(I) ISLAM ET MODERNITÉ : UNE OUVERTURE ?



Publié le 20/11/2021 sur internet
Publié dans le N°642 de la publication papier du Courrier de Rome



1. L’une des idées dominantes de la modernité est celle des droits de l’homme et de la fraternité universelle qu’ils impliquent. Cette idée a peu à peu pénétré à l’intérieur du monde islamique, depuis les années 1970, à la faveur de débats ou même de documents officiels. Si on en examine le contenu, on s’aperçoit que la perspective dominante qui oriente toutes ces réflexions est celle qui est donnée par les instances mondiales occidentales, principalement l’ONU et l’UNESCO. Ce sont les thèmes imposés par ces institutions qui focalisent la réflexion : droits de l’homme, libertés individuelles civiques, citoyenneté.

 

2. Ce constat paradoxal s’explique du fait que la décolonisation a été l’occasion, pour les peuples du monde arabe, de se donner de nouveaux statuts et de se constituer plus ou moins en Etats-nations. Pour exister internationalement, il leur fallait en effet assimiler et utiliser ces nouvelles notions libérales, jusque-làinconnues en terre d’Islam, et qui finirent par leur être imposées par les grands organismes mondialistes (ONU, UNESCO) : les droits de l’homme, la citoyenneté, la démocratie républicaine.Cette ouverture à la modernité a provoqué une dissension interne au monde musulman. Elle met désormais aux prises :

 

(1) ceux qui ont adopté les principes libéraux (pour se constituer en nouveaux Etats laïcs) ;

(2) ceux qui ont seulement utilisé ces principes libéraux – en jouant sur l’équivocité des termes (comme par exemple en constituant une organisation politique des Frères Musulmans) ;

(3) ceux qui ont modifié les principes libéraux pour les faire dépendre de leurs propres sources islamiques comme Al-Azhar ou l’OCI.

 

3. De la sorte, il est aujourd’hui possible de distinguer, au sein d’une politique qui serait d’inspiration islamique, trois grandes positions générales.

 

1. Position des gouvernements actuels dansles pays arabo-musulmans.

 

4. Ces gouvernements ont dû faire un compromis entre les exigences des organismes mondialistes occidentaux et les exigences islamiques. En règle générale, ils ont adopté des lois occidentales en matière de contrats, de droit commercial, de droit pénal, de droit administratif. Cependant, ils ont maintenu la loi islamique en matière de droit de la famille et des successions, discriminant par là même les non-musulmans et les femmes. Certains d’entre eux ont aussi adopté en matière pénale les normes relatives aux châtiments dits islamiques. Tous ces pays ont une conception de la liberté religieuse fondée sur l’enseignement coranique : celle-ci implique le droit de devenir musulman, et l’interdiction d’abandonner l’Islam ou de le critiquer. L’apostat est puni parfois de mort et souvent d’emprisonnement, mais dans tous les cas il est considéré comme mort civilement, ce qui a pour conséquence la dissolution de son mariage, l’enlèvement de ses enfants, l’ouverture de sa succession et l’exclusion de la fonction publique[1].

2. Position des islamistes (ou « islam politique »)

 

5. Le courant islamiste veut établir un régime islamique, appliquer intégralement les normes de ce régime, sur le plan juridique et sur le plan des mœurs, précisément dans la mesure où ces normes représentent autant d’exigences de la foi islamique.Le même courant veut également rejeter toute loi d’origine occidentale. Le domaine qui est censé être réglé par la loi religieuse, laquelle est déduite du Coran et des récits de Mahomet (les deux sources principales de la loi islamique) doit être effectivement soumis à celle-ci. La volonté du peuple ne peut intervenir sur le plan législatif que dans les domaines non réglés par la loi islamique, et pour autant qu’elle n’entre pas en contradiction avecles principes de cette loi. Pour les tenants de cette position, tout musulman qui ne se soumettrait pas à cette loi cesserait d’être musulman[2].

 

3. Position des libéraux.

 

6. Ce courant libéral islamique est poussé par les organismes libéraux de l’Occident ; ses tenants estiment que le Coran est seulement un livre de spiritualité et d’éthique et non pas de droit, et que l’Islam n’est qu’une « spiritualité » et non pas un système politique. Dans les différents domaines de son existence, l’homme, même croyant, doit se déterminer en fonction de lois mises au point pour satisfaire les intérêts immédiats de l’être humain, et non pas pour lui procurer le salut de son âme. Ce courant critique d’une part le retour au système juridique islamique, préconisé par les islamistes, car jugé contraire aux droits de l’homme, notamment lorsqu’il s’agit de la liberté religieuse, de l’égalité entre musulmans et non-musulmans, de l’égalité entre hommes et femmes, et des châtiments corporels ; et il critique aussi d’autre part les gouvernements musulmans actuels, auxquels il reproche un certain attentisme.

 

7. Ces trois courants s’affrontent au sein de l’Islam et leur lutte idéologique est décisive. L’avenir de dizaines de pays musulmans ainsi que de l’Europe en dépend. La pénétration idéologique du libéralisme, détruisant les fondements-mêmes de l’Islam et des droits d’Allah, a provoqué une forte réaction défensive et celle-ci a alimenté à son tour les mouvements islamistes, et poussé les gouvernants à intégrer certains principes révolutionnaires.

 

8. Voilà qui devrait nous permettre de mieux comprendre où se situe exactement la déclaration d’Abou Dhabi dans le contexte où elle intervient : elle s’inscrit dans une série de documents émanant de l’un ou de l’autre de ces trois groupes. Reste alors à définir quels sont plus fondamentalement, au-delà de ces écrits de circonstances, les acteurs et les stratégies où se reconnaissent, pour leurs parts respectives, chacun de ces groupes.

 

Abbé Guillaume Gaud.

 

[1]Sami Aldeeb, article intitulé « Mouvement de libération islamique » (p.3) et disponible sur le site du Centre de droit arabe et musulman : www.sami-aldeeb.com/articles/. Sami Aldeeb, né le 5 septembre 1949 en Cisjordanie, est un juriste naturalisé suisse en 1984, spécialiste du droit arabe et musulman. Il a notamment publié en 2008 une édition bilingue du Coran, en arabe et en français restituant le texte en classant les sourates par ordre chronologique selon l’Azhar, avec renvoi aux variantes, aux abrogations et aux écrits juifs et chrétiens. Il a préparé une édition similaire en italien et en anglais, une édition arabe annotée et un ouvrage en arabe sur les erreurs linguistiques dans le Coran (voir les publications). Il a aussi traduit la Constitution suisse en arabe pour la Confédération. Il se dit chrétien, mais a philosophie agnostique s’accommode fort bien avec le modernisme : selon lui, la révélation n’est pas un discours de Dieu aux hommes mais plutôt un discours des hommes sur Dieu. Néanmoins, sa compétence juridique éclaire par beaucoup d’endroits le vrai visage de l’Islam.

[2] Sami Adeeb, ibidem.

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