conjugal »[4]. De cet empêchement, aucune autorité humaine n’a donc le pouvoir de dispenser, pas même le pape, puisque c’est la nature même du mariage qui s’y oppose.

Qu’en est-il si les époux veulent pratiquer la continence périodique pendant l’intégralité de leur vie conjugale, en sorte qu’ils sont résolus à n’accomplir l’acte conjugal que pendant les périodes agénésiques de l’épouse ? Une telle intention pourrait-elle rendre le mariage nul ? Le Pape Pie XII répond à la question par la distinction utilisée précédemment : « Si déjà, au moment de la conclusion du mariage, au moins l’un des deux époux avait eu l’intention de restreindre aux moments de stérilité le droit conjugal lui-même, et pas seulement l’usage de ce droit, de telle sorte que, aux autres jours, l’autre époux n’aurait pas non plus le droit de réclamer l’acte, cela impliquerait un défaut essentiel du consentement matrimonial, qui comporterait de soi l’invalidité du mariage, pour la raison que le droit dérivant du contrat matrimonial est un droit permanent, ininterrompu et non pas intermittent de chacun des époux vis-à-vis de l’autre.D’autre part, si cette limitation de l’acte aux jours de stérilité naturelle se rapporte non au droit lui-même mais à l’usage du droit, la validité du mariage reste hors de discussion »[5]. Il resterait à analyser l’aspect moral de ce comportement, mais c’est là une autre question.

Il faut résoudre de la même façon le cas des fiancés qui se mettent d’accord, avant le mariage, pour pratiquer exclusivement l’onanisme. En d’autres termes, ils sont résolus à n’user du mariage qu’avec une méthode contraceptive.Si les contractants se sont échangés le jus ad corpus, tout en voulant user de ce droit de façon coupable et abusive, le mariage est valide. Mais s’ils ne s’échangent le droit que pour des actes inaptes à la génération, il n’y a pas de consentement matrimonial, donc le mariage est invalide[6].

La jurisprudence de l’Eglise

Concrètement, la distinction entre droit et usage du droit, très claire dans la théorie, n’est pas aisée à établir dans la pratique. Les époux eux-mêmes, la plupart du temps, ignorent cette distinction. Comment le juge ecclésiastique peut-il parvenir à y voir clair, autrement dit à savoir si les époux ont exclu le droit ou simplement l’usage du droit ? Lorsqu’il n’est pas possible de constater directement certains faits, les présomptions contenues dans la jurisprudence du tribunal de la Sacrée Rote romaine permettront au juge de trancher.Les présomptions sont des preuves indirectes, conjecturales, qui tendent à établir un fait contesté à l’aide d’inductions tirées d’autres faits connus. Si le Droit canon tient pour vrai et impose au juge de tenir pour vrai le fait en faveur duquel il a établi une présomption[7], ce même droit admet toutefois qu’une présomption puisse être contestée parce qu’elle reste conjecturale. Elle doit s’effacer devant la vérité démontrée[8].

Or, la jurisprudence rotaleest limpide. D’après elle[9], si l’un des contractants s’est marié avec la condition sine qua non de ne pas avoir d’enfant, le mariage est présumé nul. De même, si les époux ont contracté en faisant le pacte d’éviter les enfants, le mariage est présumé nul. Dans ces deux cas, le contractant est présumé refuser de donner le droit sur son corps. En revanche, si le pacte a pour objet une exclusion seulement temporaire, par exemple après le troisième enfant, on présume qu’il s’agit d’un simple abus du mariage, et que celui-ci est donc valide.

Les juges du tribunal de la Rote expliquent aussi qu’un mariage est nul si les contractants, sans exclureexplicitement la transmission du droit sur leur corps, rejettent absolument la fin primaire, à savoir la procréation et l’éducation des enfants. Il n’en va pas ainsi de ceux qui ne rejettent que les fins secondaires du mariage, à savoir l’aide mutuelle et l’apaisement de la concupiscence. La raison donnée est la suivante : « Bien que la fin du contrat matrimonial soit autre chose que son objet, une volonté opposée à la fin primaire va à l’encontre de l’objet du contrat, car la fin doit répondre à l’objet »[10].Le Docteur angélique dit de même :« L’intention d’avoir des enfants accompagne nécessairement le mariage, parce qu’elle est comprise dans le contrat matrimonial des deux époux, à tel point que celui qui formulerait dans ce contrat une intention contraire ne ferait pas un vrai mariage »[11].

Une conséquence étonnante mais logique en découle : si au moins l’un des époux, au moment du mariage, refuse de façon absolue et pour toujoursl’éducation physique et morale des enfants à venir, son consentement matrimonial est vicié et le mariage est nul pour exclusion de la fin primaire [12].Ce serait le cas des époux qui, après chaque conception, avortent ou abandonnent l’enfant après sa naissance. Mais si le refus porte seulement sur l’éducation morale, la question est disputée parmi les canonistes[13].

Une nouvelle opinion

Faut-il donc parler d’une double origine de l’exclusion de l’enfant ? Y aurait-il d’une part l’exclusion du droit aux actes aptes à la génération, et d’autre part l’exclusion de l’ordination de ces actes à la procréation, ces deux exclusions étant causes de nullité ? Telle est l’opinion de la majorité des jugesrécents de la Rote[14].Ils sont nombreux à expliquer qu’on peut exclure le « bonumprolis »[15] soit en refusant l’objet formel du contrat matrimonial, tel qu’il est défini au canon 1081 §2, soit en excluant la cause finale intrinsèque et essentielle du mariage, à savoir la procréation et l’éducation des enfants, selon le canon 1013 §1[16].La première trace de cette théorie date de 1961. Un juge romain constate qu’une femme a concédé à son mari le droit sur son corps pour les actes aptes à la génération, tout en refusant toute progéniture par l’usage d’un moyen contraceptif. Il conclut que ce mariage est nul, non en raison de l’exclusion du jus ad corpus, mais à cause du rejet de la cause finale du mariage[17].

Néanmoins, on est obligé de constater que cette jurisprudence, qui s’est beaucoup développée après le concile Vatican II, n’est pas traditionnelle. Avant les années 1960, la thèse d’une double origine de l’exclusion du bonumprolis n’existe pas. Ce chef de nullité avait pour unique fondement le canon 1086 §2 :« Si l’une ou chacune des deux parties exclut par un acte positif de volonté (…) tout droit à l’acte conjugal, elle contracte invalidement ». Mais le développement de la contraception a obligé les juges à préciser leur argumentation. Certains contractants en effet semblaient s’être échangé le jus ad corpus tout en se refusant le « droit à l’enfant ». Autrement dit, toute conception éventuelle devra être suivie d’un avortement. Les juges traditionnelsinterprétaient souvent une telle intention comme le signe et la preuve que le jus ad corpus n’avait pas été réellement échangé[18].En effet, explique une sentence rotale, « le consentement sur une chose se porte, implicitement au moins, sur l’effet à laquelle cette chose est intrinsèquement ordonnée »[19].En d’autres termes, il est absurde et contradictoire, et donc impossible, d’accepter les actes aptes à la procréation tout en refusant l’effet naturel de ces actes, à savoir l’enfant.

D’autres juges, moins nombreux, estimaient que le consentement était conditionné[20]. En effet, de tels fiancés se marient à condition de ne pas engendrer dans le futur. Or, d’après le canon 1092 du Code de 1917, une condition qui porte sur le futur et va contre la substance du mariage rend celui-ci invalide. Et d’après le nouveau Code, canon 1102, toute condition portant sur le futur invalide le mariage.

En résumé, si tous les juges romains sont d’accord pour dire que le refus absolu et définitif des enfants rend le mariage invalide, tous ne s’accordent pas sur le chef de nullité à invoquer.

Epoux stériles

Quoi qu’il en soit, il est certain que les époux stériles peuvent se marier validement, pourvu qu’ils soient capables d’accomplir l’acte conjugal[21]. En effet, ils ne refusent pas les enfants. Ils se donnent mutuellement le droit aux actes aptes à la génération. Si de fait ces actes n’aboutissent pas à une conception, cela a lieu par un accident de la nature. La stérilité, qu’elle provienne de l’âge ou d’une maladie, ne vicie donc pas le consentement. Le pape Pie XII précise :« Le contrat matrimonial ne donne pas le droit à l’enfant, parce qu’il a pour objet non pas l’enfant, mais les actes naturels qui sont capables d’engendrer une nouvelle vie et destinés à cela »[22].

La question est plus délicate si l’un des contractants, avant son mariage, a subi volontairement,dans le seul but de ne pas avoir d’enfant, une opération chirurgicale de stérilisation(vasectomie pour les hommes et ligature des trompes pour les femmes).Évidemment, ce comportement est gravement immoral. Mais que penser de la validité d’un mariage contracté dans un tel contexte ? Envisageons une première hypothèse. Il peut fort bien arriver que la personne qui a formellement exclu les enfants et s’est fait opérer pour n’en point avoir, ne demeure plus dans les mêmes dispositions une fois l’opération subie. Alors, n’ayant plus rien à craindre, elle se marie sans exclusion ni restriction aucune. Son consentement, à cet égard, est assimilable à celui d’une femme qui, ne voulant en aucune manière des charges de la maternité, retarderait son mariage jusqu’après la ménopause. Ce mariage est valide.

Supposons maintenant que, le jour de son mariage, la personne soit dans la même disposition que lorsqu’elle a demandé sa stérilisation. Nous avons là un indice très sérieux en faveur d’une intention contraire à l’essence même du mariage,et donc en faveur d’un vice qui invalide le consentement. Cependant, les canonistes[23] admettent la possibilité au moins théorique d’un consentement valide même dans ces conditions.C’est le critère de la prévalence de la volonté qui permettra de trancher la question.Quiconque contracte mariage est censé vouloir contracter validement. Si l’intention prévalente du contractant est de contracter mariage, et qu’à cette intention s’ajoute secondairement le propos de ne pas avoir d’enfant, alors ce propos n’entre pas dans le consentement matrimonial. Celui-ci est donc valide. En revanche, « si l’intention du contractant est telle que sa volonté de contracter mariage soit subordonnée en fait à la limitation de l’objet du consentement matrimonial, de telle sorte que sans cette limitation il ne serait pas contracté, alors la limitation entre dans le consentement de mariage et ce défaut ne peut être suppléé par aucune volonté humaine, parce que cela ne dépend pas du caprice de l’homme »[24].

Il reste à souhaiter que les déclarations des parties et les dépositions des témoins soient suffisamment précises pour permettre aux juges d’y voir clair.

On voit ainsi que, s’iln’est pas faux de dire que l’exclusion de la fin primaire du mariage invalide celui-ci, une telle affirmation doit néanmoins être nuancée. De multiples distinctions doivent s’appliquer avant de pouvoir conclure que le mariage est nul.

 

Abbé Bernard de Lacoste

 

 

[1]Somme théologique, Suppl. q. 48 art. 1 in corp.

[2]Esse rei non dependet ab ususuo (Somme théologique, Suppl. q. 49 art. 3 in corp.).

[3]Canon 1068 du Code de 1917.

[4]Somme théologique, Suppl. q. 58 art. 1 in corp.

[5]Allocution aux sages-femmes italiennes du 29 octobre 1951.

[6]Sentence rotale du 9 novembre 1961 c. Bejan, SRRD 53 p. 496.

[7]Canon 1827 du Code de 1917.

[8]Canon 1826 du Code de 1917.

[9] Carolus Holböck,Tractatus de jurisprudentiaSacraeRomanaeRotae, 1957, page 157.

[10]Mgr Jacques Denis, L’année canonique, année 1976, page 190.

[11]Somme théologique, Suppl. q. 49 art. 3 in corp., cité par Pie XI dans Casti connubii

[13]Cappello, De matrimonio, 1947, n°600.

[14]Voir par exemple l’article de Martha Wegan, avocate au tribunal de la Rote, intitulé « Jus et usus juris », dans la Revue de Droit canonique, mars 1979.

[15]Expression de saint Augustin signifiant « le bien de l’enfant » et désignant la fin primaire du mariage.

[16]Voir par exemple la sentence c. Bejan du 30 mars 1968 et la sentence c. Anné du 16 juillet 1968 citées par Martha Wegan.

[17]Sentence du 9 novembre 1961, SRRD 53 p. 496. Voir aussi la sentence c. De Jorio du 17 juin 1964 (SRRD 56 p. 494).

[18]SRRD, 39 (1947), p. 123.

[19]Sentence du 13 octobre 1956 c. Pinna.

[20]Sentence rotale du 11 novembre 1971 c. Pinto.

[21]Canon 1068 §3 du Code de 1917, canon1084 §3 du Code de 1983.

[22]Discours à des Médecins du 2e Congrès Mondial pour la Fécondité et la Stérilité du 19 mai 1956.

[23]Gasparri, De Matrimonio, 1932, n°829. Cappello, op. cit., n°601.

[24]Sentence rotale du 26 avril 1967 coram Bonet, cité par L’année canonique année 1978 page 227.

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